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L’Homme qui ne vient pas

Référence : MEL_0464
Date : 01/07/1933

Éditeur : L'Echo de Paris
Source : 49e année, n° 19615, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF

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L’Homme qui ne vient pas

Alors qu’en Allemagne, en Italie, la jeunesse mène le jeu, pourquoi demeure-t-elle, chez nous, éloignée du pouvoir? Mais c’est mal poser la question. Les jeunes Allemands et les jeunes Italiens n’ont rien fait que de subir la volonté d’un homme. Ils n’ont rien pris, ils se sont laissés prendre. Quelqu’un les a asservis qu’ils ont chargé de penser et de vouloir pour eux.
Qu’est-ce donc, en France, qui empêche l’homme de venir –l’individu habile à utiliser la misère d’une génération, la faim des corps de vingt ans, la rancune des cœurs, le désespoir?
Sans doute, faut-il incriminer d’abord les institutions qui, d’avance, détruisent les chefs. Nul régime n’aura, autant que le nôtre, usé d’individus, ni plus rapidement. C’est pitié que de les voir, au sortir du toril des grandes écoles, ces majors de promotion, ces “caciques” éblouissants d’intelligence, bâtis en force, touche-à-tout, beaux parleurs, débarrassés de toute métaphysique. “Garçons français, les plus intelligents de tous”, chantait, dans ma jeunesse, Henri Franck. Aucun autre pays n’a de telles promesses ni, au début de chaque génération, de tels chefs en herbe.
Mais, dès leurs premiers pas, la grande tentation les guette, le Parlement les happe. C’est se séparer, pour eux, et d’un seul coup, des forces vierges du pays.
Leur illusion est de croire qu’il ne leur en coûtera que de la souplesse et beaucoup de salive. Mais combien sont-ils qui purent résister à ce laminoir? Un petit nombre, sans doute, ceux dont la vraie vie se situe plus haut, et qui, sous une forme ou sous une autre, sont capables encore de faire oraison. La plupart, comités, syndicats, commissions ont vite fait de les ramener tous à un type commun, qui est à l’opposé du “meneur”: ils sont essentiellement des “menés”. Il est douteux qu’aucun de nos grands hommes politiques (sauf M. André Tardieu) puisse redevenir libre. Ils ont eu trop longtemps les pieds et les mains liés: on ne se déshabitue pas de la chaine. Pour la plupart, ce sont des hommes dont le drame se joue sur un plan tout autre que celui où la masse des Français s’inquiète et souffre. Sur ce panier de crabes, qu’elle distingue à peine les uns des autres, la jeunesse française ne se penche même plus.
En dehors des politiciens, pourtant? Il est vraisemblable qu’Hitler existe en France; mais à l’heure où j’écris, il est encore peintre en bâtiments et siffle sur une échelle. Cette graine de dictature qui germe et foisonne partout, en Europe, trouve chez nous un mauvais terrain. C’est, peut-être, que nous avons moins souffert et que nous gardons de mauvais souvenirs touchant ces sortes d’expériences. C’est surtout qu’il y a loin de la jeunesse française à allemande et à l’italienne: une différence de nature.
Ceci nous étonne: en France, beaucoup de bons esprits paraissent admettre, sans discussion, que ce refus de notre jeunesse devant le héros-fétiche dont d’autres pays ont le bénéfice soit chez elle signe d’usure, d’impuissance. On lui cherche des excuses, on l’encourage, on ne veut point désespérer de l’avenir, on interroge l’horizon pour voir si l’homme n’apparaît pas. “X serait merveilleux, me disait un de mes amis, il a tout pour tenir le rôle: beauté, jeunesse, éloquence, foi… Il ne lui manque absolument rien; il reste de le rendre populaire…” Hélas! c’est le miracle qui ne se fabrique pas sur commande.
Et, sans doute, l’homme qui ne vient pas viendrait, s’il était plus désiré. Pour que notre Hitler inconnu descendit de son échelle et laissait là ses pinceaux, il faudrait que l’amour de la génération nouvelle pût cristalliser autour de lui. Mais nos enfants ne se soucient plus de créer des héros de cette espèce. Ils ne s’inquiètent pas de savoir si quelque Bonaparte inconnu s’ennuie à lire Plutarque dans une chambre de Paris: ils sont les petits-fils des grenouilles qui ont été mangées.
En tous cas, il faudrait, au moins, envisager l’hypothèse où cette obstination des jeunes Français à laisser Hitler sur son échelle ne serait pas signe de faiblesse, mais de force et, pour tout dire, de civilisation.
M. François Le Grix vient de publier, aux éditions Grasset, sous le titre Vingt jours chez Hitler, un reportage saisissant: il y réussit ce tour de force de nous faire comprendre l’Allemagne des Nazis et du Führer, en nous la faisant sentir. Un tel document, où l’on sent la palpitation de la vie, témoigne de ce que cette discipline, cette rigueur, dissimulent de confusion. On devine qu’une si inflexible vertu, cette dureté spartiate, n’arrivent pas à donner le change à un observateur aussi sensible que M. François Le Grix, sur tant de trouble et de fièvre, mais qu’il ne laisse pas d’en être un peu grisé. Ne lui reprochons pas de subir, tout en se défendant, le sortilège: car Barrès, lui-même, connaissait ce charme affreux. A l’époque impériale, il avait su démasquer ce visage que l’Allemagne aujourd’hui découvre, ce visage terrifiant de l’éternelle Méduse qui a offensé Minerve.
Qui oserait soutenir que Minerve doive chercher la vérité auprès de Méduse et lui demander des exemples? Croirons-nous que nous sommes inférieurs, parce qu’aucun aventurier n’a encore su capter, en France, les forces ténébreuses? Parce que, chez nous, toutes les familles spirituelles ne sont pas prêtes à s’anéantir sous le regard de la Tête aux cheveux de serpents?
Nous avons, en 1933, cette originalité d’être encore un peuple civilisé. Jusqu’à aujourd’hui, la civilisation était la chose du monde la plus répandue; on était civilisé sans s’en apercevoir; nul n’aurait eu l’idée d’en tirer de l’orgueil. Aujourd’hui, le moindre Français sent profondément qu’il appartient au peuple civilisé par excellence. Mais il prend conscience, en même temps, de sa faiblesse devant la barbarie; et pour n’être dévoré, il souhaite, lui aussi, parfois, de se barbouiller la face et de “marcher par quatre” derrière un héros inventé de toutes pièces. Dans quelle mesure faut-il céder à la séduction de la barbarie et se méfier de notre sagesse?
A l’occasion de son quatrième centenaire, on a beaucoup parlé de Montaigne. L’admirable, chez l’auteur des Essais, c’est que cette “tête bien faite” dont il s’enorgueillissait, il ne la perdit pas dans une France déchirée par les factions, et où tout le monde paraissait l’avoir perdue. M. Ramon Fernandez a raison d’écrire qu’il n’était pas besoin de cet anniversaire pour nous souvenir de lui, cette année: l’état de l’Europe y suffit.

