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Servir la France ressuscitée

Référence : MEL_0044
Date : 26/08/1944

Éditeur : Carrefour
Source : 1re année, n°1, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF

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Servir la France ressuscitée

La Quatrième République est la fille des martyrs. Il est temps encore pour nous de la rendre digne des Français torturés et fusillés. Il n’est pas trop tard pour que son visage ressemble à celui qui a reçu leur dernier regard.
M. Singlin enseignait à Pascal que la plus grande charité envers les morts, c’est de faire ce qu’ils souhaiteraient que nous fissions s’ils étaient encore au monde. Les gaullistes et les communistes, dont le sang s’est confondu et a été bu par la même terre, nous demandent de demeurer unis comme ils l’ont été dans la Résistance, dans les camps de concentration, dans les commandos, au milieu des tortures et dans la mort.
Oui, cela d’abord et avant tout. En ce qui nous concerne, nous autres, écrivains, que chacun des journaux où nous allons essayer de servir la France ressuscitée apparaisse comme le signe sensible et vivant de cette réconciliation entre des frères naguère ennemis, mais qui ont communié pendant quatre ans dans le même amour de la patrie profanée, –car nous savons aujourd’hui qu’en dépit de tout ce qui nous disait nous demeurons les fils du même esprit, que nous sommes frères, engendrés par la même Liberté.
Et m’adressant aux “nationaux”, je leur dis: nous ne devons plus être de ceux qui prononçaient le mot de communiste ou de juif avec une invincible méfiance, sinon avec une grimace de dégoût, de haine ou même de mépris. Si ce réflexe subsiste encore chez quelques-uns, ils sauront le dominer. Pour y atteindre, il leur suffira de fermer les yeux, d’imaginer ses cours de prison, de revivre en esprit ces réveils à l’aube et cette “Marseillaise” chantée d’une seule voix par ceux qui allaient mourir et dont certains s’appelaient Decour, Péri, Politzer, pour citer les premiers noms qui me viennent à l’esprit.
Nous ne devons avoir qu’une étude dans ces jours qui viennent: connaître la volonté de ces morts, et si nous croyons que du fond de leur éternité ils regardent la France pour laquelle ils ont donné leur vie, nous ne devons avoir qu’un désir: c’est qu’ils ne se sentent pas trahis par nous, les survivants.
Quelle que soit notre ardente bonne volonté, ce sera difficile, ce sera dur. A quoi bon se boucher les yeux? Parmi les Français survivants, le plus grand nombre cherche son intérêt. Le problème, c’est de rendre vivante la République telle que l’ont rêvée ceux qui ne cherchaient pas leur intérêt puisqu’ils ont donné leur vie.
Que nous le voulions ou non, un monde de survivants est un monde de prudents et d’habiles. Il nous faut donc réaliser le rêve des maladroits sublimes de Bir-Akeim et du maquis, contre vents et marées, contre les ambitions, contre les manœuvres tortueuses des malins.
Ceux qui ne sont pas morts doivent apaiser la faim et la soif de justice de ceux qui sont morts.
Osons confesser que c’est notre immense ambition. Et, certes, nous en mesurons la difficulté. D. H. Lawrence dit d’un de ses personnages: “Il était un de ces milliards de conspirateurs qui s’arrangent pour vivre dans une sécurité physique absolue…”
Regardez-les déjà sortir des trous où ils étaient embusqués, se prévalant d’avoir travaillé pour la Résistance, bien que la plupart devraient répondre comme l’abbé Sieyès à qui l’on demandait ce qu’il avait fait pendant la Terreur: “J’ai vécu…” Ils ont vécu, ils ont attendu. Et maintenant que le vaisseau est renfloué, les rats reparaissent.
Cette espèce d’hommes déjà saturés d’argent cède à son instinct qui est de prendre et de prendre encore, –moins peut être pour les jouissances que la fortune procure (ils en sont comblés et accablés) que parce qu’ils ont l’instinct de domination et qu’ils sont assurés, quelle que soit la forme du gouvernement futur de la France, de demeurer les maîtres occultes de l’Etat.
