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L'Œuvre et la Vie

Référence : MEL_0461
Date : 20/05/1933

Éditeur : L'Echo de Paris
Source : 49e année, n°1973
Relation : Notice bibliographique BnF

Description

Moins d’un mois après le décès d’Anna de Noailles (30 avril 1933), François Mauriac constate qu’il existe bien souvent une disjonction entre la vie et l’œuvre des grands auteurs, à l’exception des poètes maudits ou de Barrès.

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L'Œuvre et la Vie

C’est un spectacle étonnant, et nous venons d’y assister, que cette soudaine mise en place d’un œuvre, à peine son auteur a-t-il expiré. Jusqu'à la dernière minute, nous ne pouvions douter, sinon de l’importance, au moins du rang qu’occuperait Anna de Noailles dans la poésie française: le poète éphémère se dissipe comme une buée, et les sommets surgissent de l’œuvre éternelle. Aussi mince que fût ce corps vivant, il nous cachait un monde.
Ce brusque miracle s'accomplit surtout lorsque l'artiste, mêlé à la société et soumis à ses rites, fut un ami qu'on appelait familièrement “Marcel” et qu'on trouvait gentil, compliqué et potinier; ou une femme qui était “Anna”, toujours en retard, et qui, dans les maisons où elle dînait, nous empêchait de nous mettre à table avant neuf heures et demie... Ils meurent; et instantanément, A la recherche du temps perdu, de Marcel Proust, les poèmes de la poétesse de Noailles s'inscrivent à la place qu'ils ne perdront plus dans la littérature universelle.
“Les vivants ne sont pas vénérables”, a écrit (je crois) Mme de Noailles. D'autant moins vénérables qu'ils appartiennent à une coterie, qu’ils en acceptent, plus ou moins, les lois et que, dans la mesure où ils s’en évadent, ils irritent ou divertissent les gens de leur monde et qui se croient leurs pairs. Et à vrai dire, sur le plan social, ils paraissent l'être, en effet jusqu'à ce que, de cette couche funèbre où est immobile la créature dont, la veille encore, les mots nous faisaient rire, une constellation s'élève, se fixe à jamais, entre toutes celles qui portent les noms de nos poètes bien-aimés.
De là notre malaise, lorsque, après cette transfiguration, les lettres du poète mort sont publiées. Il nous parait incroyable que la correspondance de Proust et Du côté de chez Swann aient été écrits de la même plume. Eh quoi! ce maître de l'analyse, et d'une rigueur terrible, fut aussi cet ami trop gentil, amateur de complications et de brouilleries, flatteur jusqu'à l'absurde, d'une fausse humilité insupportable, et qui ajoutait encore aux hyperboles du vocabulaire mondain?
D'ailleurs, il semble qu'à la fin de sa vie, Proust ait eu le sentiment de cette grandeur toute proche que la mort allait lui assurer. C’était par dérision qu'un César mourant disait: “Je me sens devenir dieu!” Mais le silence et la solitude que Marcel Proust crée autour de son lit, durant ses deux dernières années, cet éloignement exigé de ses amis les plus chers, ce détachement presque féroce, témoignent qu'il se sentait, à la lettre, devenir immortel. Et de même, Mme de Noailles n’a jamais permis que son œuvre gardât la moindre trace du prodigieux comique de ses propos dans le monde. Elle ne voulait point qu’à ce qui devait durer aussi longtemps que la mémoire humaine, la partie inférieure de son esprit ait, aussi peu que ce fût, collaboré.
Cette brusque coupure entre l’œuvre et la vie, chez les grands écrivains du “monde” apparaît beaucoup moins nette chez les “poètes maudits”, chez ceux dont l’existence affranchie de toute règle fut, en même temps, asservie à toutes les douleurs que subissent les hors-la-loi, dans une société où il n’y a pas de place pour eux.
La réprobation temporelle de Baudelaire et de Verlaine, les blasphèmes et les prières des Fleurs du mal, de Sagesse, la manifestent. Impossible de séparer leur atroce destin des cris immortels qu’il leur a fait pousser. Ce n’est point que la souffrance d’une Anna de Noailles ou d’un Marcel Proust n’aient été aussi authentiques. Mais en dépit de la maladie et de leurs angoisses, cette vie luxueuse, préservée et (surtout pour Mme de Noailles) cette atmosphère d’adulation apparaissent sans lien direct avec une poésie désespérée: désespoir d’ordre métaphysique; monotone et sublime clameur jaillie d’une créature comblée, qui a tenu l'univers dans ses bras, et à qui il n’a servi à rien d’avoir gagné l’univers.
