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Ce jour s’est levé …

Référence : MEL_0421
Date : 15/04/1945

Éditeur : Le Monde illustré
Source : 89e année, n°4307, p.4
Relation : Notice bibliographique BnF

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Ce jour s’est levé …

Ils ont mérité de voir ce jour, ceux qui n’ont pas douté de sa venue, même lorsque la marée de la Wehrmacht recouvrait leur ville, leur campagne, s’infiltrait dans chaque maison. Il y aura cinq ans dans deux mois, j’entendais les bottes d’un officier S.S. ébranler le plafond au-dessus de ma tête; chaque chambre abritait un des ces robots…

Et pourtant, déjà, je croyais, je savais que ce jour viendrait.

Une vieille voix cassée nous répétait, à la radio, que nous ne l’avions pas volé, qu’il fallait fermer les yeux, courber la tête, consentir au joug. Il n’était question, alors, ni de l’entrée en guerre de la Russie, ni de celle des États-Unis d’Amérique. L’indomptable Angleterre se dressait toute seule au-dessus de l’Europe prostrée et achevait de s’armer à la lueur de Coventry en flammes. Nous laissions notre poste, le soir, pour écouter l’homme solitaire, ou celui qui parlait en son nom, le chef français qui avait raison seul contre tous, condamné à mort par Vichy; et cette parole insistante, à la fois passionnée et raisonnable, entretenait, en chacun de nous, une invincible espérance.

Je me souviens de ce paysan à qui un soldat allemand disait: “C’est curieux que vous restiez si gais et si insouciants, vous autres Français, malgré votre défaite…” et qui répondait: “Mais nous n’avons pas perdu la guerre… C’est vous qui la perdrez, qui l’avez déjà perdue!” Lui aussi, ce vieux vigneron, il savait que ce jour entre les jours se lèverait enfin.

Et l’Allemand ne protestait pas, comme s’il n’eût pas douté de la prophétie. Même au zénith de leur victoire certains d’entre eux paraissaient dévorés d’inquiétude et, quoiqu’on en ait dit, ils étaient déjà divisés. Je ne songe pas seulement à la haine de la Wehrmacht contre les S.S. et de tout ce qui portait un uniforme contre la gestapo; mais dès juillet 1940 (le 15 ou le 16 de ce mois-là), je me heurtai sur la terrasse de Malagar à deux soldats vert-de-gris. Ils me connaissaient de nom: c’étaient des Rhénans, catholiques passionnés. Ils gémirent sur la défaite de la France, se répandirent en malédictions contre Hitler. Je les écoutai sans rien répondre: mais je demeure persuadé que ce n’étaient pas des agents provocateurs.

Peu de mois après, une auto s’arrêta devant la maison. Deux ou trois officiers en descendirent qui ne parlaient qu’allemand. J’eus la surprise d’entendre le chauffeur, un simple soldat, me dire à haute voix, dans un français impeccable: “Je m’excuse, Monsieur Mauriac, de vous amener ça… Tenez-les serré: plus vous leur accorderez, plus ils seront exigeants!” Les officiers écoutaient, sans comprendre… Le lendemain, ayant rencontré ce soldat dans les rues de Langon, petite ville voisine de Malagar, une de mes filles le pria de lui procurer de vrais marks ayant cours en Allemagne, et dont avait besoin mon gendre prisonnier, pour préparer son évasion. Au bout de quarante-huit heures, le fritz avait si bien fait sa besogne qu’il avait raflé tous les marks dont ses camarades pouvaient disposer. Qu’est-il devenu, cet étudiant révolté, plein de haine contre les S.S. dont il faisait partie, et qui disait: “Oh! je finirai fusillé…” Des cas isolés, bien sûr! et dont nous ne pouvions rien conclure; mais ils nous aidaient à ne pas perdre cœur et il me semble qu’il ne serait pas absurde d’en tenir compte, à cette heure du destin qui ne reviendra plus, à ce moment où une chance nous est offerte peut-être de rompre l’unité germanique.
Quoi qu’il advienne, nous le voyons se lever enfin ce jour tant attendu, qui était pour nous, au long de ces années ténébreuses, de ces hivers interminables, ce qu’est le ciel pour le chrétien, pèlerin sur la terre; la merveille à laquelle on croit, vers laquelle on tend de toutes les forces de son cœur et de son esprit, et que pourtant on n’arrive pas à se représenter. Aujourd’hui, alors que tout ce que nous imaginions est dépassé par l’événement, que le Grand Reich s’est effondré, que des grandes villes d’Allemagne il ne reste que pierre sur pierre, que de cette orgueilleuse Wehrmacht ne subsiste plus que des troupeaux de soldats errants, maintenant que nous nous reposons dans cette certitude, peut-être nous étonnons-nous de ne pas être plus heureux. Un vers de Musset me revient à la mémoire: “Et quand leur joie arrive, ils en ont trop souffert…” Oui, nous avons trop souffert, nous avons surtout vu souffrir et mourir trop de nos frères: que de morts partout! dans les fosses communes où les Allemands entassaient les fusillés, sous les décombres de nos villes éventrées, sans compter les martyrs des camps de représailles, dont une terre ennemie garde les corps suppliciés, sans compter les adolescents voués par les privations à la tuberculose et tant de petits enfants victimes du froid, de la faim…

Mais quoi! La France qu’on avait cru morte, la voici plus que jamais vivante. Ses fils prisonniers et déportés lui reviennent par milliers. Sa jeune armée a franchi le Rhin et montre sa force à nos bourreaux d’hier. Quand le général de Gaulle parle, jamais la voix de la France, même au temps de sa plus éclatante gloire, n’avait eu un tel accent de noblesse et de grandeur. La vieille nation relève son front humilié, et regarde tous ces petits peuples qui continuent d’espérer en son nom et qui, déjà, lui ont pardonné d’avoir été vaincue et asservie.

Elle se tourne avec confiance vers ses alliés dont les armes héroïques l’ont délivrée comme ils l’avaient promis. Elle sait bien qu’elle ne pourrait rien faire sans leur aide, sans leur amitié. Est-ce trop d’orgueil de sa part que de croire qu’eux non plus ne peuvent pas se passer d’elle dans cette grande entreprise qu’ils vont tenter maintenant pour sauver la paix du monde?

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François MAURIAC, “Ce jour s’est levé …,” Mauriac en ligne, consulté le 25 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/421.

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