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La Source

Référence : MEL_0439
Date : 17/10/1937

Éditeur : Le Temps
Source : 77e année, n°27797, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Tribune libre
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La Source

Le chroniqueur musical de la Nouvelle Revue française méprise fort cette espèce de gens qui écoutent de la musique pour en retirer du plaisir. Il soupçonne surtout de ce crime les fanatiques de Mozart, “ces ignorants convertis de fraîche date” qui, selon lui, dans la musique ne cherchent que l’oubli et font tourner un disque comme ils se piqueraient, pour fuir le réel, pour se divertir au sens pascalien.
Nous ne saurions trop recommander à notre censeur de relire la lettre que Pascal, justement, écrivait à Mlle de Roannez en décembre 1656. Il y verrait que même les Jansénistes cédaient à une certaine douceur plus forte qu’aucune autre lorsqu’ils se convertissaient: à une délectation. “On ne quitte les plaisirs, écrit Pascal à la jeune fille, que pour d’autres plus grands…”
Ce n’est pas blasphémer que de rapprocher de la délectation victorieuse de la Grâce ce ravissement que tous les mozartiens connaissent, car ces deux états sont très loin d’être étrangers l’un à l’autre et il n’est pas sans exemple que le second nous ramène au premier. On est gêné de rappeler au chroniqueur d’une revue excellente qu’il y a plaisir et plaisir, divertissement et divertissement, et que si des tziganes, un jazz m’entraînent hors de moi-même, Mozart, aussi léger, aussi gamin qu’il puisse être à ses heures, m’y ramène et m’y retient.
Cela est si vrai qu’il n’existe pas de joie plus triste, si j’ose dire, que celle que nous lui devons, presque insoutenable parfois. Car il s’agit toujours d’une confrontation en nous avec qui est perdu, et qui ne pourra être sauvé que grâce à un miracle de l’amour divin, –confrontation de l’homme chargé d’une longue vie coupable, criminelle peut-être, avec l’enfant qu’il fut; de la créature fourvoyée dans de basses souffrances avec la joie qui était sa vocation, cette joie pour laquelle elle avait été créée et était venue en ce monde.
La musique de Mozart est une remontée délicieuse mais exténuante vers les sources. Quand nous étions enfants, entre toutes nos promenades il en était une dont on ne pouvait parler sans que je fusse inondé de bonheur et d’inquiétude: “Nous allons aller aux sources de la Hure…” C’était le ruisseau qui coulait au bas de notre jardin. Nous partions fous d’espérance, bien que nous ne les eussions jamais atteintes, ces sources! Mais il nous semblait impossible de ne pas les découvrir enfin… Et puis, une fois encore, nous nous perdions dans les fourrés inextricables, nous nous enlisions dans le marécage des prairies, et jamais nous ne pûmes, à genoux, toucher des lèvres et des mains, en écartant les fougères, l’eau glacée de notre enfance.
Mon angoisse au retour de cette promenade, que de fois l’ai-je reconnue lorsque j’écoutais Mozart, –musique facile en apparence, départ aisé, plein de rires et d’appels perdus vers une source qui existe, qui est là tout près, au secret de nous-même, et déjà nous sentons sa fraîcheur sur nos visages en feu, nous respirons son odeur de menthe et de mousse mouillée; mais non! La route en est perdue, à jamais perdue… Un seul raccourci nous y mènerait si nous étions digne de le suivre: la sainteté; car le chemin de l’enfance où Mozart nous entraîne passe par Dieu. Le soupir de Rimbaud: “Par la pureté on va à Dieu, déchirante infortune!” exprime bien cette sorte de douleur que donne l’échec spirituel, lié pour nous à la musique de Mozart.
J’ai toujours entendu à travers ce qu’il composa aux derniers jours de sa vie, par exemple dans l’andante du concerto pour clarinette, je ne sais quel tendre reproche à Dieu, une plainte d’enfant déçu, ces larmes de la créature quand elle se regarde et qu’elle se compare à ce qu’elle devait être dans la pensée du Créateur. Vivre, pour presque tous, c’est s’éloigner de ce paradis dont Mozart rassemble les voix, les rires, le chansons, en une musique déchirante et qui nous donne un plaisir parfois si terrible qu’il faut beaucoup de force et de courage pour l’écouter sans larmes.
Que nous voilà loin du vulgaire hédonisme, dont nous accuse le chroniqueur de la Nouvelle Revue française! Et naturellement, il assure que notre culte est “exclusif”, comme si “préférer” avait le même sens qu’exclure! Comme s’il était possible de détacher Mozart de Haendel, des Bach, des Haydn, de Beethoven, de Schubert, des Français qui l’ont précédé et de ceux qui l’ont suivi, de notre grand Fauré, des Pierné, des Roussel, des Paul Dukas, gloire de l’école française, de ceux dont j’ai parlé avec une légèreté coupable, dans un article d’humeur, un jour que le programme de la radio m’avait déçu, et que je regratterai toute ma vie: les artistes nous sont tellement livrés que toute injustice à leur égard ressemble à une lâcheté.

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François MAURIAC, “La Source,” Mauriac en ligne, consulté le 19 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/439.

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