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O femme qui donc es-tu?

Référence : MEL_0051
Date : 20/07/1931

Éditeur : Conferencia
Source : 25e année, n°15, p.105-115
Relation : Notice bibliographique BnF

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O femme qui donc es-tu?

CONFÉRENCE DE
M. FRANÇOIS MAURIAC


Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,

Lorsqu'on m'a demandé de vous exposer mes idées sur l'éducation des filles, je me suis aperçu qu'il ne m'était pas arrivé, dans toute ma vie, de consacrer une heure à réfléchir sur ce grave sujet. Quand j'ai eu des filles en âge d'être instruites, elles ont été au couvent, comme j'avais toujours vu faire dans ma famille, et l'une d'elles porte le même ruban de sagesse, d'un bleu un peu passé, qui avait déjà servi à leur arrière-grand mère. Mais c'est justement parce que j'ignorais tout de la question que j'ai accepté de la traiter devant vous aujourd’hui. C'était, en effet, une occasion inespérée de l'étudier pour mon propre compte. Je ne sais si les conférences apprennent jamais rien d’important aux personnes qui viennent les entendre; mais je pense qu’elles peuvent être d’une certaine utilité pour le conférencier lui-même.
Ayant donc cherché à découvrir ce que je pensais de l'éducation des filles, je me suis avisé que ce problème dépendait d'un autre beaucoup plus important, et qu'il faudrait d'abord chercher quelle idée nous nous faisons de la femme en général. Car il ne sert à rien de construire des systèmes en l'air: l'idée que nous nous faisons de la nature féminine commande évidemment nos opinions touchant l'éducation des filles.
Rassurez-vous! je me garderai de prendre les choses de haut et d’être sublime: le sujet est si brûlant qu’il n’y a, me semble-t-il, qu’une manière de s’en tirer: c’est de se garder de toute théorie préconçue; c’est d’interroger sa propre expérience, la plus immédiate, la plus concrète, au risque de paraître affreusement banal et d’avoir l’air, à chaque instant, de découvrir l’Amérique. (Applaudissements.)

Quand j’étais enfant, il y avait devant la maison de mes grandes vacances, une prairie et, au delà de cette prairie, une route presque toujours déserte. Le dimanche après midi, pourtant, je regardais passer les groupes de paysans qui regagnaient leurs métairies perdues dans les pins. Or, ceci me frappait: les hommes avançaient, les bras ballants, balançant leurs mains énormes et vides. Les femmes suivaient, chargées comme des ânesses de paquets et de paniers.
Quand nous visitions une métairie, il m'arrivait souvent d'entendre les parents se plaindre de ce qu'ils n'arrivaient pas à faire le travail; ils attendaient avec impatience que leur fille eût quinze ans et trois mois, pour qu'elle pût se marier et leur fournir un travailleur de plus. Telle était l'unique raison d'être des filles: amener un ouvrier adulte dans la maison. Aussi, à peine avait-elle atteint l'âge requis que nous nous étonnions de voir arriver, précédée du violon et habillée de blanc, la petite métayère qui était encore une enfant. Il est vrai que si, très peu de temps après, alors que nous traversions un champ de millade, une créature sans âge se redressait pour répondre à notre salut, nous avions peine à reconnaître, dans cette femme déjà détruite, la petite fille de naguère. Tandis que l'homme résinait les pins, les femmes étaient chargées de travailler aux champs, ce qui était beaucoup plus pénible. Et, bien entendu, elles assumaient tous les soins du ménage: j'ai connu une paysanne qui, dans toute sa vie, ne s'était jamais assise pour manger, sauf aux repas de noce et d'enterrement. Rien n'interrompait leur tâche mortelle, pas même les grossesses. A peine délivrées, la plupart recommençaient de trimer, sans prendre les quelques jours de repos nécessaire. Beaucoup mouraient; c'était la seule manière pour elles de s'arrêter. Les autres traînaient jusqu'à la fin de leur vie toutes les misères qu'il est facile d'imaginer.
Il est probable, il est même certain que les choses ont changé aujourd'hui; mais j'avoue que rien ne m'étonne plus que le scandale suscité chez nous par tout ce qu'on nous raconte de l'Inde et de la condition misérable des femmes hindoues. (Applaudissements.)

