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La Postérité de Barrès

Référence : MEL_0440
Date : 25/11/1926

Éditeur : L'Echo de Paris
Source : 43e année, n°16337, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF

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La Postérité de Barrès

Si, depuis qu’il nous a quittés, Maurice Barrès ignore le silence, cette désaffection qui n’épargne guère l’homme le plus illustre au lendemain de sa mort, c’est sans doute que, le grand chêne abattu, à l’espace de terre et de ciel soudain découvert, nous mesurons mieux son envergure que lorsqu’il était débout et vivant.
Mais dirons-nous que c’est au souvenir de Barrès que nous demeurons fidèles? Nous n’avons pas à nous souvenir d’un maître qui ne nous a pas quittés. Il demeure au milieu de ses fils; il les inquiète, les stimule, les irrite parfois: la mort n’a pas interrompu le dialogue entre Barrès et ceux qui sont nés de lui. Le débat passionné se perpétue qui opposait ce père à ses nombreux enfants, –ou plutôt ce grand frère à ses jeunes frères inquiets.
Quel débat? Dans le Barrès adolescent de Sous l’œil des Barbares et de l’Ennemi des Lois, les plus furieux, les plus désespérés, les plus délirants parmi les nouveaux venus peuvent se reconnaître, –et aussi ceux qui n’accordent aucune signification au mot “vérité”, qui ont perdu la foi dans l’intelligence et, en haine de toute discipline, se soumettent au plus obscur d’eux-mêmes, ont le culte de leur confusion, de leur chaos intérieur. Tous ressemblent à ce Barrès de la vingtième année: à la fois ardent et découragé. Rencontre qui d’ailleurs n’offre rien de singulier: il y a bien de l’artifice dans les oppositions que certains s’efforcent de créer entre la génération de la défaite, celle des années 80, celle du type “Agathon”, celle de l’après-guerre. Seules diffèrent les circonstances: cette inquiétude éternelle qui, de génération en génération, se perpétue, nous pouvons l’attribuer, selon l’époque, à la honte d’avoir été vaincus ou aux déceptions de la victoire; au vrai, elle est l’apanage de toutes les jeunesses; elle naît du premier regard qu’à peine sorti de l’enfance, l’homme jette sur son cœur et sur le monde.
De même que les frères qui ne se ressemblent pas entre eux ressemblent à leur père commun, il n’est guère, aujourd’hui, de jeunes écrivains qui ne se retrouvent dans le réfractaire de Sous l’œil des Barbares; mais il n’en est guère non plus qui aient consenti à chercher leur salut, comme l’a voulu Barrès, dès le Jardin de Bérénice. Ici, nous touchons à un désaccord profond entre Barrès et beaucoup de ses fils spirituels. Ce désaccord, rien ne l’éclaire mieux qui l’enquête sur la politique menée, voici quelques mois, par la Revue Hebdomadaire auprès des écrivains de trente à quarante ans; enquête lamentable, où se trahissait une indifférence presque générale en matière politique. De quel haussement d’épaules Barrès l’eût-il accueillie! Adolescent, il avait affecté de juger stupide qu’on pût croire qu’il existe au monde quelque chose d’important; mais bientôt, ce à quoi il dénia de l’importance, sinon de l’intérêt et du charme, ce fut à l’individuel et à l’éphémère; il se détacha de ce qui est éternel, ou du moins à ce qui a des chances de durée et d’éternité: à la France.
“Qu’est-ce que les jeunes Français peuvent trouver de plus intéressant que les problèmes du Rhin?” demande Barrès dans le Génie du Rhin. Hélas! les écrivains ne représentent pas, Dieu merci, toute une génération; mais il est tout de même grave que nous négligions de servir les grandes causes pour lesquelles Barrès a vécu.
Son exemple, pourtant, nous montre que ce service n’exige pas le renoncement total à la méditation ni au songe. Un Barrès n’était pas enfermé dans sa doctrine nationaliste comme dans un blockhaus. Nous savons qu’il redoutait par dessus tout les systèmes clos où d’autres vivent emmurés. Après le Jardin sur l’Oronte, il nous réservait bien d’autres musiques. Ce n’était qu’un jeu, pour cet Ariel, d’échapper aux forces organisées, d’atteindre ce royaume ténébreux qui avait ses complaisances. Aux premières pages du dernier livre qu’il ait signé pour nous: Une Enquête aux pays du Levant, il nous aide à comprendre ce rythme de sa vie, partagée entre les nécessités du service national et la plus profonde poésie: “Aujourd’hui, au lendemain d’une campagne électorale, pour me récompenser, je vais franchir la zone des pays clairs et pénétrer dans le mystérieux cercle. Je me donnerai une brillante vision, j’éveillerai en moi des chants nouveaux, et m’accorderai avec des faits émouvants que je pressens et que j’ignore. J’ai besoin d’entendre une musique plus profonde et plus mystérieuse, et de rejoindre mes rêves que j’ai posés de l’autre côté de la mer, à l’entrée du désert d’Asie. Il s’agit qu’un jour, après tant de contrainte, je me fasse plaisir à moi-même…”
