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Le Peuple et les Penseurs

Référence : MEL_0481
Date : 14/04/1934

Éditeur : L'Echo de Paris
Source : 50e année, n° 19902, p. 1
Relation : Notice bibliographique BnF

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Le Peuple et les Penseurs

M. Julien Benda rappelle avec admiration le mot de Lachelier: “Très peu de gens pensent.” Et cela est vrai. Mais il est vrai aussi que dans les temps de crise, comme celui où nous sommes, les penseurs ne se distinguent guère de ceux qui ne pensent pas. Dans quelle feuille d'extrême-gauche, sur quelle affiche électorale, ai-je lu cette profession de foi: “Je choisis le camp des porte-monnaie vides...”? Ne cherchez pas: c'est dans le dernier numéro de la Nouvelle Revue française, où beaucoup d'autres propos sont de même style.
Les événements de ces derniers mois agissent sur les esprits avec une puissance extraordinaire et les obligent à se découvrir, ce qui est d'un intérêt médiocre, quand il s'agit de troupeau accoutumé à suivre tous les mouvements de sa sensibilité, mais qui devient un spectacle curieux chez les “sages” professionnels, et chez les clercs, dont les naïfs s'imaginent que la raison est l'unique maîtresse.
Au vrai, ils sont presque tous de terribles passionnés; et d'autant plus passionnés qu'ils apparaissent plus bénins dans le train ordinaire de la vie. C'est ce qu'avait bien discerné le jeune Barrès chez le vieux bénisseur de Renan: “Les plus avisés de ses admirateurs littéraires, écrivait-il, se plaisent à oublier qu'il est franchement anticlérical dans la conversation, et que sur cinq ou six points les plus importants de la pensée humaine, il est affirmatif et net autant qu'un esprit réputé vigoureux et brutal.
Une révolution, petite ou grande, jette d'un seul coup les bons esprits du côté de leur haine. L'espèce d'ivresse qui s'empare d'eux à ce moment-là ressemble fort à celle qui soulève l'homme de la rue. La seule différence, c'est qu'après y avoir cédé, ils s'appliquent à fonder en raison leurs passions politiques. Si la Bastille avait été prise quelques années plus tôt, Danton, Marat, et Robespierre se fussent peut-être appelés de noms que nous prononçons aujourd'hui avec amitié; car la plupart des conventionnels n'avaient pas l'âme moins tendre que Rousseau ou Diderot; en revanche, ceux-ci nourrissaient bien, dans le secret, cette même haine recuite d'où est sortie la terreur.
Je songe à ce titre des Tharaud: Quand Israël est roi. Un livre qui s'intitulerait: Quand les penseurs sont rois, ne raconterait pas de moindres horreurs. Et, bien sûr, nous n'entendons pas par “penseurs” les philosophes et les savants véritables, –nous voulons dire: désintéressés,– mais ceux qui mettent toute la puissance de leur raison au service de leur haine politique.
Il faut reconnaître que, de ce point de vue, les deux derniers numéros de la revue déjà citée sont révélateurs. Le sage Alain y oublie sa sagesse jusqu'à mettre dans le même sac: “l'Académie, l'Armée, l'Eglise, la Banque, les marchands de plaisirs”... A suivre les affaires en cours, il apparaît pourtant que la Banque et que les marchands de plaisir ont des rapports plus suivis avec les politiciens du parti d'Alain qu'avec les gens d'épée ou d'Eglise; mais un penseur en proie à la passion politique a bien de l'audace.
Et, sans doute, ces beaux esprits, dans la crise qui les tient, parlent beaucoup moins de leur haine pour ce qu'ils appellent “l'élite” (par antiphrase) que de leur amour pour le peuple. Ils jouent, toujours le même jeu, qui est au fond le jeu électoral, et où ils gagnent à tout coup depuis cinquante ans: il s'agit de confondre la cause du peuple avec celle des politiciens de gauche, quels qu'ils soient. Ils ne craignent pas de soutenir que le mouvement du 6 février était dirigé contre le peuple, et que c'est encore le peuple qui est visé aujourd'hui par les gouvernements nationaux.
Mais qu'est-ce donc que le peuple, sinon cette foule qui se pressait, le soir du 6 février, sur la place de la Concorde? Pour nos penseurs, le peuple n'est pas une réalité charnelle, mais une entité politique. Ils refusent de voir ce qui crève les yeux, que le peuple, aujourd'hui, déborde les limites du prolétariat ouvrier, qu'une partie de la classe moyenne retourne à ses origines et que les chômeurs et les demi-chômeurs en veston sont innombrables.
Pour beaucoup de nos écrivains de gauche, il existe, d'un côté, “la classe ouvrière” qu'ils ne connaissent que par ouï-dire, et, de l'autre, les salons qu'ils connaissent bien, qu'ils connaissent trop, grâce à cette manie qu'ont toujours eu les gens du monde d'avoir un homme d'esprit au bout de leur table. Nos beaux esprits ignorent l'entre-deux qui est presque toute la France. “N'osez pas, dans un salon, écrit mon ami Ramon Fernandez, prendre la défense du gouvernement et de l'extrême-gauche: un ostracisme urgent, unanime vous frappera sur le champ...” Quelle importance cela a-t-il? Est-ce que les “salons” comptent aujourd'hui? Il y a trois mois, on était invité “pour rencontrer le président Daladier”. Le vent tourne, et aussi la figuration des “grands dîners”. Mais entre toutes les conséquences du 6 février, celle-là nous paraît la moins digne de retenir l'attention d'un philosophe.
En tout cas, ce serait folie d'en conclure qu'une révolution de droite se ferait au profit de quelques privilégiés; ou alors, elle durerait l'espace d'un matin. Il est affligeant de voir des hommes d'esprit s'attacher encore à ces vieilles oppositions à quoi plus rien ne correspond dans la réalité, et trahir leur mission qui serait, nous semble-t-il, de mettre en lumière la grande vérité que nous enseigne l'histoire de ces derniers mois: la foule du 6 février, dont tant d'observateurs se sont efforcés de dissocier les éléments, et où toutes les classes étaient fondues, manifestait l'existence d'un peuple réel, très différent de l'entité dont jouent les politiciens, –d'un peuple réel dans lequel se réconcilient deux passions qui, naguère, ne se manifestaient presque jamais en France, du même côté; jusqu'à ce jour, la passion nationale semblait n'exister qu'à droite et la passion de la justice sociale était le monopole de la gauche. Et, sans doute, il a toujours existé des patriotes de gauche et des démocrates de droite. Mais il n'empêche que c'est de cette opposition droite-patrie contre gauche-réforme sociale, exploitée par la mauvaise foi électorale, que la génération qui vient à résolu de se dégager. Tandis que l'idée de nation est à l'ordre du jour chez les néo-socialistes, les classes moyennes, durement atteintes, aspirent à un ordre nouveau. Nous attendons un homme ou des hommes, en qui s'incarnera cette réconciliation de l'idée nationale et de l'idée sociale. Leur volonté de travailler à la grandeur de la France, et pour cela, d'abord, de restaurer la puissance de l'Etat, ne les détournera pas de chercher le remède aux maux qui atteignent surtout la classe ouvrière, mais dont elle n'a plus, aujourd'hui, le dur privilège.

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François MAURIAC, “Le Peuple et les Penseurs,” Mauriac en ligne, consulté le 24 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/481.

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  1. MICMAU_L'echo de Paris_1934_04_14.pdf