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Les Profondes Pensées de M. Georges Moitet (suite)

Référence : MEL_0411
Date : 04/04/1914

Éditeur : Le Journal de Clichy
Source : 8e année, n°493, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF

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Les Profondes Pensées de M. Georges Moitet (suite)

Il faut aimer M. Georges Moitet qui, étant simple et dépourvu de toute idée personnelle, ne déforme pas la doctrine radicale. Il la livre, toute pure, à notre observation. Rien ne le déconcerte: ni le sang ni la boue de ces dernières semaines. Il traverse le cloaque, sur ses pointes et sans tacher son honnête redingote de pédagogue. Je cherche en vain dans son article le nom de son maître Caillaux, celui de Monis, celui de Rochette… M. Georges Moitet juge plus sage et plus prudent de ne point quitter la région sereine des idées. J’y demeure avec lui.
M. Moitet nous laisse entendre, il insinue que la loi de trois lui paraît néfaste. Si M. Moitet avait découvert une méthode pour apprendre à lire aux enfants et si le conseil supérieur de la guerre avait jugé cette méthode absurde, j’aurais donné raison, les yeux fermés, à M. Moitet qui est maitre d’école. –Pour la défense nationale, le conseil supérieur de la guerre me paraît mieux qualifié que M. Moitet.
Je sais bien que dans le Réveil Municipal, un électeur, qui a entendu l’exposé du programme de M. Moitet, écrit: “Le citoyen Moitet traita la question militaire avec une précision qui dénotait une connaissance approfondie du sujet.” O règne, ô triomphe de l’incompétence! Entre deux classes un instituteur primaire résout la question militaire avec son cœur simple que les difficultés n’embarrassent guère puisqu’il ne les voit pas. Il s’est fait une opinion. Sa conscience est tranquille. Le conseil supérieur de la guerre se trompe, les ministres radicaux eux-mêmes se trompent –et ce serait à mourir de rien, si plutôt nous n’avions envie de pleurer– car si M. Moitet à lui seul est comique, des centaines et des centaines de Moitet venus de tous les Cafés du Commerce, de toutes les loges, de toutes les écoles laïques, au mois de mai prochain, seront peut-être les arbitres aveugles et sourds des destinées françaises. Nuages de sauterelles, invasion de mulots, ils vont détruire ce qui subsiste encore pour la défense de la patrie…
Beaucoup de radicaux patriotes redoutent comme nous ce flot de barbares. –Le socialiste Sembat réclame, dans le dernier numéro de La Renaissance, des ministres qui ne soient pas responsables devant le parlement, pareils à ceux d’Allemagne ou de Russie, contre tous les Moitet qui nous menacent comme le plus affreux fléau, ce n’est pas seulement la “Réaction” qui se dresse mais des hommes de tous les partis, M. Moitet, vous avez contre vous l’Intelligence.
Car il faut s’entendre: le rétrograde, c’est vous, vous osez parler de “toute la grandeur de l’esprit laïque.” Mais l’esprit laïque est une régression. Vous avez rejeté l’idée religieuse, non par surcroît de curiosité mais par défaut. Barrès vous l’a crié dans une page vengeresse: “N’essayez pas de me raconter que vous voulez abolir le culte du Christ, parce que vous savez une meilleure culture de l’âme. Votre indécence tout animale autour de ces hautes demeures de l’idée, vos cris inarticulés, votre incapacité à nommer dignement, à définir les choses que vous haïssez révèlent que vous êtes exclus du bénéficie de toute civilisation. De quoi peut se nourrir votre désir, votre esprit, votre âme? De rien, elle est quasi toute morte. Vous êtes privés, vidés de ce qui constitue l’humanité. En dépit de votre assurance et des pièces de cent sous que vous faites sonner dans votre gilet, vous souffre de ce bel univers profond qui est fermé, où règne les vérités toutes vêtues de songe et de rêve…”
Lorsque M. Moitet écrit bravement: “Nous voulons hâter l’évolution qui se poursuit inlassablement” –il prouve son ignorance touchant la doctrine même de l’évolution qu’aucun esprit sérieux n’admet plus aujourd’hui, du moins sous la forme simpliste et toute primaire que lui prête M. Moitet… Cet homme, qui est une encyclopédie vivante ou plutôt un petit dictionnaire usuel, traite la question financière avant autant de désinvolture que la question militaire. “S’attachant à expliquer la nécessité de l’impôt sur le revenu, Moitet fournit des explications tellement claires et précises, s’écrie l’électeur enthousiaste du Réveil Municipal, que les commerçants présents virent les appréhensions disparaître, en ce qui concerne la déclaration destinée à établir l’impôt de remplacement des patentes…” Habile Moitet! comme avant l’opération, il sait bien administrer le chloroforme! Quelle opération me direz-vous; celle-là même que M. Moitet décrit plaisamment dans son article de samedi: “Il faut payer sa dette de bonne grâce, dit-il, et ne pas se trouver dans la posture ridicule de l’avare qui se laisse arracher ses écus, avec une grimace qui prête à rire.” Les commerçants de Clichy sont avertis: le jour où M. Moitet et ceux de son clan siégeront au palais Bourbon, nous serons tondus bel et bien par cet aimable instituteur qui se réjouira de nos grimaces.
Mais il fait injure aux commerçants français, lorsqu’il les croit incapables de faire un sacrifice pour le Pays. S’il s’agissait de la défense nationale, s’il s’agissait de lois ouvrières bienfaisantes, ils ne lésineraient pas. Mais qu’est-ce que les radicaux ont fait pour le peuple? Le rachat de l’Ouest, dont nos finances ne sont pas relevées, qui donc en a bénéficié? L’impôt sur le revenu, système Caillaux, à qui jusqu’à présent, a-t-il profité sinon à Caillaux lui-même et à ses amis avertis par lui des savantes fluctuations de la Bourse? La seule école des sœurs de la rue Caulaincourt, fermée cette année, comptait plus de six cents petites filles du peuple, qui dans ce quartier où pullulent les cabarets spéciaux, vont et viennes, n’ayant pas de place dans les écoles laïques.
Toutes ces sommes inutiles dépensées à construire de nouvelles écoles, on les prendra dans la poche du contribuable, s’il continue à peupler la Chambre de vétérinaires et d’instituteurs, style Moitet. Mais cela n’est rien, au prix de ce que ces inconscients préparent contre la défense nationale. Encore une fois, Doumergue lui-même, Etienne, dès qu’ils ont été au pouvoir, n’ont osé toucher à la loi de trois ans. Tous les chefs de notre armée sont unanimes à déclarer que c’est une question de vie ou de mort.
N’abandonnons pas la France à ces êtres obscurs et nuls, à ces primaires gonflés de formules, à ces optimistes béats que l’on voit toujours dans l’histoire organiser les désastres, et que chacun de nous, avant de déposer le bulletin dans l’urne, oublie toutes les querelles misérables de la politique et ne considère plus que le visage humilié et blessé de la Patrie.

[François Sturel]

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François MAURIAC, “Les Profondes Pensées de M. Georges Moitet (suite),” Mauriac en ligne, consulté le 26 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/411.

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