Mauriac en ligne

Search

Recherche avancée

Henri Bremond

Référence : MEL_0468
Date : 26/08/1933

Éditeur : L'Echo de Paris
Source : 49e année, n° 19671, p. 1
Relation : Notice bibliographique BnF

Version texte Version texte/pdf Version pdf

Henri Bremond

A l’auteur de l’Humanisme dévot et de l’Invasion mystique, la gloire appartient d’avoir rétabli les perspectives exactes du catholicisme français, que Sainte-Beuve avait faussées en assignant à Port-Royal une place indue. L’abbé Henri Bremond a su nous rendre familières de saintes âmes qui, si elles sont l’honneur de l’Eglise gallicane, ont aussi enrichi grandement notre histoire littéraire. Psychologue des états mystiques, observateur de ce drame à deux personnages qui tient dans le mot de Newman: “Myself and my Creator”, l’abbé Bremond n’empêchera sans doute pas les vulgarisateurs du freudisme, ni les psychiatres de tout poil, de soutenir encore que le point de vue sexuel est le meilleur pour aborder sainte Thérèse et saint Jean-de ma Croix; mais, grâce à lui, ils ne convaincront plus désormais que les ignorants ou que les imbéciles.
Reconnaissons-le: pour exceller dans la biographie des mystiques, comme l’a fait le grand historien disparu, il fallait réunir deux conditions qui semblent d’abord s’exclure et que seul, à ma connaissance, l’abbé Bremond a su concilier: partager leur foi, posséder une expérience personne des états d’oraison, afin de pouvoir atteindre ces saintes âmes du dedans (car les psychiatres matérialistes ne se doutent pas de l’incommensurable distance qui les sépare de l’objet même de leur étude). Mais en même temps, il importe que l’historien croyant sauvegarde en lui l’esprit critique: lorsque l’émotion religieuse l’inclinerait à tomber à genoux, il lui faut conserver sa tête froide et savoir observer.
C’est l’art, très précisément, que réside l’art admirable de l’abbé Bremond: il se tient à la fois au dedans et au dehors –dans l’âme et hors de l’âme qu’il analyse. Il assiste aux noces spirituelles de ses héros, non certes en ignorant, comme les vulgarisateurs à prétentions scientifiques: il suit tous les méandres de cet amour, il l’épouse étroitement et en subit le flux et le reflux. Ce n’est pas assez de dire qu’il le connaît… sans pourtant nous donner, à aucun moment, l’impression qu’il l’ait ressenti pour son propre compte.
Qu’on m’entende bien: il ne s’agit point ici d’interroger indiscrètement la vie religieuse personnelle du grand historien. Ce que nous voulons dire, c’est que cette vie religieuse personnelle ne semble coïncider jamais avec celle du mystique qu’il étudie –et que pourtant il étudie de l’intérieur. Tout se passe comme si la pénétration intellectuelle, à un certain degré, équivalait à l’expérience sensible.
Et, sans doute, le précurseur de l’abbé Bremond, le Sainte-Beuve de l’Histoire de Port-Royal, nous fournir de cette équivalence un exemple fameux. Mais si Sainte-Beuve pénètre la vie intérieure des solitaires aussi profondément que le peut faire une ardente sympathie, éclairée par l’une des plus belles intelligences critiques qui ait jamais existé, tout de même la limite apparaît nettement qu’il ne franchit pas. Pourtant, le jeune Sainte-Beuve s’était tourné quelque temps vers Dieu et avait connu les directions de Lamenais, l’amitié de l’abbé Lacordaire (dont les impressions de séminaristes ont inspiré un chapitre de Volupté). Mais même en tenant compte du souvenir qu’il avait pu garder de sa ferveur perdue, l’historien de Port-Royal n’a rien écrit qui ne s’explique par sa puissance de pénétration intellectuelle. Pour prendre un exemple plus proche de nous, M. Léon Brunschwicg est entré dans la psychologie de Pascal autant qu’il était possible à un philosophe sans la foi.
On conçoit qu’Henri Bremond, prêtre catholique, ait bénéficié d’une grande avance sur ses émules rationalistes. Et, en effet, avec une aisance miraculeuse, il s’introduit en plein débat mystique, entre en tiers dans le dialogue Myself and my Creator, interprète les silences. Et c’est bien mieux qu’en témoin qu’il les interprète; ou alors il est un témoin qui se met à la place de l’âme observée. Mais sans se substituer à elle: ce n’est jamais de lui-même qu’il parle. Il ne semble jamais se souvenir de son propre cœur.
Il se peut qu’il y ait là une question de méthode. Il n’est pas impossible qu’à notre insu, le grand psychologue ne parvienne à pénétrer dans ces saintes vies que grâce à des recoupements, à des comparaisons avec sa propre expérience religieuse. S’il en est ainsi, quel miracle de pudeur! Car rien ne se trahit de ces rapprochements secrets.
