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Qui triche?

Référence : MEL_0442
Date : 16/07/1932

Éditeur : L'Echo de Paris
Source : 48e année, n°19265, p. 1
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Editorial

Description

Dialogue imaginaire entre deux intellectuels chrétiens Gide et Barrés. Mauriac met en exergue l’opposition des positions des deux intellectuels, vis-à-vis du « choix ». Notamment le choix entre des désirs, des goûts, des penchants qui mettent un individu en conflit avec lui même. Choisir entre éléments contraires, ou choisir de ne pas choisir c’est « tricher » : le choix implique le fait de délaisser et donc de trahir ce que l’on a pas choisi. Selon Mauriac au contraire, choisir, par exemple, de vivre selon la loi chrétienne c’est préférer quelqu’un, en continuant de façon quotidienne et de façon imparfaite, à témoigner de sa foi et de son espérance par l’amour que l’on porte à ce quelqu’un. C’est l’amour qui apporte de la certitude aux choix importants que l’on fait.

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Qui triche?

Dans son journal que publie la Nouvelle Revue française, André Gide cite ces paroles d'un jeune mourant: “Il n'y a pas de plaisir à jouer dans un monde où tout le monde triche.” Paroles qui n’émeuvent pas seulement la pitié par la déception affreuse qu'elles trahissent; elles nous touchent au point sensible et chacun regarde ses mains, examine les dés qu’il agite: sont-ils pipés? Sommes-nous des tricheurs? Faisons-nous semblant de croire ce que nous croyons? Du monde et de nous-même, ne retenons-nous que ce qui sert notre cause et renforce nos partis pris?
C’est ce dont Gide n'a jamais douté; d'où son irritation contre Barrès. Selon lui, Barrés est un homme que l'Asie attire, mais qui renie ses plus profonds désirs et se fabrique des idoles: la terre, les morts. Pourtant, ce qui nous importe aujourd'hui, ce n'est pas la doctrine barrésienne dont les insuffisances sautent aux yeux, mais le constant effort de Barrés pour se dépasser. Ce besoin est en lui chaque jour plus exigeant; il ne se suffit pas à lui-même; et il eût été un tricheur, justement, s’il avait agi sans en tenir compte. Jamais, d’ailleurs, Barrés n’a nié son penchant pour le rêve, ni pour la dissolution de l'être. Ce goût, il n’a pas même prétendu le détruire en lui: simplement, en demeurer le maître. Il fait à l'évasion une place dans sa vie; il s'accorde des répits: “...Il s'agit qu'un jour, après tant de contraintes, je me fasse plaisir à moi-même…”, écrit-il au printemps de 1914, à la veille de son départ pour l’Orient. Mais à peine a-t-il lâché la bride, qu’il se reprend, ou plutôt qu’une autre part de lui-même élève son exigence: “Je n’y vais pas chercher des couleurs et des images, mais un enrichissement de l’âme…”
Barrès, qui n'était qu'un chrétien de désir, bien loin d'irriter Gide, devrait le séduire, puisqu'il ne sacrifie aucune de ses tendances opposées, qu’il orchestre leurs voix adverses. En somme, là où Gide a échoué, Barrés réussit en donnant toujours le total de lui-même. Barrés a passé sa vie, pour ainsi dire, à “s'accorder”. Gide, au contraire, s'établit dans le désaccord; il est déchiré et, jusqu'à ces derniers temps, il en a été réduit au dialogue entre le chrétien et le Grec; chacun des ennemis, dans son cœur, parlait à son tour; ou bien ils se disputaient confusément. Il n'a cessé d'être divisé contre lui-même. Sans doute, de très bonne heure, a-t-il pris parti pour l'épanouissement libre et spontané de l’instinct; mais jusqu'à ces dernières années, il n'avait pu se résoudre à jeter par-dessus bord ce qui, en lui, protestait. Parfois même, comme dans les pages de Num quid et tu, le gémissement inénarrable couvrait la voix de l’homme charnel. Aujourd'hui, toute protestation est étouffée; le Gide de 1932, semble débarrassé de quelque chose ou de quelqu'un; ce qu'il écrit pèse moins lourd; il s'est terriblement allégé... En trichant? Oui le dira? Tricher, ce peut être d'escamoter une carie; désormais, il manque une carte au jeu de Gide: ou plutôt, à celle qui portait inscrit, le Nom qui est au-dessus de tout nom, il en a substitué une autre (qu'elle est sale! que de traces de doigts!) où est écrit ce mot: Progrès. “J'aimerais vivre assez, écrit-il, pour voir le plan de la Russie réussir... Tout mon cœur applaudit à celle gigantesque et tout humaine entreprise.” Ainsi André Gide, qui enseignait à notre jeunesse que chacun de nous est le plus irremplaçable de tous les êtres, désire, maintenant, le triomphe de la termitière bolcheviste où toute créature sera interchangeable.