Vous me direz qu'il ne s'agit ici, en tout cas, que des paysans. Mais, dans la moyenne bourgeoisie provinciale et campagnarde, c'était bien la même loi qui pesait sur la femme. Sans doute, la bourgeoise échappait-elle à l'obligation du travail; elle n'en demeurait pas moins sujette, étroitement confinée dans son intérieur. Les servantes et les enfants formaient tout son univers. Une femme dont on disait: “Elle n'est jamais chez elle”, était déjà une personne mal vue. Elle n'était pas “comme il faut”. J’aurais pu connaître, dans mon enfance, une dame à qui son mari ne permettait de regarder la fête du village qu'à travers la vitre, en soulevant le coin du rideau. Ces messieurs allaient à leurs affaires, au café, se rendaient, plusieurs fois dans la semaine, au chef-lieu, se permettaient de petites débauches. Cela ne concernait en rien les dames: leur seigneur échappait à tout jugement. Trop heureuses si le menu lui agréait et s'il ne trouvait pas le gigot trop cuit. Pour le reste, une femme n'a pas besoin d'en savoir très long. Et, si la dame qui n'était jamais chez elle faisait jaser, que dire de celle qui avait l'audace d'aimer la lecture? Il existe encore des familles où une femme qui lit beaucoup inquiète et scandalise.
Sortant peu, les bourgeoises de la campagne engraissaient vite et, pour d'autres raisons que les métayères, devenaient très tôt des femmes sans âge. Lorsque vous feuillez, dans un salon de province, quelque vieil album de famille, entre tous ces portraits jaunis, vous trouverez très peu de ce qu'on appelle dans le monde une jeune femme. On vous montre une grand'mère en vous disant:
— Elle avait vingt-deux ans; c'était après la naissance d'oncle Paul...
Vingt-deux ans! cette grosse dame vénérable! A peine mariée et mère de famille, la bourgeoise devenait sans transition une personne épaisse, vêtue d'étoffes sombres,–d'ailleurs presque toujours en deuil: dans les familles de province, une réglementation implacable condamnait la plupart des femmes au crêpe perpétuel; six mois le voile devant, dix-huit mois le voile derrière; l'épaisseur, la longueur de la voilette, étaient réglementées avec minutie. Et l'opinion publique ne laissait passer aucune infraction aux règles établies. Grands-parents, grands-oncles, se relayaient d'année en année et mouraient, à point pour que les jeunes femmes ne quittassent jamais le noir.
Cela n'avait pas d'importance; une femme mariée ne doit plus plaire, ne doit plus essayer de plaire, sauf à son mari. Sans doute, il y avait, comme il y a toujours eu, ce qui s' appelle les femmes du monde, celles qui règnent, celles qui brillent et qui voient les hommes à leurs pieds. Comme c'est presque toujours d'elles qu'il est question dans les mémoires, dans les romans et au théâtre, quand on dit “la femme”, on pense à la grande dame, toujours la même, telle qu'elle nous est montrée, de Saint-Simon à Balzac et de Bourget à Proust. Mais, s'il s'agit de chercher, dans la condition naturelle de la femme, des principes d'éducation féminine, ce qu'il est convenu d'appeler “la grande dame” doit être justement ce qui nous intéresse le moins. Créature d'exception qui, par sa naissance ou par sa fortune, se meut dans un milieu où les lois sont justement renversées et où c'est la femme qui règne ou, du moins, qui a l'air de régner. Je dis: qui a l'air de régner, car, dès qu'elle rentre dans la nature, –grâce à l'amour, par exemple,– la loi de l'homme a bientôt fait de l'asservir comme ses plus humbles sœurs. Le protocole qui, dans le monde, règle les rapports de l’homme et de la femme, et qui semble tout accorder à la femme, les amoureuses savent ce qu'il en reste à certaines heures et quel tyran redoutable se dissimule sous cet homme bien élevé qui, en public, manifeste tant de respect à la femme.
Et, sans doute, je simplifie à outrance, je grossis les traits à dessein, car il ne s’agit pas ici d’exprimer le réel tel qu’il est, mais l’image déformée que, dès l’enfance, j’en recevais malgré moi. Ce sentiment tragique de la sujétion, de l'asservissement qui me semblent écraser la plupart des femmes, commande évidemment mes idées plus ou moins confuses touchant leur éducation. Il va sans dire que, dans d'innombrables cas, la situation est renversée: souvent, la femme est forte, virile, et, dans le couple, c'est elle qui est l'homme; et son débile compagnon subit le joug, sert et obéit.
Mais surtout, à cette loi d'airain que l'homme fait peser sur la femme, une autre loi s'oppose, la loi qui soumet, au moins pendant quelque temps, celui qui aime plus à celle qui aime moins, le plus fort à la plus faible. Pendant quelque temps, dis-je. En dépit de tout ce que l'on peut dire de la passion amoureuse chez l'homme, il reste qu'elle ne dure presque jamais. “En amour, dit une héroïne de Maurice Donnay, c'est toujours la femme qui expie.” Oui, c'est presque toujours la femme qui est vaincue; c'est en elle que rien ne peut finir. Elle préfère les pires traitements à l'abandon, et souvent elle souffre tout plutôt que de perdre son bourreau. (Applaudissements.)

