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Après une lecture de Bourdaloue

Référence : MEL_0447
Date : 24/09/1932

Éditeur : L'Echo de Paris
Source : 48e année, n° 19335, p. 1
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Chronique

Description

Relisant Bourdaloue à l’occasion du troisième centenaire de sa naissance, François Mauriac note que l’avancée en âge lui permet d’apprécier des gens et des œuvres qui, dans sa jeunesse, lui paraissaient ennuyeux. Puis il fait l’éloge du célèbre jésuite, de son audace et de son éloquence, affirmant que l’homme de Dieu a vocation à porter "le feu dans la plaie du monde", avant de conclure que le monde contemporain n’est sans doute plus disposé à entendre les salutaires mises en garde des grands prédicateurs du XVIIe siècle.

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Après une lecture de Bourdaloue

Autrefois, je possédais à un degré éminent le don de l'ennui. J’étais enclin à traiter de raseurs les gens qui aimaient à parler longuement, tous ceux qui étaient pleins de leur sujet, même lorsque ma jeunesse aurait eu profit à les entendre. La vie de Paris accrut beaucoup ce travers, en me mêlant à un monde qui s'exprime vite, à bâtons rompus, et par allusions, –un monde où les femmes d'une éloquence exceptionnelle et les messieurs pleins d'anecdotes font de moins en moins recette.
Je suis bien revenu de cette impatience et de celle inattention; tous les hommes sont intéressants, et même les raseurs, dont la méthode, pour ne pas nous manquer, est souvent fort curieuse. Il existe des gens tellement ennuyeux, qu'ils en sont étonnants. Que deviendrions-nous, sans les imbéciles? Flaubert, Baudelaire, qui croyaient les haïr, n'auraient peut-être pas supporté de vivre, s'ils n'eussent eu ce divertissement de “l’énorme bêtise”, de “la bêtise au front de taureau”.
D'ailleurs, ce que les gens disent importe peu; ce qu'ils révèlent d'eux-mêmes à leur insu, voilà le passionnant. Ce n'est point méchanceté pure, si nous ne faisons aucun progrès dans la charité envers le prochain, mais c'est que nous ne pouvons nous détacher du spectacle qu'il nous donne: les médisances, les jugements téméraires sont bien moins inspirés par le désir de nuire que par celui de connaître.
Mais l'âge, qui nous a guéri de l'ennui, ne nous aide pas seulement à nous plaire au milieu des vivants, à nous esbaudir des raseurs, à nous émerveiller des idiotes. II nous dresse aussi à supporter la lecture des parleurs illustres du vieux temps, dont les ouvrages, autrefois, nous tombaient des mains. Nous commençons, vers quarante ans, à fréquenter les auteurs que nous avions fait semblant d'aimer avant cet âge. Dans notre jeunesse, nous considérions les critiques comme une espèce de gens chargés de lire, à notre place, les auteurs ennuyeux et d'en extraire, à notre usage, les passages comestibles. Avouons que, sur ce sujet, tout le monde feint d’avoir tout lu et que personne ne dit la vérité; je ne parle pas des gens du monde, dont le toupet n'arrive pas toujours à dissimuler la vertigineuse ignorance; mais si l'on savait à quel point les gens de lettres ne savent rien!
Pourtant, si je me flatte d'avoir relu, cet été, l'intarissable Bourdaloue, en l'honneur du troisième centenaire de sa naissance, ce n'est pas par vanterie: car il est très vrai que j'avais lu ses sermons, naguère, mais avec une vive impatience et sans partager, même de très loin, les transports de Mme de Sévigné. En y remettant le nez, je ne doutais point de faire œuvre méritoire et déjà je m'armais de courage... Or, miracle de l'âge mûr! Bien loin de ressentir le moindre ennui, j'avalai ces quatre tomes d'éloquence sacrée avec un appétit dont je ne laisse pas d'être fier: “Ce n'est pas Morand, me disais-je, ni Vaudoyer, ni Lacretelle, ni même Carco, qui auraient-eu l'idée de choisir Bourdaloue comme lecture de vacances...” Au vrai, s’ils l'eussent fait, je suis sûr qu'ils auraient été saisis, comme je l'ai été moi-même, par ces pages encore brûlantes. On sait que le fameux jésuite faisait, en chaire, des portraits et abondait en allusions dont se délectait la Cour. Mais jusqu'où il allait dans l'audace, c'est ce qui m'a frappé, à cette seconde lecture.
Peut-être une des choses qui manque le plus à la société contemporaine, c'est l'une de ces grandes voix presque téméraires, qui, au XVIIe siècle, commentait à la face du monde les misères, les hontes et les crimes du monde. Imaginez le silence frémissant de la Cour, ces regards furtifs dirigés sur tel ou tel tandis que le Père Bourdaloue, évoquant les monstres qu'engendre l'impureté, mettait de force le nez de ce beau monde dans l'ignoble affaire des poisons:
“Nous avons vu ces monstres avec effroi, et tant d'événements tragiques nous ont appris, plus que nous ne voulions, ce qu'un commerce criminel peut produire, non plus dans les Etats, mais dans les familles, et dans les familles les plus honorables. L'empoisonnement était parmi nous un crime inouï; l'enfer, pour l'intérêt de celte passion, l’a rendu commun. On sait, disait le poète, ce que peut, une femme irritée; mais on ne savait pas jusqu'à quels excès pouvait aller sa colère et c’est ce que Dieu a voulu que nous connussions. En effet, ne vous fiez pas à une libertine dominée par l’esprit de débauche…”
Ses auditeurs n'avalent sans doute pas imaginé que le Père irait au delà, que du haut de la chaire, en présence du tabernacle, il ne craindrait pas de faire allusion à ces scènes atroces où des jeunes femmes, pour s'assurer le cœur du roi, sollicitèrent les anges des ténèbres. Ah! sans doute, les pharisiens ne manquaient-ils pas –de la race de ceux qui, aujourd’hui encore, ne supportent pas qu'on attire leur attention sur des misères auxquelles il est tellement reposant de ne jamais songer. Mais l’homme de Dieu, lui, sans que sa main tremble, ni sa voix, porte le feu dans la plaie du monde:
“L'aurait-on cru, si la même Providence n'avait fait éclater de nos jours ce que la postérité ne pourra lire sans en frémir; aurait-on cru, dis-je, que le sacrilège eût dû être l'assaisonnement d'une brutale passion? que la profanation des choses saintes eût dû entrer dans les dissolutions d'un libertinage effréné? que ce qu'il y a de plus vénérable dans la religion eût été employé à ce qu'il y a de plus corrompu dans la débauche; et que l'homme, suivant la prédiction d'Isaïe, eût fait servir son Dieu même à ses plus infâmes voluptés?”
Et ne croyez pas qu'il s'en tienne là. Il dénonce, devant son immense auditoire, et non par de simples allusions, mais tout à trac, ce dont il semblerait impossible de parler et il trouve, pour peindre certaines extrémités du mal, cette formule d'une admirable plénitude: “Il est certain que l'homme, faisant servir sa raison, j'entends sa raison dépravée, à sa concupiscence, a inventé, pour se satisfaire, des crimes que la seule concupiscence ne lui aurait jamais inspirés.” Tel est le miracle de la pureté du cœur unie à celle du langage; il n'est rien que l'homme de Dieu, s'il cherche la double perfection de l'âme et de la parole, ne puisse dénoncer devant le Roi du ciel et devant le plus grand roi de la terre.
Dans mon enfance, au lendemain de l'incendie du bazar de la Charité, je me rappelle ce scandale suscité par le prédicateur de Notre-Dame, parce qu'il avait osé, en présence du chef de l'Etat, parler de pénitence et d'expiation, Bourdaloue, lui, en dépit des hyperboles d'usage, ne redoutait point de rappeler au roi ces grandes vérités. Avouons, pourtant, qu’il nous est difficile, aujourd’hui, de ne point subodorer, chez Bourdaloue, tout jésuite qu'il fût, quelque relent janséniste. Ce n'est point tant à cause de notre tiédeur que nous le trouvons terrible, mais nous nous faisons de la responsabilité humaine une idée plus complexe et qui laisse champ plus vaste à la miséricorde de Dieu. Bourdaloue, par exemple, cite l’opinion de Tertullien qui ne voulait point que les péchés impurs fussent jamais pardonnés, et s'il avoue qu'elle est entachée d'hérésie, il n'y consent qu'à regret et ne voit là qu'un excès de zèle. Il s'acharne, surtout, contre les chrétiens qui se persuadent que toute une vie pécheresse peut être rachetée, d'un coup, au lit de mort. Il n'a de cesse qu'il ne les ait délogés de cette espérance qui est pourtant celle de l'Eglise. Il ne se résigne pas à ce que l'Etre infini se contente de ces restes. Il nous avertit que lorsque nous voudrons être à Dieu, à cette heure dernière, Dieu ne voudra plus être à nous et, à l'en croire, n'acceptera même pas l'offrande du temps de notre vieillesse où nous devenons le rebut du monde, –à cet âge où, ose-t-il crier aux “femmes mondaines” qui l'écoulent: “Le dégoût de vos personnes vengera Dieu.” Dans ce sublime sermon sur le retardement de la pénitence, Bourdaloue, pour nous persuader que Dieu ne se satisfera pas de notre décrépitude, lui prête cette plainte toute mêlée de colère amoureuse: “Comme roi des siècles et monarque éternel, je voulais les prémices de vos années; je voulais ces années de prospérité qui furent pour vous des années de dissolution; je voulais cette jeunesse, dont vous avez fait le scandale de tant d'âmes...”
Le prestige d'un Bourdaloue subjuguerait-il, aujourd’hui, un monde qui n'a point été dressé à entendre des sermons? Il est vrai, que grâce à la T.S.F., on nous prêche maintenant à domicile; mais je doute que, diffusée, cette voix illustre pût garder la même efficace. C’est une bénédiction que Bourdaloue ni Bossuet ne soient nés dans un siècle où, pour les réduire au silence, le dernier des sans-filistes n’aurait qu’à tourner un bouton.

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François MAURIAC, “Après une lecture de Bourdaloue,” Mauriac en ligne, consulté le 19 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/447.

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