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La Crise parlementaire, le dernier tournant

Référence : MEL_0492
Date : 03/11/1933

Éditeur : Les Annales
Source : p.491-492
Relation : Notice bibliographique BnF


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La Crise parlementaire, le dernier tournant

Quand les journalistes interrogent un littérateur sur la politique, il répond le plus souvent que ce n’est pas son affaire et qu'il n'y entend rien. Au vrai, à peine a-t-il ouvert un œil, l'homme de lettres, comme tous les autres citoyens, lit le journal en buvant son café et bénéficie de toute la lumière dont la presse, chaque matin, inonde le corps électoral. Et, par exemple, il peut méditer, en même temps que toute la France, ce pronostic audacieux que j'ai découpé aujourd'hui même dans une feuille officieuse: “Sans préjuger en rien les intentions du chef du gouvernement, nous pouvons dire que M. Albert Sarraut est partisan d'un très large redressement financier et économique.
Nous nous en doutions un peu. Enfant, je pleurais sur un livre qui s'appelait La Roche aux Mouettes: c'était l'histoire de petits garçons surpris par la marée et isolés sur un rocher, du reste du monde. Le plus jeune répétait infatigablement (effet comique): “Moi, je suis pour qu'on s'en aille!” Avec toutes les précautions oratoires dont use le prudent auteur du texte précité, nous sommes en droit d'affirmer, nous aussi, que M. Albert Sarraut est “pour que la crise finisse”.
Mais quelle est sa panacée, à supposer qu'il en ait une? Hélas! qu’elle soit bonne ou qu'elle ne vaille rien, eu aucun cas, il ne pourra s'en servir. En effet, n'en croyez pas les gens qui vous répètent que la situation est compliquée. Elle est simple, au contraire, et c'est cette simplicité qui la rend terrible, parce que l'esprit le plus ingénieux, pour en venir à bout, n'a que faire de son ingéniosité.
Elle tient tout entière dans cette proposition: les radicaux-socialistes, qui ne peuvent pas gouverner avec les socialistes, ne peuvent pas non plus être élus sans eux. Dilemme bien serré et dont nous défions qui que ce soit de sortir par les moyens ordinaires. Et c'est pourquoi il importe peu que nous ayons à la tête du gouvernement radical-socialiste un homme de la valeur de M. Albert Sarraut ou le premier imbécile venu, puisque l'un et l'autre seront réduits à une égale impuissance.
Impossible d'échapper au dilemme. Qui oserait prétendre encore qu'un chef de gouvernement bourgeois peut s'entendre avec les socialistes? S'il y a une vérité démontrée, c'est qu'on ne gouverne pas un grand pays capitaliste sans sortir officiellement de l'orthodoxie socialiste: un socialiste, en accédant au pouvoir, est obligé de quitter le parti; il passe de l'autre coté de la barricade. Sans doute, y peut-il servir encore la révolution; et ce n'est pas pour les beaux yeux de M. Paul Boncour que M. Léon Blum a exigé son maintien au Quai d'Orsay. Mais, selon la formule que Cocteau appliquait à d'autres matières, toute la science du socialiste devenu chef de gouvernement, consiste à savoir jusqu’où il peut aller trop loin.