C’est un article de leur Credo, qu’ils ne formulent jamais (peut-être ne se l’avouent-ils pas à eux-mêmes) que la loi n’existe que pour les pauvres.
Comment ne seraient-ils pas les plus forts? Qui n’a ressenti auprès d’eux qu’il n’y a rien à faire contre leur instinct dévorateur?
Qu’on nous comprenne surtout: nous ne sommes pas des démagogues. Simplement nous nous sentons tous unis dans ce désir que la Quatrième République ne mette plus la France à l’encan. Et pour commencer, dans la France que nous allons faire, nous ne permettrons pas qu’un journal, une circonscription, un siège de sénateur, soient à la disposition d’un riche qui n’a pas d’autre vertu que sa richesse.
Les hommes sages nous demanderont peut-être: avez-vous un plan? Quelle est votre doctrine? Au vrai, il n’y eut jamais tant de “plans” qu’à la veille du désastre. On peut dire qu’à l’heure où, à la lettre, elle se désagrégeait, jamais de plus habiles médecins ne se bousculèrent à son chevet, qui tous étaient assurés de détenir le meilleur remède. Nous sommes payés pour connaître l’inutilité de ces panacées, de ces programmes mirifiques, tapes à la machine. Aucun ne mordait sur le réel.
Il existe des tournants dans la vie d’un peuple, où tout peut être sauvé encore, –des heures de rémission que la Providence lui propose. Autant que la France ait souffert dans sa chair et dans son âme, et bien qu’elle surgisse d’un abîme d’humiliations et de honte, elle a atteint à l’un de ces moments solennels. Comme le chrétien après l’absolution, elle sent bien que tout est effacé, que tout est racheté. Voici la page blanche qui lui est remise, où elle n’a pas encore commencé d’écrire.
Ces premiers mots encore inconnus, les premiers gestes de nos chefs, cela fait frémir de songer qu’ils auront des suites infinies. Que ceux d’entre nous qui ont l’esprit de prière fassent violence au Ciel pour que ces chefs de la France nouvelle, en ces heures-là, soient des inspirés.
Je pense à cet ami qui se refuse à toute action politique, au nom d’un certain idéal de pureté et parce que toute politique est injuste. Mais je l’adjure, lui et tous ceux qui lui ressemblent, de bien considérer la France à cet instant de son destin. Justement parce que tout a été abattu, il nous est loisible de tout reconstruire. Le plus grand désastre de notre histoire nous permet de reprendre le travail en partant des fondations séculaires qui, elles, sont demeurées intactes: les vieilles vertus chrétiennes de la race sont toujours là, cette même passion invincible pour la dignité de l’homme, mais aussi ce même amour de la liberté qui a dressé, comme leurs pères de 1792, les héros de notre Résistance.
Jurons de ne rien renier de la France. A la racine de toutes les trahisons dont nous avons été les témoins, durant ces quatre années, se trouve toujours le reniement de telle ou telle part essentielle de l’âme française. Le triomphe de l’ennemi étranger assurait à ces malheureux une basse revanche sur le plan de la politique intérieure… Mais non, détournons d’eux notre regard, dans ce jour de triomphe. Apprenons seulement de ceux qui se sont rangés du côté de l’envahisseur et qui, dans bien des cas, n’ont pas cru trahir, apprenons à éviter le piège où ils sont tombés.
Refusons-nous à faire un choix dans l’héritage français. C’est dans ses contradictions, dans sa diversité sublime, que nous embrassons la patrie ressuscitée. Quelle que soit notre foi politique ou religieuse, nous avons appris au long de ces quatre années que la Nation est capable de nous unir étroitement dans son amour.
Liberté, Egalité, Fraternité… Ce n’est plus pour nous une formule vide, écrite sur les murs officiels. Cette devise s’est incarnée de nouveau, elle s’est faite chair et sang: des frères égaux dans le sacrifice ont donné leur vie pour que la France soit délivrée. Nous ne l’oublierons pas. Jamais.

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François MAURIAC, “Servir la France ressuscitée,” Mauriac en ligne, consulté le 23 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/44.

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