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Prix Goncourt 1933

Référence : MEL_0475
Date : 16/12/1933

Éditeur : L'Echo de Paris
Source : 49e année, n°19783, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF


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Prix Goncourt 1933

Imaginez un homme dressé dès son adolescence contre les lois, et pour qui vivre c’est s’opposer; imaginez-le se jetant, dès sa vingtième année, dans l’agitation révolutionnaire; non qu’il en espère rien (il est à jamais désespéré) mais il ne prend conscience de soi-même que dans cette insurrection de tout son être. Agir dangereusement, agir pour agir, est à ses yeux, entre toutes les méthodes d’évasion, celle qui d’abord le sollicite. Il ne dédaigne pas d’ailleurs les plus basses. On ne détient jamais trop d’armes contre le désespoir; on n’ouvrira jamais assez de portes de sortie pour échapper à ce monde étouffant.
Mais il en est une entre toutes, que sans doute il préfère: rien ne le délivre plus surement que d’écrire. Il appartient à cette espèce d’écrivains dont l’œuvre épouse étroitement la vie. Ce n’est pas assez de dire qu’elle la reflète: son œuvre c’est sa vie.
Autant qu’il multiplie les personnages dans un roman, chacun de ces désespérés lucides l’exprime tout entier. Ils ne diffèrent les uns des autres que par le moyen qu’ils choisissent pour échapper au réel: terrorisme, amour, érotisme, drogue, aventures… Mais nous reconnaissons chez tous le même visage convulsé, –ce visage que j’ai connu à dix-huit ans, plein de feu, magnifique d’intelligence, mais déjà marqué d’une réprobation mystérieuse.
Or, ce Malraux, bien avant que le Prix Goncourt l’eût désigné à l’admiration des foules, avait atteint sans effort la première place. Car nous vivons dans une société étrange; elle est vieille, elle s’ennuie, elle pardonne à qui sait la distraire, fût-ce en lui faisant peur, en lui donnant la chair de poule. Le talent la désarme. Voilà un garçon qui, dès l’adolescence, s’est avancé vers elle, l’œil mauvais, un poignard à la main, qui a cherché en Asie l’endroit sensible pour l’atteindre, l’endroit le plus vulnérable. Et son œuvre même témoigne de l’étroite alliance que ce jeune furieux a conclue avec toutes les forces conjurées pour la ruine du vieux monde. Mais quoi! Il a du talent; il a plus de talent qu’aucun garçon de son âge. Qu’on s’en indigne ou qu’on l’approuve, c’est un fait qu’en l’an de grâce 1933 un beau livre couvre tout. Est-ce folle imprudence de la part d’une civilisation qui ne réagit même plus pour se défendre? Cela n’est pas sûr. On pourrait plutôt discerner dans cette indulgence l’instinct profond d’une très vieille société qui dit à son enfant dressé contre elle: “Tu as beau faire; en dépit des outrages dont tu m’abreuves, tu es mien par ton intelligence, par ta culture, par ton style; tu es mien par tous les dons de l’esprit. Mon héritage te colle à la peau; en vain tu t’inities aux plus secrets mystères de l’Asie, tu n’arracheras pas de toi mon esprit dont je t’ai revêtu. Et cela est tellement vrai que moi, que tu as voulu assassiner, je dépose sur ton front une de mes plus belles couronnes, et tu l’as désirée, et tu ne la rejettes pas. Les livres que tu as écrits, en haine de moi, sont incompréhensibles pour les barbares avec lesquels tu te ligues. Ce sont eux qui te considèrent d’un œil méfiant; mais moi, que tu hais, je me glorifie de toi, mauvais garçon, parce que tu rends témoignage à mon génie et que tu me fais honneur. Ta révolte n’intéresse pas les révoltés, mais elle enrichit mon patrimoine littéraire…”
L’intrusion de la réussite dans un destin orienté par le désespoir: spectacle passionnant pour ceux qui suivent depuis ses débuts cet étonnant Malraux. Comment ce réprouvé réagira-t-il au bonheur, –ou du moins à ce que le monde appelle bonheur? Il ne s’agit pas ici du cas vulgaire d’un anarchiste enrichi, nanti, et que l’argent sépare de ses anciens compagnons. Ce qui nous intéresse, chez Malraux, c’est l’attitude intérieure.
Après tout, l’ambition est une issue possible. Un anarchiste intellectuel, même si, à un moment de sa vie, il n’a pas dédaigné l’action directe, pourquoi se refuserait-il à dominer le monde par les moyens que la société lui donne? Et puis, il peut toujours invoquer l’excuse de tous les réfractaires assagis, qui se trouvent soudain installés en pleine réussite: “Ces avantages que la Société me reconnaît, ces armes que la Bourgeoisie me fournit, je saurai bien les retourner contre elle” Au vrai, ils partent mais n’agissent pas: nous croyons que le monde finit toujours par endormir ceux qu’il a comblés. Tout notre système politique est régi par cette loi: des enragés que le pouvoir apaise.