Or, les lois françaises contiennent aujourd'hui tout ce qu'une société bourgeoise peut supporter de socialisme sans mourir; nous tenons le coup, nous sommes encore là; mais c'est le point que nous ne dépasserons pas sans catastrophe. Voilà ce que veut exprimer le même journaliste par cette impression bien consolante qu'il nous livre, afin que nous ne perdions pas cœur: “On a l'impression que M. Albert Sarraut a l'intention de laisser un peu souffler le pays...” Excellent monsieur Albert Sarraut, qui voulez bien nous laissez souffler un peu! Notre percepteur a prévenu vos intentions en daignant nous accorder, lui aussi, un petit délai... Mais M. Léon Blum ne l'entend pas de cette oreille. Et vous ne convaincrez pas M. Léon Blum. Le public naïf imagine que le président du Conseil dans une conversation amicale et confiante avec le chef du parti socialiste et s'efforçant de le gagner à sa cause... Mais Léon Blum n'est pas cet homme tout-puissant que le public imagine. Voici un beau sujet de dessin pour Sennep: le serpent à lunettes qui achève de digérer Daladier et qui, déjà, darde sa petite tête sur un éminent concitoyen (car je crois bien qu'Albert Sarraut, Toulousain illustre, est bordelais). Tout le génie de Bordeaux, et celui de Toulouse conjugués charmeraient peut-être un serpent, mais non Léon Blum, qui n'a pas le droit d'entendre raison puisque, en dépit de sa très grande intelligence, il n'est pas, politiquement, un être autonome; il ne s'appartient pas: ce n’est pas assez de dire qu'il est le représentant des syndicats, dont il calcule les ordres souverains, il en est l'émanation. On ne persuade pas une émanation: on la subit, on est intoxiqué, on crève.
Alors? La concentration? l'union nationale? Oui, à l'article de la mort... Mais tant qu'il reste un souffle de vie, le député radical pense à sa réélection. C'est l’autre terme du dilemme: rien à faire, pour les radicaux, sur le terrain électoral, hors de l'alliance socialiste. Sans compter qu'aux yeux de leur clientèle, une compromission avec la droite ne se pardonne jamais. Ne leur demandez pas de se sacrifier. C'est leur métier que d'être députés. On ne peut pas exiger d’eux qu'ils fassent autre chose. Donc, avant tout, rester pur de toute contamination réactionnaire.
Pauvre droite! tout le monde la fuit; tout le monde s’entasse sur la gauche, au point qu'on a été obligé de la dédoubler; mais, même avec le secours des gauches supplémentaires, on n'arrive pas à loger la foule de ceux qui ne veulent pas rater le train... Alors, on a dédoublé aussi la droite, dans l’espoir que certaines droites pourraient être un peu plus à gauche...
D'ailleurs, il ne suffit pas de vouloir être de gauche: sans cela, voilà beau temps qu’il n’y aurait plus de droite. Mais on est de droite, en France, comme on est juif en Allemagne: on l’est par le sang, qu’on le veuille ou non, et cela ne se pardonne pas. Je n’oublierai jamais de quel accent, au moment où Tardieu “éclatait aux regards”, et surtout leur jetait de la poudre, un de ses collègues me disait: “Ça finira mal: il n’a pas la tripe anticléricale.”
Et le fait est… Je me trouvais dans un salon de campagne, à la veille des dernières élections, alors qu’André Tardieu lançait, par T.S.F. un suprême appel au pays. Quelle ne fut pas ma stupéfaction de l’entendre parler de sa vieille famille, de sa vieille maison bourgeoise où il était né, qu’il n’avait jamais quitté! Le tragique de la T.S.F., c’est qu’il est impossible d’interrompre l’orateur, qu’on est impuissant à rien faire pour lui. J’aurais voulu lui crier: “Malheureux! dites que vous avez été ramassé dans le ruisseau, que vous avez été nourri aux Enfants trouvés!...” Mais il parlait de sa vieille maison de famille, il était perdu…

Les radicaux-socialistes, qui ne peuvent pas gouverner avec les socialistes ne peuvent pas non plus être élus sans eux… Eh bien, si! On pourrait échapper à ce dilemme. Un homme qui aurait du cran tenterait, du moins, d’y échapper. Il lui faudrait de l’imagination, de la curiosité et de cette ambition qui est la vraie: celle dont l’objet déborde notre vie éphémère. Je sais bien: tous ces personnages consulaires sont des messieurs sur le retour, qui ont une situation électorale et gouvernementale à ménager. On n’aventure pas une “situation magnifique” à soixante ans. Ils ressemblent aux autres Français: prévoyants, assurés contre tous risques et ne jouant qu’à coup sûr. Pourtant, si l’échiquier électoral est en province, l’acte qui s’impose, s’accomplirait dans Paris. Un homme de gouvernement pourrait comprendre que l’heure est venue de s’appuyer sur l’opinion de Paris, d’une part, et d’autre part, sur les milliers de familles provinciales qui vivent en dehors en dehors de la politique, mais que la politique détruit, pour accomplir le redressement nécessaire, –non, certes, au profit d’une classe: aujourd’hui, tous les Français sont solidaires dans la ruine, et les fonctionnaires (que l’inflation menace directement) bénéficieraient, les premiers, d’une restauration accomplie malgré eux, mais pour eux.
Nous ne croyons pas, quant à nous, pour la France, aux bienfaits de la dictature. Nous sommes payés pour savoir que les aventuriers, avec ou sans génie, ont toujours fini par coûter cher à notre peuple. Mais un président de la République et un président du Conseil qui useraient de toutes leurs prérogatives et s’adresseraient au pays, par-dessus un Parlement impuissant et décrié, seraient étonnés de l’immense cri d’espérance et de joie répondant à leur appel. Et, n’en doutez pas, la voix de la jeunesse, de la jeunesse tout entière, dominerait la nôtre. Car il n’existe pas aujourd’hui, en France, un garçon de vingt ans, quel que soit le parti dont il se réclame, qui ne soit antiparlementaire et qui souscrirait à cette déclaration des jeunes gens de L’Ordre Nouveau: “Nous ne sommes ni droite ni gauche. Mais, s’il faut absolument nous situer en termes parlementaires, nous disons que nous sommes à mi-chemin entre la droite et la gauche, mais par-derrière le président, tournant le dois à l’Assemblée.”
Pour les divers groupements de la jeunesse française, il ne s’agit pas d’une situation financière à rétablir, ni même d’une constitution à réformer; il s’agit d’un ordre nouveau à instaurer sur les ruines de l’ancien. De quel cœur et avec quelle foi ils s’y adonnent, avec quel sérieux et même parfois quelle compétence dans l’exposé du problème économique, c’est ce que la lecture de leurs revues révèlerait à un homme du gouvernement attentif. Fût-il radical-socialiste, il serait béni, ce président du Conseil capable d’attacher plus d’importance à ces signes d’une révolution spirituelle qu’aux intrigues d’un Parlement moribond.

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François MAURIAC, “La Crise parlementaire, le dernier tournant,” Mauriac en ligne, consulté le 19 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/492.

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