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Jour d’élection

Référence : MEL_0463
Date : 17/06/1933

Éditeur : L'Echo de Paris
Source : 49e année, n° 19601, p. 1
Relation : Notice bibliographique BnF

Description

Suite à son élection à l’Académie Française (1 juin 1933), François Mauriac évoque la figure de tous ceux qui, malgré leur absence, leur mort, étaient présents dans sa pensée et le ramènent vers son enfance.

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Jour d’élection

Académie Française, ces deux mots ont un pouvoir magique: ils suscitent des ombres; ils attirent vers nous, du plus lointain de notre passé, des êtres que, sans doute, nous n’avions pas oubliés, mais à qui nous pensons comme à des disparus. Parce qu’ils étaient sortis de notre vie, nous les imaginions hors de la vie. Et les voilà tous, ce soir, qui nous tendent les bras…
Cette écriture “tremblée”, c’est celle de ma vieille bonne, jamais revue depuis quarante ans. “J’ai découpé votre portrait dans le journal…” Ainsi, elle, qui avait déjà des cheveux gris, quand j’étais tout petit, aura survécu quarante années à cet enfant, que je reconnais soudain, contre sa robe, sur un petit tabouret, comme David Copperfield aux pieds de Pegotty.
Quelle était cette histoire que je lui redemandais toujours? La Montagne Verte… Et cette chanson qui me faisait pleurer? Le Petit Mousse: “Ni d’un père, ni d’une mère il n’a jamais connu l’amour...” Autour de cette femme assise avec du linge sur les genoux, l’appartement se recompose: mon cœur bat dans les ténèbres du corridor; accroupi sur la caisse à bois, dans le miroir, je renifle une odeur de cire, de gaz et de linoléum. Comment était le visage d’Octavie? Et, tout à coup, je le revois, blème, décomposé par la terreur, la bouche ouverte pour crier: “Au feu!” Les rideaux brûlaient dans la chambre de maman…
Cette autre lettre: “Te rappelles-tu? J’étais à côté de toi, à l’étude; tu avais écrit une tragédie: La Fille de Jephté…” Et soudain les plumes grincent, le couvercle d’un pupitre claque. J’édifie un rempart de lexiques et de dictionnaires. Il fait tiède et je somnole dans des relents de lustrine et d’encre. On devine, à travers la vitre embuée, l’ombre d’un grand platane tourmenté dans la nuit. Mon voisin dégrade Dreyfus en lui arrachant les ailes (c’est une mouche) et le noie au fond de l’encrier. Je demande à sortir: O délices de la nuit mouillée sur ma figure! Je ramasse dans la cour un papier d’argent qui a encore l’odeur du chocolat. Toutes les fenêtres brûlent, hublots d’un transatlantique échoué. C’est samedi, jour de confession. J’ai rempli une formule imprimée: L’élève Mauriac désire s’adresser à M. l’Abbé P. Il s’agit de rester hors de l’étude le plus longtemps possible, de muser dans le grand collège silencieux. Monté sur l’appui d’une fenêtre, j’espionne ce qui se passe chez les petits moyens: le premier de la rangée relève sans cesse, d’une main tachée d’encre, la mèche qui recouvre son front. Une soutane surgit au bout du couloir. Je monte l’escalier quatre à quatre et me dissimule dans une classe vide. Mon cœur bat comme pendant les parties de cache-cache.
Combien se rappellent à moi le soir, entourent ma barque! Je comprends ce que signifient leur présence: ils triomphent avec moi; nous sommes inséparables: il n’est aucun d’eux qui ne soit dans mes livres: j’ai eu besoin de tous ces regards, de tous ces cœurs. Chacune de ces lettres, écrite par un homme que je ne connais pas, c’est un enfant qui, en réalité me les adresse, l’enfant que j’ai connu et aimé et que les mots Académie Française ressuscitent pour un jour.
Ces légers fantômes ne me semblent ni plus ni moins vivants que ceux qui ne m’ont pas écrit, parce qu’ils sont morts: quelques-uns emportés dès le collège; la plupart (presque tous) soldats du 18e Corps, fauchés d’un seul coup, en Lorraine, à la fin d’août 1914, –peut-être le jour même où des chroniqueurs spirituels prêtaient ce mot à un cafetier de Bordeaux: “Vous en faites une guerre, là-haut!” Oui, ils en faisaient une guerre, là-haut, les petits Bordelais.
