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Les Désespérés

Référence : MEL_0445
Date : 27/08/1932

Éditeur : L'Echo de Paris
Source : 48e année, n° 19307, p. 1
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Chronique

Description

François Mauriac estime que les êtres purs, épris d’absolu, n’ont plus leur place dans le monde contemporain, où règnent au contraire les intermittences du cœur et où l’amitié elle-même manque souvent à ses devoirs. Comprendre le sens des actes de désespoir de ceux qui, déçus, mettent fin à leurs jours devient alors une nécessité.

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Les Désespérés

Les êtres pour qui le plaisir est l’unique fin de la vie, ne s’intéressent qu’à l’amour-passion et ne s’entretiennent que de lui, mais ils ne sont guère propres à le ressentir. Il n’empêche qu’un garçon candide et crédule, perdu au milieu de ces gens, risque de se fier à l’apparence et de les croire sur parole. Aussi avions-nous tord d’écrire, ici même, le mois dernier, que dans ces milieux-là, il ne se passe jamais rien. Seulement, presque toujours, le drame y est apporté du dehors, par un enfant qui a suivi d’autres écoles que le plaisir, et dont la jeunesse, pareille à celle de tant de garçons français, fut à la fois studieuse et héroïque.
Au sens d’une société de moins en moins chrétienne, on s'étonne de ce qui subsiste de pureté dans la jeunesse. Telle est la grâce d’appartenir à une grande nation dont le service est rude, et qui exige de ses fils qu’ils songent, dès l’adolescence, à ses flottes, à ses armées, à ses avions, à son empire d’outre-mer, à ses universités. En pleine paix, l’héroïsme est exigé d’un bon nombre –et de presque tous, la nation fait, de quinze à trente ans, des assujettis aux examens et aux concours.
Même quand ils se disent affranchis des vieilles disciplines, ces jeunes laborieux appartiennent à une tout autre race que celle qui a choisi de s’amuser coûte que coûte. Cette espèce-là joue un jeu dont les garçons naïfs ne connaissent pas les règles, eux qui, aux approches de la trentaine, croient encore à la fidélité, à la parole donnée, au sérieux des engagements entre un homme et une femme. Beaucoup sont persuadés d’avoir perdu la Foi, mais ils n’ont pas perdu le don de croire et ils en font bénéficier la créature.
Cette créature qui les dupe n’en a peut-être pas conscience. Comment pourrait-elle imaginer qu’un garçon de trente s’appuie encore sur la valeur absolue des promesses? Les jeunes femmes de ce temps, les moins philosophes, ont mis le nez dans Proust et en savent assez pour avoir découvert que la personnalité n’existe pas, que le serment d’aujourd’hui n’engage en rien notre moi de demain, et enfin que les intermittences du cœur excusent et justifient l’infidélité amoureuse.
Tout le monde sait cela, en 1932, –tout le monde, sauf, quelquefois, un officier qui débarque du Sud-Marocain, ou revient du centre de l’Afrique, des plateaux de l’Asie; celui-là, par miracle, a sauvegardé cet instinct qui nous porte à mettre l’infini dans l’amour. Instinct, et non pas illusion: car ce n’est pas une illusion; ce jeune homme ne se trompe pas; il a été créé pour un tel amour, et il existe des attachements humains illuminés par cet amour, orientés vers lui, et qui eussent pu satisfaire à l’exigence d'un jeune cœur. Ce n'est pas dans son essence que sa passion est trompeuse, mais dans son objet: elle s'abat, de tout son poids, sur ce qu'il y a de plus fragile au monde.
Fragile par nature, et c'est l'excuse de la créature perfide. D'être qui aime paraît parfois féroce à l’être qui est aimé, car son désir est sans mesure; il est à la lettre, inhumain; il déborde de partout, il dépasse infiniment ce pauvre corps, cette petite proie facile. La disproportion est telle que certains hommes y découvrent, avec une éblouissante évidence, le secret de leur affiliation divine. M.Bergson reconnaît au témoignage des mystiques chrétiens une valeur positive; ah! sur ce point surtout, il faudrait les en croire: la créature n’est pas à la mesure de notre cœur.
