Impressions de Rome
Date : 03/01/1935
Éditeur : Le Journal
Source : n° 15418, p. 1
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Chronique
Description
Impressions de Rome
Il est difficile pour certains esprits de vivre heureux à Rome. Dans tout autre endroit du monde, nous n’avons pas conscience du temps, nous pouvons oublier que nous sommes éphémères. Mais cette sensation presque insupportable que chacun de nous a connue, ne fut-ce qu'une seconde: ce que pèse sur un seul être vivant la poussière de milliards de morts qui l’ont précédé, ici nous est imposée à chaque tournant de rue; moins peut-être par les grandes ruines fameuses, forums, arcs de triomphe, que par de plus humbles découvertes: soudain sur le chemin que vous suivez, les yeux baissés, apparaissent de larges pierres inégales; la route romaine affleure; voici les pavés qui ont retenti sous le pas des légions et que Pierre et Paul ont touchés de leurs sandales.
Même dans la campagne, au-dessus du lac de Némi et de Castel-Gandolfo, près des lieux où fut Albe la Longue, sur l’étroit chemin sylvestre, l'antique pavage se découvre que foulaient les adorateurs de Jupiter et de Diane.
De quoi est faite, sinon de cette angoisse, l'émotion que tout homme éprouve en avançant la voie Appienne? Ces restes de tombeaux qui la bordent, sauf celui de Cœcilla Metella, n'offrent plus aucun caractère de beauté. De toutes parts, une forêt de poteaux et de pylônes déshonore cette campagne romaine dont nous avions tant rêvé... Et pourtant aucun de nous ne songeait à rompre le silence. Le titre du roman de Proust me revenait à l'esprit: c'était bien du Temps retrouvé qu'il s'agissait, nous avions retrouvé le temps.
J'avais cru qu'à Rome le temps serait un gouffre sans cesse ouvert à mes côtés. Non, ce n'est pas cela: tout se rapproche au contraire, se met à portée de notre main, et sur le même plan. L'Empire est né, a crû, s'est écroulé dans ce bref intervalle de durée dont chaque pierre marque les étapes. J'erre du Vatican aux Catacombes: dans la même heure, je m’agenouille au plus profond de cette terre où le grain de sénevé fut enfoui, et m'assieds à l’ombre du grand arbre qu'il est devenu.
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Le romantisme a vécu de ces pensées. Elles ont attiré ici et enivré les beaux esprits sensibles à la poésie de la mort. Mais nous savons aujourd'hui que Rome n’est plus faite pour le sombre plaisir des cœurs mélancoliques. Son maître, son duce attend d’elle et en reçoit une tout autre leçon. L’Eglise utilisait ces vieilles pierres pour édifier ses premières basiliques, et lui les remet à leur place, les rend à leur dignité première: elles deviennent les éducatrices de la jeune Italie.
Il les charge de rendre aux Romains d'aujourd'hui l'orgueil d'être les fils de ceux qui ont bâti la ville et dominé le monde. Sur les murs de la via dell'Impero, des cartes immenses nous montrent Rome s'élargissant peu à peu jusqu'à se confondre avec l'univers. Mussolini impose à ses légionnaires d'entendre la leçon des arcs de triomphe indestructibles. Il exige que la majesté du Sénat et du peuple romain ne paraisse plus seulement dans les débris qui jaillissent du sol, mais aussi dans les cœurs et sur les visages des vivants.
Et sans doute il y a réussi, bien que cette transformation de tout un peuple n'éclate pas au regard avec autant d'évidence qu'on m’avait dire et que le cinéma me l’avait fait croire. Le cinéma est bien trompeur: il nous donne l'illusion que certains peuples passent leur temps à défiler par quatre en levant le bras. Pour moi qui n'avais pas franchi la frontière depuis la guerre, je m'étonne de trouver dans le caractère italien la plupart des traits qui m'avaient séduit autrefois. Moins d'abandon peut-être, une plus grande surveillance de soi... Ce peuple pauvre et de vie frugale se tend dans un effort héroïque, et l'on découvre sur les beaux traits de la jeune Italie une légère crispation... Mais c'est bien le même visage que notre jeunesse a tant aimé.
Et sans doute il suffirait d'un grand déploiement militaire, d’une manifestation fasciste, pour nous rendre sensibles les changements accomplis. Il n'empêche que la physionomie réelle d'un peuple apparaît aussi dans le train ordinaire de la vie. Je retrouve tous mes souvenirs dans ces rues étroites pavoisées de lessives. Les vertus nouvelles, ou plutôt les vertus recouvrées, n'ont pas eu raison de cette gentillesse, de ce charme d'enfance du peuple italien.
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Peut-être en aurai-je une autre impression s'il m'est donné, par exemple, d'assister à l'arrivée du ministre français. “Savez-vous si c'est pour cette semaine? Viendra-t-il?” La question est ici sur toutes les lèvres. Ce n'est pas assez de dire qu'elle est posée avec impatience…
Une des curiosités de Rome en cette fin d'année, c'est notre ambassade, c'est ce palais Farnèse où la vie va son train, où les Français sont accueillis avec autant de bonne grâce que si l'ambassadrice n'avait aucun sujet d'inquiétude, que si l'ambassadeur n'avait pas d'autres chats à fouetter. Je voudrais que tous les gens affairés, que tous les “importants” qui affectent de ne savoir où donner de la tête et qui vous reçoivent entre deux portes, apprennent ici, à l'école du comte et de la comtesse de Chambrun, cet art de ne se piquer de rien et de ne pas porter enseigne. L'ambassadeur disparaît, et nous savons bien ce qui le sollicite et qu'il s'agit d'une affaire qui engage l'avenir de l'Europe. Mais il revient et reprend la conversation interrompue, sans rien trahir de ce qui occupe sa pensée...
Au vrai, je doute que cette science s'acquière: il y a, pour les diplomates bien nés, une certaine façon d'être légers avec profondeur... Rien ne protège mieux un homme chargé de grandes affaires, rien ne le rend à la fois plus accessible et plus insaisissable que l'usage du monde porté à sa perfection.