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Le Salut de Renan

Référence : MEL_0436
Date : 20/07/1937

Éditeur : Le Temps
Source : 77e année, n°27708, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Tribune libre
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Le Salut de Renan

Le mot de Sainte-Beuve que Barrès citait dans l’article qu’il consacra à mes premiers vers: “Mûrir, tout est là. On pourrit par places, on durcit à d’autres, on ne mûrit pas…”, m’a, depuis lors, toujours poursuivi. Et maintenant, ayant dépassé l’âge que Barrès avait en 1910, je m’interroge: “Durcissement? Pourriture?” Sur un seul point, il est possible de me rassurer: je me sens aujourd’hui moins injuste envers les vivants et envers les morts que je n’étais à vingt ans. J’y songeais, ces jours-ci, à la lecture de cet admirable Renan d’après lui-même, de Mme Henriette Psichari.
L’espèce de monstre que se faisait ma jeunesse, l’éléphant sournois et paterne qu’irritaient les insolences du jeune M. Barrès, est devenu à mes yeux cet adolescent ivre de lecteur, trimbalant les collégiens d’un internat aux Champs-Elysées, et dont l’un de ces petits sut émouvoir le cœur: “Ce petit enfant a fait plus d’effet sur moi que dix volumes de philosophie… Tout ce qui est doux, simple et pur me touche au fond du cœur…” On voudrait savoir ce que la vie de ce petit enfant…
Quand je pensais à Renan, autrefois, je n’évoquais jamais un jeune homme très pauvre et très obscur, dont le débat intérieur allait devenir le drame de toute une époque. Dans ce journal même, les premières horions (les plus mérités) de Paul Souday, je les reçus dès 1910 pour avoir écrit, en réponse à une enquête: “Que ce faux bonhomme de Renan nous ennuie!” Vingt-sept ans après, je découvre qu’il n’est pas une ligne de ses papiers intimes qui ne corresponde à des sentiments que j’ai éprouvés, à des angoisses que j’ai connues, à des tentations contre lesquelles je me suis débattu.
Pour le chrétien, le drame de Renan est celui d’un homme que l’amour de la vérité sépare de la vérité. Les questions basses ne l’ont pas éloigné de Dieu. Jamais les vertus chrétiennes ne lui furent un fardeau, et, presque jusqu’à la fin, sa vie demeura frugale. De l’Eglise catholique il eût accepté d’un même cœur l’ascèse et la mystique, –de ce cœur qui ne cesse jamais d’être sensible à Dieu. Pour des raisons de philologie, il a renoncé [à] Celui que son amour voyait, entendait, touchait. A l’interprétation messianique d’un psaume, à l’attribution du Pentateuque, il eut le malheur de lier son espérance en cet amour qui a renouvelé la face de la terre et de nos pauvres cœurs.
En réalité, il ne nie pas que cet amour existe. Hégélien, il s’installe dans la contradiction. Si la science lui découvre (comme il s’en persuade) que cette empreinte laissée en lui par un Etre qu’il a adoré, et dont le nom seul le fait frémir encore, n’a aucune signification, ne prouve rien contre le néant, il n’essaie pas d’effacer l’empreinte et, sans rien décider, il enseigne à sa fille: “Immortalité… Impossibilité de ne pas y croire. Crois-y. N’écoute rien, même si on te cite des phrases de moi.”
Nous le savons: du point de vue chrétien, la convoitise de l’esprit paraît aussi redoutable que celle de la chair. De Renan s’écoule un fleuve de lave mortelle. Mais je me sens très éloigné de la simplicité de ma jeunesse, qui me faisait damner les gens avec cette allégresse dont un splendide poème de Claudel nous proposait l’exemple. Le mystère des jugements de Dieu sur chacun de nous en particulier, c’est le mystère même de la miséricorde. Il n’est pas défendu au chrétien d’essayer d’imaginer, dans une destinée, la faille par où la miséricorde s’introduira. J’imagine que chez Renan ce fut cet attachement à ce qu’il croyait être la vérité (comme chez Gide aujourd’hui la sincérité totale, l’amour des pauvres, le détachement).
Quelqu’un ayant dit un jour, au hasard d’une conversation, devant une personne pieuse, qu’après tout nous ne savions pas ce que Dieu pensait des protestants, fut interrompu par un: “Moi, je le sais!” qui d’abord le fit sourire. Mais, à la réflexion, il reconnut que lui-même et presque tous les chrétiens des diverses confessions partageaient cet état d’esprit, s’ils ne le manifestaient pas toujours avec la même candeur. Non, justement, nous ne savons pas. Un théologien a le droit d’affirmer qu’il sait combien Dieu juge une hérésie, non comment il juge ceux qui professent cette hérésie. J’ai connu des êtres qui, au bord de la mort, se raidissaient contre l’appel d’une joie qu’ils eussent été capables de sentir, mais à laquelle leur esprit n’adhérait pas. Etait-ce par scrupule qu’ils disaient: “non”? Etait-ce par orgueil ou dureté de cœur? Si c’était par scrupule, Dieu peut-être l’aimait.
“Vérité à outrance. Vérité à tout prix!” Ce cri que poussait le petit Renan au séminaire est encore celui du vieillard illustre dont les attitudes impressionnaient les Lemaitre et les France. L’homme, déchiré depuis un demi-siècle, divisé contre lui-même, oppose à ces renards une image de lui-même qui le trahit. Ce sourire de vieux sceptique égrillard calomnie son âme d’enfant où Dieu règne encore, son cœur de séminariste, indélébilement marqué du nom de Jésus.
“Vérité à outrance.” Quel aveu! La vérité ne peut pas être outrée; mais les conjectures de la critique historique peuvent l’être. “Vérité à tout prix”… Oui, au prix même de la vérité.
Et maintenant, demeurons attentifs à la plainte incessante de son agonie: “Ayez pitié de moi!” Lui qui avait dit un jour: “Je prierai au moment de ma mort, nous prions sans cesse sans nous en douter”, il répétait: “Ayez pitié de moi!” Et peut-être déjà, dans la pensée de Dieu, un petit garçon de six ans, Ernest Psichari, était-il choisi, –pour réparer le mal que son grand-père avait fait? –oui, sans doute, mais aussi pour lui rendre témoignage, et comme un signe visible de la compassion du Père pour ceux qui le cherchent. Le Dieu auquel Renan renonça ne renonça pas à Renan. Il est demeuré avec lui et avec toute sa race qui a été bénie.

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François MAURIAC, “Le Salut de Renan,” Mauriac en ligne, consulté le 18 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/436.

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