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En marge d’une encyclopédie

Référence : MEL_0432
Date : 24/03/1936

Éditeur : Le Temps
Source : 76e année, n°27230, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Tribune libre
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En marge d’une encyclopédie

Il est triste de penser qu'aux yeux de nos arrière-neveux cette encyclopédie, à laquelle un ancien ministre consacre ses veilles, marquera le niveau de l'intelligence française en 1936. Je crains que nous ne soyons jugés bien moins sur ce qu'elle contient d'excellent et qu'elle doit à des collaborateurs illustres que sur telles pages étonnantes où M. Pierre Hamp fait le procès de Jean Racine. Car un grand esprit est de tous les temps; mais M. Pierre Hamp, lui, n'appartient qu'au nôtre.
Je doute qu'une seule de ses réflexions sur Racine ait jamais pu venir sérieusement a l'esprit d'aucun Français cultivé avant les années quatre-vingt. Et bien sûr les romantiques, et Stendhal lui-même, ne se firent point faute d'être insolents. Mais c'était dans le feu de la bataille contre le pseudo-classicisme: il s'agissait moins d'atteindre Racine que ses imitateurs ineptes. Au vrai, il a fallu un demi siècle de mystique primaire pour qu'un très estimable écrivain de chez nous ose, dans un recueil officiel, reprocher à Racine “de ne s'être occupé que des pauvretés de la passion”, pour qu'il en arrive à dénoncer dans la douleur d'Hermione, dans le désespoir de Phèdre, un luxe réservé à la fortune et au loisir!
Nous avions déjà vu, ces jours-ci, un ancien admirateur de Proust renier son maître, sous prétexte qu'A la recherche du temps perdu ne trahit aucune préoccupation sociale. Il nous avait paru presque gênant de lui rappeler cette vérité première que la vocation d'un romancier n'est pas de prêcher l'Evangile selon Bonald ou selon Marx, mais de nous faire avancer dans la connaissance de l'homme réel, de nous rendre attentifs aux remous que crée dans un être le conflit des passions et des vices avec les exigences de la vie en société.
Mais que répondrons-nous à M. Pierre Hamp qui fait grief à Racine de ne point parler des métiers et, sinon de tout ignorer du sort des aiguilleurs, des cheminots et des chefs de gare, du moins de “rejeter le travail hors de l'art littéraire”? Que répondrons-nous à cette profonde remarque “qu'il était inutile d'aller chercher en Epire Hermione pour décrire l'amour”?
Ce n'est point tant par ce qu'il a de naïf que ce trait m'étonne, que par l'étrange méconnaissance de l'âme populaire qu'il décèle chez l'auteur du Rail. Car il fallait justement que Racine allât chercher jusqu'en Epire cette Hermione, et jusqu'à Trézène cette Phèdre; pour que (l'état de princesse les dispensant de tout autre métier) une piqueuse de bottines, une femme de journée se pussent reconnaître en elles, aussi bien que les oisifs des classes privilégiées. On doit même affirmer que si chez Racine l'équilibre est rompu, c'est en faveur du peuple: l'instinct d'une Hermione ou d'une Roxane les apparente au peuple plus qu'au monde. Et Phèdre elle-même, cette fille des dieux et des monstres... Hermione, avec ses retours de respect à l'égard de Pyrrhus, ses alternatives de tutoiement passionné et de formules protocolaires, nous montre la limite où la princesse royale s'efface devant la femme abandonnée. En revanche chez la plus pauvre travailleuse souffre une princesse racinienne. Quelle petite ouvrière n'a plusieurs fois dans sa vie soupiré des paroles qui faisaient écho presque mot pour mot à tel vers de Racine: “Je ne t'ai point aimé, cruel, qu'ai-je donc fait?”
Ce que l'austère M. Pierre Hamp appelle “les pauvretés de la passion” n'est pas le privilège d'une classe. Ce qui compte le plus dans la vie d'un ouvrier à la chaîne, ce n'est peut-être pas toujours son “boulot”. Le cœur d'un employé de métro n'est pas rempli par les billets qu'il perfore. Sa vraie vie commence là où son travail finit.
Et sans doute il existe des ouvriers spécialisés que leur tâche intéresse. Grâce à Dieu, beaucoup peuvent encore appliquer leur intelligence et leur cœur au travail de leurs mains. Mais pour combien d'autres c'est le seul avantage du geste machinal auquel ils s'appliquent que de leur laisser l'esprit libre et de leur permettre d'être ailleurs –de même que dans les couvents les mystiques les plus avancés, les purs contemplatifs se trouvent parfois chez les convers appliqués aux besognes subalternes, parce qu'elles ne détournent pas leur attention du Visage éternel qui les ravit!
Le métier est fait pour l'homme et non l'homme pour le métier; et à travers le métier, c'est l'homme que l'artiste doit atteindre. Au delà des déformations que nos pauvres besognes nous imposent à tous, savants et ignorants, ouvriers et écrivains, femmes du monde, femmes du peuple, et petites femmes de tout plumage, palpite cette créature, toujours la même à toutes les époques, qui aime, qui souffre, qui se renonce, qui est jalouse, qui assassine ou se sacrifie: il y a cette reine Phèdre, cette reine Bérénice, cette princesse d'Epire, cette princesse troyenne, la sultane que Bajazet torture, Esther devant-son souverain roi: nôtre âme, l’âme humain enfin.

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François MAURIAC, “En marge d’une encyclopédie,” Mauriac en ligne, consulté le 23 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/432.

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