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Lectures d’été

Référence : MEL_0425
Date : 31/07/1934

Éditeur : Le Temps
Source : 74e année, n°26631, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Tribune libre
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Lectures d’été

Les écrivains d'aujourd'hui sont bien intelligents; et le public lui-même... Certains succès faciles de la fin du dernier siècle seraient, en 1934, inimaginables. Non que des œuvres au-dessous du médiocre ne connaissent encore de gros tirages; mais il n'y a plus aucune méprise à leur sujet. L'exécution solennelle de Georges Ohnet à laquelle Jules Lemaître procéda, aucun de nos critiques n'aurait l'idée de la renouveler contre les Ohnet contemporains qui n'exaspèrent plus personne; car ce qui excite la colère, ce n'est pas l'argent que gagne un mauvais auteur, mais la réputation qu'il usurpe. Il nous semble qu'aujourd'hui chacun a l'espèce de succès qu'il mérite.
On répète qu'il n'y a plus de vie de société, ni de salons, au sens où on l'entendait naguère. Mais que de grands hommes des salons d'autrefois nous paraissent petits aujourd'hui! En revanche, on sait ce qu'un Proust, un Valéry doivent de leur réussite temporelle à l'opinion du monde; et même Gide et Giraudoux en béné[fi]cient sur le tard.
Ce n'est pas que les gens soient devenus plus attentifs, mais ils sont mieux renseignés et se fient moins qu'autrefois à leur goût personnel. La Nouvelle Revue Française, les Nouvelles littéraires et des hebdomadaires plus récents les avertissent de ce qu'il faut admirer. S'ils raffolent des romans policiers, ils ne s'en cachent certes pas, mais ils l'avouent avec un air de crânerie, de fausse humilité, comme une chose incroyable et drôle; alors que ce qui est incroyable et drôle (et touchant aussi), c'est la peine qu'ils se donnent pour aimer les bons ouvrages.
Il manque à beaucoup des livres dont, tous ces jours-ci, je coupe les pages, ce qui est à mes yeux l'essentiel: la nécessité. Ils auraient pu ne pas être écrits. Leurs auteurs ne les portaient pas en eux comme un fardeau dont il faut à tout prix se délivrer. C'est leur métier que de faire un livre. Ils ont accoutumé leur éditeur et leur public à une ponte régulière, et ils ont réglé là-dessus leur train de vie. Comme on dit d'un homme habile qu'il fait ce qu'il veut de ses doigts; ils font ce qu'ils veulent de leur style. La “nécessité” de leur œuvre est en raison inverse de leur savoir-faire: ils déploient d'autant plus d'habileté et, dans un sens un peu bas, de talent que leur ouvrage ne s'imposait pas à eux.
Ce n'est point que de tels livres ne puissent être remarquables et même admirables. Paul Valéry est d'avis, je crois, que les chefs-d'œuvre appartiennent à ce genre d'écrits. Pour moi, j'avoue que, de plus en plus, une œuvre m'attache dans la mesure où une destinée s'y reflète. Il n'est pas d'indulgence dont je ne me sente capable, parfois en dépit des imperfections les plus criantes, lorsque je retrouve de livre en livre le débat d'un homme avec lui-même et avec Dieu, les divers mouvements de la nature et de la grâce, le retour des passions refoulées.
Le jugement que nous portons sur l'œuvre d'André Gide est différent selon que nous la considérons en elle-même, séparée de son auteur, ou que nous y cherchons le commentaire ininterrompu d'un très étrange destin. Gide a écrit, je crois, que si on l'avait empêché de faire des livres, il se serait tué.
Oui, il existe des hommes qui n'imaginent pas comment ils auraient pu vivre s'ils n'avaient su donner à leur tourment son expression. Ce goût, d'ailleurs, ne se confond pas avec la vocation littéraire. Au collège, durant les longues études du soir, je noircissais des pages de mon journal, ou bien j'entretenais avec des camarades une correspondance sans fin. S'agissait-il déjà de littérature? Non, cela seul pour moi importait: mettre de l'ordre dans ma confusion intérieure, voir clair. Etudiant, et lorsque je n'imaginais même pas que je pusse un jour devenir auteur, je continuais de céder à cette nécessité. La préparation d'aucun examen, d'aucun concours ne m'a jamais dispensé de ce premier devoir vis-à-vis de moi-même: extérioriser mon débat, mon drame, mon destin.
C'est souvent par hasard que le public se trouve mêlé à une telle aventure, qu'il y assiste; et l'homme qui d'abord écrivait pour lui seul, se livre peu à peu, pour le public, à des amplifications, à des transpositions de sa propre histoire, il la réinvente, l'enrichit d'apports extérieurs et en développe tout le virtuel, la pousse enfin dans certaines directions où elle aurait pu s'engager. J'ai trop l'amour du vrai pour n'avoir pas en horreur les vies romancées; mais je crois qu'il n'est pas de grande œuvre romanesque qui ne soit une vie intérieure romancée.
Quel romantisme! dira-t-on. Oui, sans doute, au départ. Mais le progrès de l'écrivain s'affirme dans la mesure où cette œuvre née de lui, sortie de lui, et qui ne pouvait pas n'en pas sortir, de livre en livre se décante, se purifie de l'accidentel. Dans son beau livre sur Nietzsche, M. Thierry Maulnier nous rappelle ce mot magnifique de son héros, et pour lequel je donnerais tous les Arts poétiques: “En l'homme, il y a la matière, le fragment, l'excès, l'argile, la boue, la folie, le chaos; mais en l'homme il y a aussi le créateur, le sculpteur, la dureté du marteau et la contemplation divine du septième jour.”
Argile et boue, folie et chaos, tout ce dont nous sommes pétris et tout ce que nous sommes, notre œuvre en est faite elle aussi et elle en est sortie; mais notre ouvrage est à recommencer tant que cette boue originelle y demeure visible aussi peu que ce soit et nous empêche de la contempler, dans le repos d'un dieu. Après Phèdre, Racine pouvait sans regret cesser d'écrire. Et même après Andromaque (et plus précisément après le cri d'Hermione: “Je ne t'ai point aimé, cruel! Qu'ai-je donc fait?” et les vers qui suivent) il aurait pu alors consentir au repos, car tout le trouble de sa propre vie, les pleurs qu'il avait fait verser, et les larmes peut-être indignes qu'il avait lui-même répandues, tout cela avait déjà trouvé sa justification et son accomplissement. Le chaos de son destin avait disparu dans l'ordre parfait de ses ouvrages. Ses amours violentes, désordonnées et confuses, du temps qu'il aimait ses maîtresses comme plus tard il aima Dieu, sont pourtant à la source de ces discours où Hermione, Roxane et Phèdre ont fait tenir à jamais, dans le plus beau langage humain, toute la passion humaine.
Mais on imagine très bien que l’Alceste qu'il jeta au feu, tout en étant admirable, n'avait peut-être plus ce caractère de nécessité qu'ont ses grandes héroïnes, et qu'il ne pouvait plus leur donner que des répliques. Phèdre, même s'il avait écrit d'autres tragédies profanes, serait demeurée la dernière: la fille de Minos n'est tant éblouie du jour qu'elle revoit que parce qu'elle surgit, parfaite, du plus ténébreux de ce cœur racinien; elle remonte de l'indépassable région où l'être humain, en proie à sa folie, se débat contre elle sous le regard d'un Dieu qui ne le sauve pas.

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François MAURIAC, “Lectures d’été,” Mauriac en ligne, consulté le 19 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/425.

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