Le génie de Baudelaire, de Verlaine, de Rimbaud se nourrit de leur histoire quotidienne; leur œuvre, si j’ose dire, pousse en pleine terre, en pleine boue. M. François Porché, qui vient d’écrire un Verlaine tel qu’il fut, certes passionnant, ne nous révèle rien, à la lettre absolument rien, qui ne soit inscrit dans chaque strophe de la Bonne chanson, de Sagesse, de Parallèlement et d’Amours. La poésie de Verlaine épouse étroitement le rythme de son abominable existence. En revanche, Mme de Noailles a pu écrire l’Histoire de ma vie: ce n’est pas l’histoire de son œuvre. (Nous ne parlons pas ici, bien entendu, des drames secrets de l’esprit et du cœur.)
La “fangeuse grandeur”, la “sublime ignominie” de Verlaine a fécondé sa poésie: les poèmes adorables de Sagesse n’ont pu s’élever vers le Christ et vers sa Mère, “comme la guèpe vole au lis épanoui”, que du fond de la cellule où le condamné de droit commun, Paul Verlaine, touche le fond de l’humiliation et de la honte. Il n’est aucune de ses grandes œuvres qu’il n’ait payée de son sang, de ses larmes, de son honneur humain. Sa triste histoire n’a pas fini de scandaliser ses biographes; ils n’ont pas fini de remercier Dieu de ce qu’il ne les a pas rendus semblables à ce pourceau; car il faudra la raconter aussi longtemps que sa chère voix ne se sera pas tue. Hélas! son œuvre immortelle immortalise son ivrognerie, ses mœurs atroces.
La poésie de Baudelaire et de Verlaine, écho de leur existence douloureuse, nous la rend inoubliable. Il est d'autres écrivains, et parmi les plus grands, dont on pourrait dire, au contraire, que c'est leur propre survie, la survie du personnage qu'ils ont été, qui assure à leur œuvre la durée. Chateaubriand nous intéresse davantage que l'œuvre de Chateaubriand. Entre tant de grands livres, nous ne relisons guère, avec ferveur, que les Mémoires d'outre-tombe, parce qu'ils nous le montrent tout entier (et souvent à son insu). Les autres ouvrages nous intéressent surtout dans la mesure où ils nous aident à le mieux connaître. De même, Rousseau: presque tout ce qu’il a écrit nous paraît difficile à relire aujourd'hui, hors les Confessions et les Rêveries, parce que l'homme s'y trouve tout entier. Nous sommes trop près de Barrès, ses livres sont encore trop brûlants, pour que nous songions à le ranger parmi ces écrivains. Rien d’ailleurs n’est plus arbitraire que ces classifications; et, en tout cas, il demeure acquis que son œuvre marque un moment essentiel dans l'histoire de la prose française. Il semble pourtant que nos cadets comprennent mal ses plus beaux écrits ou qu'ils s'en désintéressent; en revanche, ils interrogent avec curiosité, l'homme qu'il fut. Et nous-mêmes, qui l'avons tant aimé, autant que nous chérissions ses livres, de Sous l'œil des barbares au Jardin sur l’Oronte, c'était lui que nous cherchions: le secret d'une certaine attitude en face du monde, une certaine manière de se prêter aux perfectionnements de la vie. De livre en livre, c’était Barrès que nous poursuivions, c'était lui qui, d'abord, nous intéressait.
Et maintenant qu’il n’est plus là, ce n’est pas assez de dire que ce qu'il a écrit ne s'est en rien taché de lui: nous continuons d'y rechercher, avant tout, le commentaire d'une destinée pleine de grandeur. Aussi, avec quelle attente passionnée, ouvrons-nous chacun de ses Cahiers posthumes, mémoires d'outre-tombe qu'il n'a pas eu le temps de retoucher et où, dans un jaillissement, ce qui se dissimulait, au fond de cette âme ombrageuse, ce qui se dérobait, remonte à la surface et se livre à nous! Un fragment inédit, dans le dernier fascicule de la Revue universelle, outre une admirable rêverie sur la religion, recèle des aveux, bien étonnants de la part d'un homme dont la puissance de mépris accablait: une douceur secrète, une note attendrie et brisée, que nous n'avions pas réentendue, depuis les trois dernières pages de Sous l'œil des barbares, s’élève soudain, nous atteint en plein cœur:
Ce sont des jours où l’on est tout amour, incapable de dormir, ému par le ciel étoilé, le silence, le souvenir résigné des morts, la fuite des années, le trop plein du cœur, l'isolement...”
Lorsqu'il écrivait cela, Barrès avait l'âge que j'ai atteint aujourd'hui… Cher Barrès! Que j’aimerais, ce soir, aller sonner à votre porte, marcher auprès de vous sur le trottoir de cette avenue, qui ne porterait pas encore votre nom.

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François MAURIAC, “L'Œuvre et la Vie,” Mauriac en ligne, consulté le 20 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/461.

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  1. MICMAU_L'echo de Paris_1933_05_20.pdf