“Ces désordres, cette folie blanche ou rouge le rapprochent de nous, écrit Fernandez. Il ne faut pas beaucoup d’imagination –il n’en faut plus du tout dans certaines parties de l’Europe– pour se représenter un homme sage et sain replié sur soi-même et résistant, plutôt par souplesse que par force, aux passions sanglantes qui le pressent de toutes parts. Il fallait ce dérèglement du monde pour nous faire estimer au prix fort les vertus que des croyants injustes et des héros en chambre ont dénigrées sous le nom de scepticisme et de veulerie.”

Nous ne sommes pas des croyants injustes, mais nous sommes des croyants. Nous avons les vertus de Montaigne et nous en avons aussi de plus hautes. Faire tout le nécessaire, cela va de soi, et avant tout, comme le souhaite Henri de Kerillis, réformer la Constitution. Mais qu’aucune réforme ne nous fasse perdre conscience de notre vrai génie: nous avons tout à gagner à demeurer nous-mêmes. Persée n’a pas eu peur de Méduse. Il ne s’est pas transformé sous son atroce regard; et finalement, il lui a tranché la tête.

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François MAURIAC, “L’Homme qui ne vient pas,” Mauriac en ligne, consulté le 25 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/464.

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  1. MICMAU_L'echo de Paris_1933_07_01.pdf