En vérité, Malraux aurait beau jeu pour me rétorquer: “Et vous?” Et il est très vrai que le problème demeure le même pour l’anarchiste et pour le chrétien. En apparence, du moins. Pour l’un et pour l’autre, le succès représente un égal péril. Le chrétien qui se dit: “Je mettrai au service de ma Foi l’autorité qui m’est départie…” ne se rassure pas plus aisément, s’il est sincère, que l’ancien agitateur, lauréat du Prix Goncourt, et dont la presse entière, de l’extrême gauche à l’extrême droite, approuve le triomphe.
Nous doutons qu’il atteigne à se rassurer en songeant qu’il fera tourner ce triomphe au bénéfice de sa haine. Car le succès porte avec lui une sorte de détente, d’euphorie; comme il assure des privilèges: “Le monde n’est pas si mauvais... il y a tout de même des moments agréables…”
Telle est donc la véritable épreuve des hommes de cette race: le succès. Voici le moment de mesurer leur force. Seront-ils ou non des satisfaits? Se sentiront-ils “comblés” au sens strict? Comblés au point qu’il ne reste plus en eux la moindre place pour l’exigence essentielle, –pour cette exigence qui, à sa source, est de même nature chez l’anarchiste et chez le chrétien; mais l’une se perd dans le néant, tandis que l’autre connaît le nom de Celui qui est son amour et sa joie.
En dépit des apparences, nous croyons que l’homme de Malraux, totalement désespéré, est plus menacé dans son idéal, par la réussite temporelle, que ne l’est le chrétien. L’homme selon Malraux, prisonnier de son bagne matérialiste, enfermé dans un monde mécanique, sans aucune échappée sur l’éternité, ne trouve sa grandeur que dans le désespoir; et il perd avec son désespoir toute sa raison d’être. Du moment qu’il n’obéit plus à cet impératif catégorique: “Joue ta vie pour rien; voue-la à la destruction d’une société criminelle, tout en sachant que tu te sacrifies en vain et que la mort est la seule réalité…” Dès l’instant où il s’installe, où il accepte et prend ses aises, il a trahi sa loi.
Mais pour le chrétien, la réussite n’est qu’un élément de plus, entre beaucoup d’autres, dans le monde vivant où il est placé; –non plus le monde mort du matérialiste: la Grâce y intervient à chaque seconde, s’arme à la fois, contre nous et pour nous, aussi bien de nos succès que de nos revers, de nos souffrances que de nos joies. La grâce excelle à susciter les compensations, à envoyer la maladie, quand le monde nous fête, à nous blesser quand on nous caresse: elle recrée sans cesse l’équilibre détruit par le triomphe apparent d’un homme ou par ses désastres. Ce qui nous arrive, douleur ou joie, risque de nous entraîner hors de la voie étroite, mais tout aussi peut tourner à l’Amour.
Et c’est pourquoi le chrétien a le droit, sans hypocrisie, d’espérer que l’autorité qu’il a acquise aux yeux du monde, sa foi en bénéficiera. A une condition, pourtant: ses paroles, ses livres, ressemblent à ces billets de banque dont la valeur se mesure à l’or qu’ils représentent. L’écrivain qui rend témoignage à sa foi est sans cesse menacé par cette inflation: il est toujours exposé au péril d’émettre plus de protestations, plus d’exhortations qu’il ne détient réellement de foi, de pureté et d’amour. Mais c’est alors seulement qu’on a le droit de dénoncer son ostentation lorsqu’à ses paroles ne correspondent plus, au dedans de lui, les sentiments qu’elles expriment; lorsque le trésor intérieur ne garantit plus ses écrits.
Pour un Malraux, nous nous demandons où est l’issue. Ce pâle Lafcadio au regard toujours errant, à la parole haletante, dont au lendemain de la guerre, nous recevions parfois la visite; cet ennemi des lois, qui avait rejeté le joug social, mais sur qui pesait pourtant une nécessité mystérieuse, plus écrasante qu’aucune loi humaine, le verrons-nous grimper, un à un, les échelons que le vieux astucieux dispose sous les pieds des jeunes conquérants; et verrons-nous un jour, sur ce tragique visage, s’épanouir le sourire d’un homme satisfait?

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François MAURIAC, “Prix Goncourt 1933,” Mauriac en ligne, consulté le 19 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/475.

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