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Ainsi va la vie

Référence : MEL_0427
Date : 23/11/1934

Éditeur : Le Temps
Source : 74e année, n°26746, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Tribune libre
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Ainsi va la vie

De quoi les hommes remplissent-ils leur vie? C’est long, une journée, même pour ceux qui sont dans de grandes charges. Plus long encore pour les artistes que l’Esprit ne visite pas à chaque instant. Il n’empêche que tout le monde semble très occupé. On ne voit jamais ses amis… “Cher ami, la vie passe et l’on ne se voit pas…” On ne se voit pas parce qu’on n’a aucune envie de se voir.
Voilà, entre les amis de notre jeunesse et ceux de notre âge mûr, la différence: à vingt ans, aimer quelqu’un c’est d’abord se confier à lui; à cinquante ans, trop souvent ce n’est plus que déjeuner quelquefois au restaurant avec un garçon qui a recours à notre obligeance ou dont nous attendons nous-même un service. Et ce n’est pas assez dire que la confiance ne règne plus.
L’ami regarde sa montre, s’écrie: “Déjà deux heures! Je me sauve…” Où va-t-il? Où vont les gens? De quoi est faite l’étoffe de leur destin? Même les plus familiers, qui tout à coup, le soir, en habit, avec une fleur et avec un mystère, émergent du mystère de leur vie cachée, que savons-nous d’eux? Sur leurs visages usés s’enchevêtrent en vain les signes d’un langage terrible que nous ne déchiffrerons pas. Il faudrait qu’un disque mystérieux ait à leur insu enregistré toutes leurs paroles depuis le matin, qu’un film ait fixé tous leurs gestes… C’est un des aspects les plus terrifiants de Dieu: cette plaque sensible où tout se fixe pour l’éternité.
Ce ne sont pas les grandes charges qui prennent du temps, ni même les grandes œuvres, ce sont les passions. Otez d’une vie les passions de l’amour ou celles de la sainteté, vous serez effrayé du peu qui reste. Il suffirait de dire: “Otez l’amour…” Qu’il s’agisse de Dieu ou des créatures…
Et sans doute on est très occupé: il est entendu qu’un médecin, un chirurgien, un avocat ne savent où donner de la tête. Mais ce qui d’eux-mêmes se dépense, ce qui s’agite, ne touche pas à leur être profond. Cet homme derrière un bureau, qui vous écoute, et qui vous écoute avec conscience en prenant des notes, c’est l’avocat, le médecin, ce n’est pas lui-même: ce n’est pas l’être qui tout à l’heure, dans une chambre inconnue, restera debout contre la porte à guetter le bruit de l’ascenseur… ou celui qui se glissera dans une église noire pour y demeurer en silence jusqu’à ce que l’on ferme les portes.
Et sans doute le mystère diminue à mesure que la vie s’écoule. Chez beaucoup de vieillards, la fonction sociale subsiste seule: il reste un uniforme, une robe, des croix en brochette. Ce sont ceux que la vieillesse a vaincus. Chez beaucoup, quelques affreuses manies survivent à la passion: c’est cela qui nous fait rire ou qui nous fait horreur, selon notre tempérament. Mais la vraie passion à aucun âge n’est ridicule: je ne vois rien de comique dans le dernier amour de Gœthe, dans le dernier désir de Chateaubriand. Le gros Monsieur Beyle nous touche jusqu’à la fin, dans cette cour des messageries d’où il regarde s’éloigner la diligence qui emporte Paca et Eugénie de Montijo.
Non, ce n’est pas toujours le pire que les hommes cachent. Tous les mystères ne sont pas honteux. Il faut souhaiter de devenir un vieillard d’une vie riche encore en arrière-plans; et que jusqu’à la fin des êtres aient besoin de nous, et que jusqu’à la fin nous ayons besoin d’eux. Bien sûr, rien n’empêchera la vieillesse d’être un désert, un sable qui recouvre, qui étouffe tout. A nous de garder assez de cœur pour féconder et peupler cette solitude, pour, artificiellement, y créer des oasis.
Les Cahiers de Barrès nous le montrent soucieux de capter, au fond de lui, toutes les sources en prévision des sombres années qui approchent et dont la mort le dispensera. Qui sait? Peut-être serait-il devenu un vieillard attendri, lui qui fut un adolescent cruel et (bien qu’il air toujours été capable de bonté et de toutes les délicatesses) un homme à la dure mâchoire. A quarante ans, il s’ennuyait, il disait: “Si je n’avais pas la Chambre…” Peut-être, aujourd’hui, ses journées seraient-elles trop courtes…
Réussir sa vieillesse, quel tour de force!... Surtout il ne faut pas courir après ce qui nous a fui, essayer de marcher au pas, par quatre, dresser le poing, comme les jeunes… Se contenter de ceux qui viennent à nous… Et s’il ne vient personne? J’observe les vieux hommes dans les cafés. Ils avaient plus de jouets quand ils étaient petits. Quelques-uns suivent à la Sorbonne les cours qu’ils “séchaient” à vingt ans, visitent les musées où une jeune fille, autrefois, les attendait, compulsent dans les bibliothèques les collections de vieux journaux, et échouent, à une certaine heure, devant cette table de marbre où le plaisir de l’apéritif est empoisonné parce qu’ils pensent à leurs artères.
Et s’ils ont des enfants mariés et des petits-enfants, il y a un jour et une heure fixés pour aller les voir. En dehors de ce jour et de cette heure, mieux vaut s’abstenir. Ce n’est pas qu’on les recevrait mal…

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François MAURIAC, “Ainsi va la vie,” Mauriac en ligne, consulté le 23 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/427.

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