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Les absents

Référence : MEL_0473
Date : 11/11/1933

Éditeur : L'Echo de Paris
Source : 49e année, n°19748, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF

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Les absents

Il arrive souvent qu’un homme, vers le milieu du chemin de la vie, examine la courbe de sa destinée et, devant tant d’échecs publics, de misères cachées, se refuse à s’en tenir pour responsable. Il incrimine sa famille, ses maitres, l’éducation qu’il a subie, l’atmosphère de son enfance. Il cherche partout, sauf au dedans de lui, les raisons de sa défaite. Si ses parents vivent encore, il ne leur épargne pas les reproches: “Vous n’auriez pas dû me mettre au collège… Pourquoi ai-je été pensionnaire?” Ou au contraire: “Il fallait exiger davantage de moi. Vous auriez dû me tenir tête…”
Nous oublions ces reproches que nous faisions à nos parents, jusqu’au jour où ils ne sont plus là pour nous les pardonner. Maintenant qu’ils sont morts, leur pauvre voix s’élève dans notre souvenir. Comme ils se défendaient mal! “Je croyais bien agir… Tu étais un enfant difficile à comprendre… Sans doute aurais-je dû demander conseil… Je ne savais pas que tu étais un enfant si malheureux…”
Nous ne pouvons plus rassurer notre mère; nous ne le pourrons plus jamais; car il fallait qu’elle mourût pour que nous comprenions que ce cœur, aujourd’hui délivré de la vie, avait maintenu en nous, jusqu’à son dernier battement, tout ce que nous gardons encore de noblesse, de pureté. A certains tournants de notre histoire, sans doute avait-il dû battre plus vite, s’user, s’exténuer, pour que cette force du bien en nous ne fût pas tout à fait dominée. Tandis que nous lui faisions des reproches, elle nous sauvait à notre insu.
Voici qu’elle n’est plus là, et nous prenons conscience de cet héritage enfoui au centre de notre être, inaliénable; comme si la pauvre femme avait su qu’elle pouvait partir, qu’elle emportait dans la mort la jeunesse tourmentée de ses fils; qu’ils ne risquaient plus rien désormais, qu’ils n’avaient plus besoin de sa souffrance ni de son amour: la Grâce leur suffirait qu’elle leur avait méritée. Quand une mère se couche pour mourir, elle semble confier à ses enfants: “J’ai fait ce que j’ai pu pour vous; c’est maintenant l’affaire de Dieu.”
Mais elle nous laisse aussi cette douleur de ne pouvoir plus lui dire ce que nous ne lui avions jamais dit. Car la vie ne se prête que bien rarement à ces paroles graves, à ces explications solennelles où un enfant vieilli peut tomber aux genoux de ceux dont il est né. C’est pourquoi ces cérémonies, ces honneurs du milieu de la vie, comme ils devraient nous sembler beaux, lorsque notre mère est encore vivante, et que ces mêmes mains qui, autrefois, le jour des prix, posaient des couronnes sur nos fronts d’écoliers, peuvent caresser, aux revers de notre bel uniforme, ces lauriers de l’enfance soudain reverdis! Il semble que ce jour-là, et dans un seul embrassement, nous aurions su faire comprendre à celle qui nous a mis au monde, ce que n’expriment pas les paroles humaines. Ah! sans doute, l’aurions-nous trouvée, sans même avoir besoin de la chercher, la réponse aux vers sublimes:

Lorsque la bûche siffle et chante, si le soir,

Calme, dans le fauteuil je la voyais s’asseoir,

Si, par une nuit bleue et froide de décembre,

Je la trouvais tapie en un coin de ma chambre,

Grave, et venant du fond de son lit éternel

Couver l’enfant grandi de son œil maternel,

Que pourrais-je répondre à cette âme pieuse,

Voyant tomber des pleurs de sa paupière creuse?

Oui, paroles ou silence, nous sommes assuré que nous aurions trouvé la réponse et séché ces pleurs.
J’ai toujours gardé une gratitude particulière envers les maîtres qui m’ont élevé, pour un geste qu’ils nous faisaient faire, le jour de notre Première Communion. Avant d’approcher de la Sainte Table nous dûmes quitter nos bancs et aller vers nos parents pour leur demander pardon. Mais d’abord le prêtre nous rappela que si nous n’avions pas encore commis de grandes fautes et si nous ne nous sentions pas gravement coupables envers eux, nous devions penser aux peines inconnues, aux chagrins futurs qu’ils auraient plus tard à cause de nous. A cette minute, la sensation, si j’ose dire, nous était communiquée de ce présent éternel de Dieu qui, dans le petit garçon de dix ans, à la bouche pure et tendue vers l’hostie, voit les chutes, les pauvres relèvements, les rechutes, les trahisons, les souillures de toute une vie. Mais ce jour-là, cette misère encore en puissance était déjà recouverte, pardonnée, dans la chapelle pleine de sanglots où notre jeune mère, qui avait quitté le noir pour nous faire fête, traçait une croix sur notre front.
C’est vers cette matinée merveilleuse que nous revenons en esprit, que nous remontons à travers les années, pour retrouver la certitude que tout a été connu et effacé d’avance… Et sans doute, nous qui possédons la Foi, nous devrions croire, dans tel jour solennel, à la présence invisible des morts qui nous ont aimés. Mais que sont nos fêtes humaines pour ceux qui sont dans la lumière? Quelle apparence qu’ils puissent descendre jusqu’à ce néant? Bossuet parle quelque part de “ce grand coup de maître qui rendra les saints à jamais étonnés de leur propre gloire…”
Hélas, du fond de cette gloire, quelle dérision doit sembler la nôtre! Qui pourrait détourner leurs regardes de la Face qu’ils contemplent? Quel bonheur terrestre vaut qu’ils oublient une seconde cette joie dont ils débordent éternellement? Cette joie des bienheureux n’est-elle pas, entre eux et nous, un infranchissable océan? Cette joie, Dieu même l’a préparée. “Ne prenant plus loi, dit encore Bossuet, que de sa puissance et de son amour, il ira chercher, dans le fond de l’âme, l’endroit par où elle sera plus capable de félicité…” Mais cet endroit-là, dans l’âme de nos mères, n’est-il pas celui où est gravée à jamais notre propre image?
Voici une pensée qui nous console: Dans les jours de sa chair, l’immense amour qu’une mère avait pour ses enfants, les soucis de santé et d’argent, les inquiétudes sans fin, ne l’empêchèrent pas, à travers tout, d’avancer vers son Dieu, de le trouver et de l’étreindre. Pourquoi ne referait-elle pas la même route et ne pourrait-elle revenir sur ses pas? Du fond de sa contemplation éternelle, elle saura bien retrouver le chemin de sa tendresse. Et peut-être ne s’y sentira-t-elle pas dépaysée; elle ne croira pas avoir changé d’atmosphère; car rien ne ressemble davantage au mystère du ciel que cet amour de la femme pour les hommes qu’elle a portés.

P.-S. – Le livre pour les malades, auquel j’ai fait allusion dans ma dernière chronique, s’appelle Souffrance, école de vie. Il vient de paraître aux éditions Spes. L’auteur est Mlle Suzanne Fouché.

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François MAURIAC, “Les absents,” Mauriac en ligne, consulté le 26 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/473.

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