Les meilleures biographies sont dues presque toujours à une certaine ressemblance entre le narrateur et l’homme dont il raconte l’histoire. Ce sont des réussites, si l’on peut dire, par analogie. Nous ne connaissons les autres que par nous-mêmes, et notre propre secret nous livre celui des cœurs les mieux défendus. Si la science des états d’oraison, dont témoigne l’abbé Bremond, est le fruit de ce raisonnement par analogie, d’un rapprochement, avec ce qu’il a lui-même ressenti, admirons cette réserve, cette surveillance de soi: certes, il sait comment cela se passe; mais sa plume ne tremble pas, il retient le cri qu’un autre aurait laissé jaillir et qui l’aurait livré. Il observe de tout près, il compte les battements d’un cœur, il ausculte l’extase.
Autant qu’il admire et qu’il aime l’âme, objet de son étude, la vénération ne trouble jamais sa lucidité. Ce n’est pas qu’il mange de respect; mais un saint n’est jamais trop humain pour lui. Il ne laisse dans l’ombre aucun traite de faiblesse; non par esprit de dénigrement: au contraire, il rapproche cette âme de nous qui ne pouvons nous élever jusqu’à elle. Il ne souffre pas que dans les saints, la Grâce nous cache la nature, et pour nous introduire soudain en pleine nature, il excelle à profiter des intermittences de la Grâce chez les plus dévotes gens. Les effets de cet art surprennent quelques-fois: nul ne se fût avisé, avant l’abbé Bremond, que Bossuet ait pu prêter à sourire et qu’il pût y avoir dans l’Aigle de Meaux un gibier pour Molière.
Mais nous touchons ici à un autre aspect de ce talent étrange: cet historien qui ne livre rien de lui, ne surveille pourtant pas ses humeurs. C’est à la lettre, un historien d’humeurs, qui fait éclater ses sympathies et ses antipathies avec une liberté incroyable. Il prend violement parti dans les débats qu’on aurait pu croire éteints depuis trois siècles. Pour tout dire, il n’existe pas d’écrivain plus passionné que cet érudit. Nous aurions mauvaise grâce à nous en plaindre, car c’est cette passion même qui donne au style de l’abbé Bremond cette verve parfois féroce et qui nous enchante, même lorsque Saint-Cyran, Bossuet et Rancé en font les frais.
Mais justement! Renseignés autant qu’il est possible sur ses amitiés posthumes et sur ses répugnances, cette connaissance ne nous fait pas avancer d’un pas dans la vie intérieure de cet homme profond. Lui-même, dans ce Newman que l’on vient de rééditer, et qui est un des chefs-d’œuvre de la biographie psychologique, nous montre comment le grand Anglais se trahit et se livre par le choix des Pères de l’Eglise qu’il étudie: saint Athanase, Théodoret, saint Chrysostome, leurs luttes, les persécutions qu’ils ont subies. C’est au fond, en cent actes divers, le propre drame de Newman. Mais n’espérons pas que les violents partis pris de l’abbé Bremond nous introduisent jamais dans son histoire personnelle. Non que l’on ne puisse déceler assez vite les raisons apparentes de ses préférences. Nous pourrions risques quelques hypothèses pour expliquer sa présence aux côtés des jésuites contre Port-Royal, de Fénelon contre Bossuet et de Newman contre Maning. Mais nous n’en pourrons rien conclure touchant “sa prière”, comme il s’exprime lui-même lorsqu’il parle des autres.
La prière des autres! Qu’il l’a admirée! enviée peut-être… A propos de la dévotion de Newman qui, selon lui (mais ne se trompe-t-il point ?), côtoyait la sécheresse et n’était jamais exempte d’effort, l’abbé Bremond écrit ces lignes révélatrices, et que nous serions tenté de lui appliquer à lui-même bien plus qu’à Newman:
“Il est plus dur de ne pas entrer dans une terre promise quand on a été admis à contempler librement cette contrée par une de ces journées transparentes qui révèlent toutes les merveilles du paysage. Si l’on a reçu l’imagination d’une sainte Thérèse, on souffre deux fois de ne sentir battre en sa propre poitrine que le cœur grêle d’un Nicole.”
Telle est la gratitude, en quelque sorte infinie, que nous devons à ce fils de Sainte-Beuve; par sa mort, qui interrompt irréparablement une œuvre admirable, tout de même, il nous enrichit. Car rien n’est si faux que le mot de La Bruyère: “Tout a été dit depuis qu’il a des hommes et qui pensent…” Tout est à dire de nouveau, à mesure que les grands hommes entrent à leur tour dans l’éternité. Chacun d’eux pose un autre problème, un problème inédit et différent de tout ce qui a précédé. Toute destinée est singulière: et c’est la leçon qui se dégage de l’œuvre d’un Bremond: si le salut de chacun de nous est un drame incomparable, unique, à deux personnages, un grand homme, en mourant, ajoute à tous ces bienfaits celui d’accomplir la zone de terres inconnues qui sollicitent critiques, historiens, romanciers. En mourant, l’abbé Bremond, peintre des grandes âmes, change en quelque sorte de camp: il passe du côté des modèles, et son personnage exercera longtemps le génie subtil des Bremond de l’avenir.

Apparement vous ne disposez pas d'un plugin pour lire les PDF dans votre navigateur. Vous pouvez Télécharger le document.


Citer ce document

François MAURIAC, “Henri Bremond,” Mauriac en ligne, consulté le 25 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/468.

Transcribe This Item

  1. MICMAU_L'echo de Paris_1933_08_26.pdf