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Le Bonheur et le plaisir

Référence : MEL_0443
Date : 30/07/1932

Éditeur : L'Echo de Paris
Source : 48 année, n° 19279, p. 1
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Tribune libre

Description

Mise en opposition des notions de Bonheur et de Plaisir. Approfondissement de la notion de Plaisir à partir de la description de plusieurs situations (chasse aux palombes en Aquitaine, réceptions bourgeoises, fréquentations de locaux nocturnes, …). Le plaisir est configuré : comme le substitut du Bonheur, comme l’illusion qui ne divertit pas de l’idée fixe d’être heureux, comme une masque qui cache l’asservissement aux sentiments d’envie et de mépris, comme le recours pour suspendre toute réflexion, comme un faux semblant de l’amour, comme un bourreau qui interdit à l’être humain tout loisirs, en l’asservissant dans un monde clos d’habitudes, de répétitions et de songes qui insidieusement contraignent ce même humain à la solitude.

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Le Bonheur et le plaisir

En octobre, dans mon pays landais, le chasseur de palombes prépare le “sol” –l’étroit espace où il accumule tout ce qui peut séduire l’oiseau voyageur, souvent à bout de forces: des herbes fraîches, du grain en abondance et surtout l’eau que, du haut du ciel, les palombes altérées voient luire. Ainsi des hommes naïfs, pour capter le bonheur, groupent-ils, au bord de la mer, ce qui, dans leur idée, appelle sa présence: cyprès, nappes de fleurs, balustres, miroirs d’eau. Les maîtres de ces beaux jardins, tapis dans leur villa comme le chasseur landais dans sa cabane, attendent le passage de l’Oiseau bleu.
Mais les palombes s’abattent avec fracas dans les chênes, puis, une à une, se posent sur le sol: le bonheur, lui, a-t-il jamais subi l’attrait de ces jardins trop beaux? Au vrai, ceux qui les ont dessinés et construits ont atteint l’inexistant: ils ont créé une absence. Ici, l’absence du bonheur devient tangible: c’est à cette terrasse qu’il devrait s’accouder, sur ce banc qu’il ne s’est jamais assis; le bassin ne reflète que le ciel vide.
Si ce ciel n’était le plus pur de tous les ciels, ce climat le plus immuable et cette mer la plus calme de toutes les mers, on pourrait oublier l’absence du bonheur: un nuage distrairait nos yeux. Si le maitre du jardin avait commis une seule faute de goût, elle nous amuserait un instant, et nous nous arrêterions de guetter l’Oiseau bleu. Mais non: pas une dissonance! Ce que tu prenais pour une erreur était voulu: cette boule de verre au milieu de la pelouse? On la jugeait ridicule, naguère, chez les bourgeois de Viroflay ou de Bougival; mais aujourd’hui, c’est bien; c’est bien, parce que c’est laid; et déjà elle va redevenir comique et “impossible” parce qu’il commence à y avoir longtemps qu’on la trouve bien!
Si ce domaine vivait, si les vaches remontaient, le soir, si les relents de l’étable couvraient, un instant, l’odeur des héliotropes et des géraniums chauffés, si un paysan passait, avec sa veste sur l’épaule, et te souhaitait le bonsoir, les espérances, les déboires, les pauvres soucis de la terre te détourneraient de la chimère absente. Aucun espoir: tout, ici, n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme… –et volupté? Qui le dira?
Sans doute, le Plaisir n’est-il pas le Bonheur: “Non! pas le bonheur… Le plaisir!”, s’écriait Oscar Wilde, à la vieille d’être abattu. Telle est la grande tentation de l’homme déçu dans la chasse au bonheur: lui substituer de Plaisir, qu’il ne faut pas confondre avec les plaisirs; car ceux-ci: jeux, sports, courses, voyages, aident heureusement les deux tiers de l’humanité à se passer de bonheur. Le Plaisir, lui, ne nous divertit pas de notre idée fixe: être heureux; il tire à soi cette aspiration; il met l’infini dans la sensation; il nous fait croire qu’elle contentera notre exigence démesurée. Au vrai, il irrite, il exaspère la soif de ses victimes; il les entraine, par des chemins affreux, jusqu’au point où plus rien ne les attire que le sommeil et l’anéantissement.
Beaucoup de ceux qui cherchent à tromper avec le plaisir leur faim de bonheur gardent le sentiment que la vraie formule de la vie est détenue par l’humanité la plus simple; car ils sont nés dans une bonne famille de France, où il n’était jamais question de bonheur, mais de devoir, de raison, de courage. Parfois, ils descendent de leur beau jardin où l’Oiseau bleu ne s’est pas posé, et dans la ville proche, s’assoient à la terrasse d’un café, regardent passer ceux qui peinent, se divertissent et meurent avec simplicité. Ainsi les raffinés subissent-ils l’attrait du peuple. Il y a bien des façons d’aimer le peuple; et ce n’est pas la pire que de goûter en lui cette vertu d’acceptation et de patience dont nous sommes incapables, au milieu de toutes les délices.
Mais, hélas! parmi les plus humbles gens, le Plaisir, “ce bourreau sans merci”, continue de harceler ses victimes, et jusque dans les petits ports de pêcheurs de médiocres sabbats s’organisent.