Prodigieuse puissance de la femme pour s'attacher même et surtout à qui la martyrise, voilà ce dont l'éducateur doit d'abord tenir compte. Dans la réalité, les enfants viennent à point pour attirer sur eux, pour fixer cet excès de passion. Aussi nombreux qu'ils soient, ils n'arrivent pas à l'épuiser.
Faut-il dire que les enfants délivrent la femme de l'homme? La vérité est qu'elle passe d'un joug à un autre joug. Dans les familles nombreuses du peuple et de la bourgeoisie moyenne, comme j'en ai tant vu autour de moi, la mère est à la lettre dévorée vivante, consumée à petit feu. Au long de ses années, où à peine relevée, la femme est de nouveau enceinte, elle ne peut compter sur aucun repos. Toutes les maladies que les enfants se passent l'un à l'autre, les mois d'oreillons, de coqueluches, les nuits de veille à guetter les quintes de toux... Qui de nous n'a dans son souvenir ces nuits de fièvre où nous regardions au plafond l'auréole de feu de la veilleuse, où une main relevait nos cheveux, se posait sur notre front brûlant; une petite cuiller tintait contre la tasse. Au milieu du brasier de la fièvre, nous nous sentions merveilleusement défendus, protégés, sauvés. Mais celle qui nous soignait donnait sa vie à chaque instant. Dans les bonnes familles nombreuses, combien avons-nous vu de jeunes femmes qui sont mortes à la tâche!
Sans doute avons-nous connu beaucoup d'autres familles où il n'y avait qu'un seul enfant. La mère en était-elle beaucoup plus libre? Elle retombait sous le pouvoir d'un seul, et qui souvent faisait sentir plus durement sa puissance que n'avait pu le faire le mari. Jusqu'où peut s'étendre, dans ces maisons de province, la tyrannie du fils unique, il est impossible de l'imaginer si on ne l'a pas vu. Je me souviens de celui qui ne consentait à manger sa soupe que sur le toit du parc à cochons; un autre, le jour de la fête du village, exigeait que l'on dévissât l'un des chevaux de bois et qu'on l'apportât dans sa chambre. Je me rappelle ce petit garçon malade qui, tout le temps que dura sa maladie, obligeait sa bonne ou sa mère à demeurer au lit à côté de lui. Elles n'avaient le droit de se lever que pendant son sommeil.
A mesure qu’il grandit, l’enfant-tyran devient lui-même peu à peu l’esclave de sa mère-esclave; il ne peut, plus se passer de sa victime; il la tourmente, mais il lui est asservi. C'est le drame si commun en France, et en particulier dans le midi de la France, que j'ai raconté dans Genitrix. (Vifs applaudissements.)