Après les jeunes morts, voici les vieux dont plusieurs leur ont survécu: ceux-là aussi me délèguent des envoyés qui me saluent en leur nom. Je revois des photographies jaunissant dans les vieux albums: des survivants me transmettent le tendre message de ces oubliés –de mon père que je n’ai pas connu. Mais pour me parler, dans l’ombre, ma mère n’a besoin de personne...
Sur ces figures détruites, si elles m’avaient souri aujourd’hui, sans doute eussè-je pleinement “réalisé” le bonheur d’être académicien: car tous les parents du monde se font de la gloire littéraire une idée qui n’a guère changé, depuis les distributions de prix où l’orchestre jouait Le Voyage en Chine, tandis que des couronnes de lauriers verts et or prêtaient aux collégiens bileux, que nous étions presque tous, des visages d’Augustules et de Césarions.
Les parents veulent que la gloire de leurs enfants soit tangible, indéniable, au-dessus de toute discussion, qu’elle s’impose avec éclat aux amis et connaissances. Pour eux-mêmes, d’ailleurs, pour ne pas perdre confiance, ils ont besoin de preuves. Ce garçon dont on parle dans le journal, ils l’ont porté dans leurs bras, ils l’ont privé de dessert, ils savent bien que ce n’était pas un enfant extraordinaire. Sans doute, si le pauvre Baudelaire avait été académicien, sa mère n’aurait pas attendu qu’il fût mort pour croire à son génie.
Le bonheur académique ressemble donc à un feu invisible que trahit seul son reflet sur des figures bien-aimées. Plus nombreuses elles se pressent autour de nous, et mieux nous sentons notre joie.
Est-ce une illusion? Cédè-je à l’euphorie de l’élu? Mais non: chez mes maitres, chez mes camarades dont beaucoup méritaient plus que moi cet honneur, j’ai senti un contentement vrai. Même dans les articles de gauche et d’extrême-gauche, quelle gentillesse! Jusqu’au rédacteur communiste du Monde qui fronce en vain les sourcils: ses épines sont pleines de roses. Seul, un grand journal catholique du soir, interrompant les éloges qu’il me dispensait depuis peu d’années, recolle, sur chacun de mes romans, l’avis: très dangereux. Mais cette étiquette, qui m’a tant inquiété autrefois, ne me trouble plus: c’est qu’il n’est guère de courrier qui ne m’apporte des raisons d’avoir confiance et de ne pas perdre cœur.
Au vrai, tout remède est à base de poison et le même romancier peut faire figure à la fois de médecin et de meurtrier. Il ne faut pas trop se fier aux lettres reçues; car les “guéris” écrivent à un auteur et le remercient; mais, peut-être, les empoisonnés restent-ils toujours silencieux… Pourtant (est-ce de la présomption?) il me semble qu’il existe des paroles que l’on était seul appelé à prononcer: une famille d’esprits auxquels nous nous adressons, en particulier, et que seul nous avons chance de toucher. A un tournant de sa vie, l’écrivain voit l’ensemble de son œuvre, et, aussi médiocre qu’elle lui apparaisse, il lui découvre une signification: il fallait qu’elle fût écrite ainsi; elle a été voulue telle qu’elle est, pour le bien d’une certaine espèce d’âmes.
Que le Dieu de Cana, qui changeait l’eau en vin, fasse ce qu’il lui plait d’une pauvre historie humaine, ou plutôt d’un ensemble de pauvres histoires, c’est ce que certains écrivains croient savoir.
Tant qu’une œuvre littéraire demeure vivante et qu’elle participe à la vie des âmes, son action reste mystérieusement liée à la vie intérieure de l’artiste qui l’a conçue. Ainsi, tel livre, sans doute mauvais au moment où il parut, prend peu à peu un autre sens, se révèle tout différent dans la lumière des ouvrages qui l’ont suivi. Je suis très frappé de ce que beaucoup de nos correspondants ne nous parlent pas d’un roman isolé: chacun de nos livres représente à leurs yeux la simple péripétie d’un drame unique, celui de notre propre destinée, où ils cherchent pour eux-mêmes une direction, des enseignements…
Mais c’est trop parler de soi, fût-ce au lendemain d’une élection! Que mes lecteurs me pardonnent: ces lignes sont écrites pour tant d’amis connus et inconnus auxquels je souhaite de pouvoir répondre personnellement. Qu’ils reçoivent, dès aujourd’hui, l’assurance de ma gratitude et de mon affection.

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François MAURIAC, “Jour d’élection,” Mauriac en ligne, consulté le 16 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/463.

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  1. MICMAU_L'echo de Paris_1933_06_17.pdf