Voilà bien l'espèce de pensées qui occupe le moins un amant lorsqu’il découvre qu'il est trahi. Le plus grand nombre, et sont les médiocres et les vils, s’arrogent le droit de la vengeance; mais celui auquel je songe détourne la tête et se choisit lui-même pour victime. Il sort d’un monde où la trahison est le pain quotidien; peut-être aussi souhaite-t-il de donner cette dernière preuve, cette affirmation désespérée qu’il existe au moins un homme incapable de consentir à la bassesse humaine, et de survivre à son jeune amour. Ou, simplement, le jaloux n’en peut plus de souffrir, et ne supporte que de mépriser ce qu’il aime. Il oublie que les femmes n’ont presque jamais conscience du formidable dépôt dont quelques-uns les chargent. Elles ne savent pas qu’elles demeurent, aux yeux de celui qui les chérit, la forme sensible de la vie, et que lorsqu’elles trahissent, c’est la vie tout entière qui trahit. Il y a de l’humilité, dans la plupart des femmes; bien peu imaginent qu’on les puisse aimer jusque-là; et quand elles le savent enfin, quand elles en détiennent la preuve, c’est devant un visage à jamais immobile qu'elles ne reconnaissent peut-être pas.
Dans ces drames rapides, dont il nous est donné trop souvent de lire le récit, et où peut-être il eût suffi, pour tout sauver, de gagner du temps, on pense à l'ami qui aurait dû être là. En face de l'amour, l'amitié ne compte guère; mais dans de telles conjonctures, elle devrait se pousser à la première place, devenir audacieuse, accepter d'être importune. L'amitié, à laquelle Proust mourant ne croyait plus, et il nous enseignait qu'elle est un pseudo-sentiment, une convention... Pourtant, voici la preuve que l'amitié existe: c'est son absence; nous voyons bien quand elle manque; nous connaissons l'amitié par la place qu'elle laisse vide. Et puis, si elle n'existait pas, aucun homme ne serait trahi.
Non, Pylade n'est presque jamais là pour sauver Oreste de ses Furies; c'est à la lumière d'un drame passionnel, que se mesure le mieux la solitude humaine. Mais la pire solitude est celle des jeunes gens; la vie se charge de peupler la nôtre; nous proliférons sur place; nous nous ancrons, nous nous amarrons chaque jour par des liens de plus en plus nombreux et puissants. Mais un jeune homme est un monde dont ne s'est encore séparée, aucune nébuleuse; si Dieu lui est inconnu, qu'un grand amour trompé a peu à faire pour que le pauvre enfant se détache, s'éloigne, disparaisse...
Il ne faut chercher dans ces lignes aucune allusion à un cas particulier. Tous les jeunes désespérés se ressemblent, enfants d'une famille mystérieuse. On voudrait ne pas troubler le silence qui les recouvre... Et pourtant! Les anciens cherchaient des présages dans les entrailles des victimes; le monde –ce monde pour lequel le Christ n'a pas voulu prier (Jean, XVII, 9)– et qui immole tant de jeunes êtres, ne s'inquiète pas de savoir ce que ces immolations signifient. Ce n'est point manquer à la mémoire d'un mort, mais au contraire la servir, que de donner tout son sens au simple fait-divers qui enregistre sa fin tragique. M. Singlin enseignait à Pascal que la plus grande charité envers les morts est de faire ce qu'ils exigeraient de nous s'ils étaient encore au monde. Nous croyons connaître l'exigence de ceux qui ont succombé à la tentation du désespoir, –eux qui connaissent, maintenant, qui savent ce qu'est l'Amour, et qui est l'Amour.

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François MAURIAC, “Les Désespérés,” Mauriac en ligne, consulté le 25 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/445.

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  1. MICMAU_L'echo de Paris_1932_08_27.pdf