Telle est la femme, possédée par cette terrible puissance d'attachement qui l'asservit à ce qu'elle aime, homme ou enfant, et à laquelle doit toujours penser l’éducateur. Cette puissance d'attachement, même en province où l'opinion est si forte et si oppressive, le mari ni même les enfants n' arrivent pas toujours à la fixer. Malheur à celles que l’amour entraîne loin du droit chemin! Même aujourd’hui, il ne faut pas qu’une femme aille bien loin pour qu’on dise qu’elle est une femme perdue. J’en sais qui se perdent parce qu’elles n’en peuvent plus de s’entendre calomnier: “Au moins, maintenant, disent-elles, le mal qu’on dit de moi sera vrai”. Contre les brebis perdues, les femmes se font avec acharnement complices des hommes. Elles sont plus impitoyables qu'eux; elles ne souffrent pas qu'une de leurs sœurs échappe à la loi de l'homme, et c'est leur revanche de voir que la rebelle a quitté le joug du mariage et de la maternité, pour en subir un autre plus ignominieux: celui dont l'homme charge les épaules celles qui servent à ses plaisirs.
A celles-là aussi, ne croyez-vous pas que l'éducateur doive penser? La déchéance officielle et réglementée d'une foule immense de créatures est une de ces horreurs auxquelles nous sommes si accoutumés que nous ne la voyons même plus. La réprobation temporelle –et considérée comme nécessaire à l'équilibre social– d'une foule immense de femmes, voilà un beau sujet à méditer pour qui veut écrire un traité sur l'éducation des filles. Cet abîme ouvert sous le pas des jeunes filles, cet abîme dont les abords sont si charmants, ce trou immonde dont presque aucune n'est jamais remontée, il ne sert à rien de feindre de ne pas le voir, et nous devons tenir compte, dans nos conclusions, de la terrible puissance d'abaissement qui se trouve dans la femme.
Quand j'interroge mes souvenirs de provincial, j'évoque telle jeune femme qui, soudain, disparaissait.
–On ne peut plus la voir, disait-on. C'est une femme qu'on ne peut plus voir... Elle n'est plus reçue nulle part..., tout le monde lui tourne le dos...
— Croyez-vous, disait quelqu'un, qu'elle a eu le front de venir à moi, de m'adresser la parole!...
J'entendais comme le bruit sourd d'une trappe qui se refermait sur cette destinée.
Il arrivait, il arrive encore chaque jour, que le pauvre être pris au piège s'affole, se porte des extrémités terribles, et d'autant plus sûrement qu'elle fut, jusqu'à sa chute, ce qu'on appelle une honnête femme, qu'elle n'a pas l'expérience du mal, qu'elle ne sait pas, comme tant de créatures réellement corrompues, exploiter avec prudence ses passions.
Récemment, à la cour d'assises, j'en ai vu un exemple effroyable. Au banc des accusés, une bourgeoise stupéfaite de se trouver là, qui avait été pendant près de vingt années une épouse irréprochable. Parce qu'elle n'avait pas l'expérience du mal, elle est tombée dans tous les traquenards tendus. Tout s'est retourné contre elle, et même ce qui aurait dû servir sa cause. Il ne lui a servi de rien d'avoir résisté longtemps à celui qui l'avait poursuivie, harcelée, qui l'avait arrachée à son foyer par de fausses promesses. Pendant tout le débat, personne ne s'est élevé contre son séducteur. Lui était resté dans les règles du jeu. Il est entendu, une fois pour toutes, que les hommes ont le droit de chasse. Au gibier féminin de se garder. Hélas! il arrive tous les jours que la bête aux abois soudain fasse front, devienne féroce, ou bien se rue sournoisement contre le chasseur désarmé et endormi. (Applaudissements.)