Je me souviens d’un soir: le soleil déclinant dorait les pierres du vieux fort qui a guetté, pendant des siècles, les pirates. Le cimetière dormait au bord de la mer, et les tombes de ces pêcheurs ressemblaient à leurs barques tirées à terre. Des rues d’ombre et de silence aboutissaient à des places mystérieuses; l’église, gonflée comme une poule, pressait contre elle les maisons vivantes. Mais sur le port même, dans le tissu rose et vert de la façade, il y avait comme une plaie ouverte par le Plaisir. Face à la mer et devant les beaux voiliers au repos, le Plaisir, sous son aspect le plus bas –celui qu’il revêt à Montmartre– avait poussé son troupeau d’esclaves. Ils dansaient, vivaient, crevaient des ballons avec des gestes d’idiots.
Souvent, le cancer du plaisir ronge les lieux et les êtres auxquels il s’attache; mais l’étrange, ici, c’était qu’autour du point contaminé, le petit port endormi avait gardé don aspect de pureté, d’humilité: il ressemblait à un enfant sérieux et triste que l’on force à répéter des mots obscènes. Devant le cabaret, où le Plaisir hurlait, un groupe sombre se dressait de vieux marins, de jeunes filles, d’adolescents. Leurs propos (qu’il est impossible de rapporter) exprimaient deux sentiments: le mépris et l’envie. Hélas! Ils enviaient ce qu’ils méprisaient. Et, un peu en recul, dans l’ombre, attachés à leurs autos magnifiques, aussi brillants qu’elles et vêtus de luxe, les chauffeurs attendaient que le sabbat fût fini. Peuple étranger, inactif, surnourri, mais condamné à ne jamais dormir. A quoi songent-ils, au bord des trottoirs de Montparnasse ou de Montmartre, ou devant la mer, lorsque, après une longue attente nocturne, ils voient l’aube grelottante éclairer le bord du ciel?
Sans doute, refuseraient-ils de croire que leurs maîtres, qui n’en finissent pas de tourner et de boire, et qui crient aux nègres du jazz, avec des gestes de suppliants: “Encore! encore!” sont des désespérés et n’en peuvent plus de vivre. “Le jazz est bon ici, disent-ils, le vacarme ne l’interrompt pas; c’est un endroit où il est impossible de penser.” Tout est bon qui suspend la réflexion, la pensée, qui les détourne de se voir eux-mêmes et de voir les autres. Oui, sans doute, l’amour existe, dont ils parlent sans cesse, –l’amour qui alimente toutes leurs histoires, tous leurs potins. Mais l’amour est un beau fruit que le Plaisir fait danser devant leurs yeux, et qu’ils n’ont pas la force de happer. Dans l’ordre de l’amour, si nous pouvions imaginer à quel point il ne se passe rien chez ceux qui en paraissent les plus occupés! Si nous pouvions savoir… mais les femmes le savent.
L’une d’elles avait donné un bal dans le plus beau des jardins. Un plancher avait été disposé pour la danse, sous une lumière éblouissante. Mais, à l’entour, les allées s’enfonçaient sous les arbres vaporeux –faites pour attirer les couples de Watteau. La romanesque dame croyait que les branches basses écouteraient les aveux et les soupirs. Or, toute la nuit, les papillons du monde volèrent et titubèrent autour des lanternes et des phares; le jardin profond n’attira personne dans ses ténèbres et aucun soupir humain n’émut les feuilles endormies.
Même chez ceux qui ont sauvegardé leur équilibre, chez les plus normaux de ses esclaves, le Plaisir émousse et peu à peu détruit ce que l’amour exige de générosité, de renoncement à soi-même. Ils sont devenus impropres à ces grandes passions qui, aux siècles chrétiens, permettaient d’extraordinaires et sublimes retours, ces pénitences à la mesure des crimes accomplis. L’amour désordonné de la créature n’avait qu’à changer de direction pour, d’un seul élan, atteindre Dieu.
Aujourd’hui, les cœurs n’ont plus besoin d’orages pour périr. On se perd, à la lettre, pour moins que rien. Parfois, des hommes au tournant de l’âge, s’effrayent de finir sans avoir goûté, une fois encore, à l’amour; ils le cherchent, le provoquent, tournent autour des jeunes femmes, s’efforcent de se faire prendre; ils voudraient et ne peuvent plus souffrir; car la passion n’est plus ce lion rugissant qui cherche à nous dévorer, dont parlait l’apôtre; elle ressemble plutôt à l’un de ces taureaux fuyards que les banderilles même n’atteignent pas à rendre furieux. Ainsi, quand, par hasard, l’un de ces hommes est blessé enfin et souffre, c’est qu’il l’a cherché et voulu: jamais passion ne fut moins fatale. A la vue de ce peu de fumée qui annonce qu’un semblant de feu a pris, les tenants du Plaisir s’émerveillent, crient au miracle s’efforce d’attiser la pauvre flamme… mais elle ne dure guère: l’amour exige des loisirs, et le Plaisir n’en laisse pas à ses victimes; il les ligote d’habitudes, d’exigences; il les asservit à des poisons; il les accoutume à de longs sommeils, à des songes; il les attire dans un monde clos où, comme dans la mort qu’il préfigure, l’homme ne peut pénétrer que seul.
“De quelle espèce de gens parlez-vous? demandera-t-on peut-être. Nous ne les connaissons pas; nous ne les avons jamais rencontrés…” Ils existent pourtant et Dieu nous garde de les juger avec le cœur enflé d’un pharisien, ceux-là qui ont à choisir entre le surnaturel et le suicide.

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François MAURIAC, “Le Bonheur et le plaisir,” Mauriac en ligne, consulté le 24 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/443.

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