Sans doute, si aucun de nous ne semble détenir cette agilité pour changer d’atmosphère, s’il n’est donné à aucun des successeurs de Barrès de se dépenser l’après-midi à la tribune de la Chambre, ou au sein des commissions, –pour retrouver, le soir, dans son cœur “cette terre d’Asie toute bruissante de rêves et de forces non organisées”, c’est, sans aucun doute, manque de génie, et pauvreté de spécialiste. Barrès avait peine à concevoir que la littérature pût occuper toute la vie d’un homme; et il ressentait quelque dédain à l’égard des gens de lettres qui ne sont que cela. Pourtant, plusieurs d’entre eux (et je pense surtout aux romanciers), lorsque le souvenir de leur maître les tourmente, peuvent s’inventer une excuse: la littérature ne leur est pas seulement une recette pour s’enchanter ou pour s’émouvoir, ni une musique qui délivre. Bien loin de vouloir échapper aux barbares, il leur est devenu presque impossible de se détourner, aussi peu que ce soit, de leur vocation, qui est la connaissance de l’homme. Le secret des cœurs les obsède au point que la plupart d’entre eux paraissent avoir perdu le sens de l’indignation et du dégoût: rien ne les indigne, rien ne les dégoûte de ce qui est humain. Ne rien laisser échapper en eux ni dans les autres de l’essentiel, cette passion nous aide à comprendre, sans les excuser, que tant d’écrivains aujourd’hui s’approchent des sujets naguères interdits, se livrent eux-mêmes, découvrent leurs plus secrètes plaies, avec une sincérité désespérée.
Mais cet effort, peut-être vain, pour avancer dans la connaissance de l’homme, nous doutons qu’il soit compatible avec une vie dévorée par la politique. Au soir d’une journée parlementaire, un Barrès peut bien s’enchanter soi-même en se contant le Jardin sur l’Oronte: c’est se débarbouiller, après tant d’heures vécues au plus épais des hommes. Mais si c’est à l’homme que son esprit continue de s’attacher, pourra-t-il d’un coup oublier ses préférences, ses haines de parti? Ces généreuses haines, ce seront elles, au contraire, qui, sur ce plan, le serviront le mieux. Leurs Figures est sans aucun doute un livre éternel; pourtant, si nous admirons cette peinture féroce, elle nous déçoit aussi, dans la mesure où c’est la connaissance de l’homme qui nous importe, et non sa grimace, fût-elle pathétique. Nous ne prétendons point, ici, approuver chez beaucoup d’écrivains d’aujourd’hui, leur indifférence politique, –seulement leur trouver une excuse; il n’est pas accordé à beaucoup de résoudre l’antinomie dont Maurice Barrès a triomphé: Barrès à la fois grand écrivain français et grand Français.
Dans cette génération, où le talent littéraire abonde, il n’est personne qui détienne le pouvoir barrésien de changer d’étoile, de passer de l’Art à la politique; de faire servir l’un à l’autre. Mais même en laissant de côté la politique, en existe-t-il beaucoup qui croient encore qu’un écrivain puisse servir? Duquel d’entre nous pouvons-nous attendre une page qui serait pour les adolescents d’aujourd’hui ce que fut pour ceux de 1889 l’admirable préface du Disciple? Ni Bourget ni Barrès n’ont légué à notre génération le sens de la responsabilité.
Ou peut-être nous sentons-nous responsables d’une tâche plus humble, mais que seuls nous pouvons remplir. Barrès aimait citer ce mot de Novalis: “Il faut que le chaos luise à travers le voile régulier de l’ordre.” Il ne s’agit plus pour nous de regarder luire ce monde confus pour en tirer une jouissance, ni même d’y découvrir de beaux thèmes musicaux; il s’agit de nous y aventurer; –non plus de le voiler ni de l’arranger selon une règle extérieure, mais de le connaître tel qu’il est. Nous nous efforçons de nous persuader que c’est encore servir la France que de la maintenir au premier rang des nations qui connaissent le mieux l’homme, –à qui n’est étranger aucun des conflits de l’être humain.
Barrès nous eût-il condamné? Je me le rappelle à l’enterrement de Marcel Proust, qu’il avait beaucoup aimé sans rien pressentir de sa grandeur. Je crois qu’alors il commençait de l’entrevoir. Mais, n’en doutons pas: un défaut de cette œuvre, et que l’on retrouve dans beaucoup d’autres ouvrages d’aujourd’hui, toujours l’eût rebuté: c’est qu’il n’y aurait rien découvert qui pût servir à ce qu’il jugeait l’unique nécessaire: l’éducation de l’âme.

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François MAURIAC, “La Postérité de Barrès,” Mauriac en ligne, consulté le 16 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/440.

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