Et pourtant, dût l'adversaire en triompher, il faut reconnaître que si la mort n’avait pas interrompu la marche en avant de Barrès vers le catholicisme, il aurait dû renoncer à cette orchestration si humaine et si belle des voix opposées de son âme. Oui, Barrès aurait dû choisir, il aurait dû retrancher; il aurait dû jeter par-dessus bord, lui aussi, une part de son butin. Choisir, est-ce tricher? Si choisir est tricher, tout le monde triche, et même celui qui choisit de ne pas choisir... Et le jeune mourant dont Gide nous rapporte terribles paroles a bien fait de mourir.
Gide protestera que lui, du moins, ne triche pas, parce que ce qu’il sacrifie c’est ce qu’il a reçu en dehors et par force, ce que l’éducation lui imposa; et ce qu'il garde, c’est ce qui lui appartient en propre et touche à sa nature la plus profonde. Mais le chrétien reprend cette affirmation à son compte; ce qui en lui résiste à tout, c’est le désir de pureté et de perfection… Débat sans fin, et qui nous départagera? Eh bien! ce sera Gide lui-même, qui écrit dans son plus récent journal: “J'ai souvent éprouvé combien une obligation facilite en moi le bonheur; une tâche à accomplir. Je ne parviendrai pas à me ressaisir sans discipline. C'est ici que triomphent les pratiques religieuses. L'être pensant qui n'a que soi pour but souffre d'une vacance abominable. Le voyage n'est qu'un étourdissement. Je suis à l'âge où je voudrais de moi le meilleur. Je n'obtiens rien, et j'ai désappris d'exiger.”
Ne triomphons pas trop vite: si la pratique religieuse n'était qu'une discipline dont, à certaines heures, un Gide même éprouve le manque, qui donc y resterait fidèle? Non, ce n'est pas une discipline toute nue, dont nous ayons besoin, c'est d'un amour. Si ce joug n'était celui de l'amour, qui le supporterait? Et voilà, sans doute, ce que Barrés, fils de Renan, comprenait mal; mais Gide, lui, sait bien ce que nous voulons dire. Il ne s'agit pas, pour le chrétien, de dresser des barrières el des garde-fous, ni de se fournir de béquilles. Un homme qui s'efforce de vivre, tant bien que mal, selon la loi chrétienne, c'est simplement le signe qu' il préfère quelqu'un. Il peut aimer beaucoup d'autres choses, être sensible au charme d'une vie toute différente, comprendre Montaigne et Nietzsche, –mais quelqu'un est dans sa vie, qu'il préfère, même en le trahissant. C'est une affaire personnelle entre un autre et nous-même; un débat sans fin où parfois nous nous armons contre le Christ des arguments de l'humanisme; –mais il faut toujours en revenir à la comparaison de Claudel; “Comme un ami qui préfère son ami... ”
Il ne s’agit ni d'une construction de l'esprit, ni d'un monde imaginaire: quelqu'un est vraiment venu, certaines paroles ont été dites, certaines promesses affirmées. “…Et si la perle de grand prix, insinue Gide dans son Journal, pour la possession de laquelle un homme laisse tous ses biens, se découvre une perle fausse?” Ici, Barrès eût peut-être répondu: “Que m'importe? Le catholicisme est une valeur terrestre el cela suffit; il nourrit l'âme et crée de la beauté…”
Sur ce point, je me sens plus près de Gide; car si je croyais que la perle est fausse, quel que fût le bénéfice que j'en pusse attendre, avec quelle fureur je la rejetterais! Mais ici intervient cette grâce de Dieu et cette vertu de l'homme: la Foi, suivie de la petite fille Espérance. Ce matin, j'assistais à la cérémonie où un jeune bénédictin prononçait ses vœux. A un moment, il étendit les deux bras et chanta par trois fois, en latin, sur un ton de plus en plus élevé de supplication ardente: “Que je ne sois pas trompé dans mon espérance!” Non, aucune angoisse dans cette prière; ou, s'il en subsistait un atome, quelle vague d'amour et de joie le recouvrait, jaillie du plus profond de ce cœur pur! L'amour apports avec lui sa certitude.

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François MAURIAC, “Qui triche?,” Mauriac en ligne, consulté le 25 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/442.

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  1. MICMAU_L'echo de Paris_1932_07_16.pdf