Ce sont là des exceptions, direz-vous, et qui ne doivent pas retenir l’éducateur. Il suffit de lire les journaux pour s'assurer du contraire. Mais les drames qui n'éclatent pas, qu'on ne connaît pas, sont plus nombreux encore. Dieu sait tout ce qui est enseveli dans le secret des familles! Ma Thérèse Desqueyoux a d'innombrables sœurs.
Sans doute, existe-t-il nombre de femmes dont la vie, bien que très agitée et même très scandaleuse, n'offre rien de tragique. Mais je crois que, sauf exception, c'est là un privilège du monde et dont les femmes de la bourgeoisie moyenne et de la province auraient tort de se réclamer. Mener la vie la plus libre, et même la plus corrompue, tout en gardant sa place dans la société, c'est là un art difficile, un art olympien qu'ont pratiqué à toutes les époques les femmes de premier plan et parmi les plus glorieuses, mais qui est rarement à la portée des simples mortelles.
Poursuivant mon enquête à travers mes plus lointains souvenirs, j'interroge d'autres visages de femmes, qui, elles aussi, subissaient la loi de l'homme; mais, si j'ose dire, elles la subissaient négativement; toutes celles dont l'homme s'écarte, qu'elles soient disgraciées ou qu'elles soient pauvres, ou pour l'une de ces mystérieuses raisons de famille que la raisonne connaît pas. Tout le monde jugeait cela naturel; elles étaient hors du jeu; on les mettait hors du jeu d'office.
Ce qui est étrange, c'est que celles à qui je songe, ces vieilles filles de mon enfance, dont on ne parlait guère que pour en sourire, plusieurs d'entre elles ne m'apparaissent pas avec un visage tragique ni désespéré; tristes, sans doute, mais comme baignées d'une lumière qui venait du plus profond d'elles-mêmes. Je pense à celle qui vivait dans un hameau perdu, au bord d’un champ de millade; elle soignait les malades, faisait le catéchisme, coiffait et habillait les mariées, veillait les morts et les ensevelissait.
Combien j'en ai connu, de ces humbles filles, auxquelles nul ne pensait jamais que lorsqu'on avait besoin de leurs services! J'ai passé chez l'une d'elles de calmes journées de vacances, dans un salon un peu humide. Sur le canapé de reps rouge, je feuilletais Les Veillées des Chaumières; je lisais Les Pieds d'Argile et Armelle Trahec, de Zénaïde Fleuriot. J'avais obscurément conscience d'une paix qui émanait de ces êtres que leur délaissement semblait enrichir. Elles n'avaient pas une minute à elles. Bien que l'on répétât, dans la famille: “Quelle pauvre vie inutile!” on venait à chaque instant les déranger. Il y avait toujours quelque chose qu'elles seules pouvaient faire.
Tous les enfants les aimaient. Moi, du moins, je les aimais. C'étaient, entre toutes les grandes personnes, celles qui ne semblaient pas habiter un monde différent. Sans doute, avaient-elles profité du silence qui régnait dans leur vie, pour écouter une voix qu'il est bien difficile d'entendre dans le tumulte et dans l'agitation du monde. Elles avaient profité de leur solitude et de leur abandon pour découvrir un secret que le monde ne connaît plus. Elles avaient perdu leur vie, autant qu'on peut la perdre, et, l'ayant perdue, elles l'avaient sauvée. Je pense que l'éducateur doit se souvenir de ce qu'il a appris, lorsqu'il était enfant, de ces humbles filles, aujourd'hui endormies. (Longs applaudissements.)

Tout cela, direz-vous, c’est le passé, un passé aboli. Depuis, la femme a secoué ses chaînes, la voilà l'égale de l'homme, son émule, sinon sa rivale, dans presque tous les domaines. En cherchant des principes pour l'éducation des filles dans les souvenirs que j’évoque devant vous, je risque de m’arrêter à un système désuet qui n’aura guère de chance de convenir aux femmes de 1931. Me voilà donc obligé de vous faire un aveu que j’ai reculé le plus possible parce que je sens qu'il va me rendre un peu ridicule et terriblement vieux jeu. Enfin, je prends mon courage à deux mains pour vous faire cette déclaration de principe: je ne crois pas aux conquêtes du féminisme. Comprenez-moi bien, je ne nie pas les grands changements qui sont survenus dans la condition des femmes; mais, ce que je nie, c’est que ce soient des conquêtes. A moins que l’on ne puisse dire qu’il y a des conquêtes forcées. Presque tout ce que la femme d'aujourd'hui a soi-disant obtenu, elle y a été amenée de force par les circonstances. La profonde loi de son être, qui a fixé sa condition pendant des millénaires, demeure la même. Ce qui est survenu de nouveau depuis la guerre, –est-ce utile de répéter une énumération qui a été refaite cent fois?– c'est la disproportion entre le nombre des femmes et celui des hommes; c'est la ruine de la classe moyenne, qui ne permet plus aux parents de subvenir indéfiniment aux besoins des filles, etc.
Oui, là est le grand changement. Il ne faut pas être très vieux pour se rappeler une époque, qui n'est pas très éloignée dans le temps, mais qui semble aujourd'hui dater de plusieurs siècles, où une bourgeoise qui travaillait était mal vue. On disait qu'elle se déclassait. Il existait des familles où un frère renonçait au mariage et ne pouvait fonder un foyer parce qu'il fallait subvenir aux besoins de ses sœurs: il importait à l'honneur de la famille qu'elles pussent tenir leur rang, c'est-à-dire avoir une bonne, un salon et un jour de réception, qui étaient les trois privilèges essentiels de la bourgeoise française d'avant la guerre.
Depuis, la bonne, le salon et le jour de réception ont été balayés par la nécessité. Il s'agit de se tirer d'affaire coûte que coûte. Il faut manger, s'habiller, vivre. Ainsi, un immense contingent féminin a reflué sur toutes les professions. Mais quelle étrange conquête! Les femmes sont chassées par le malheur des temps de ce qui était la raison d'être de la plupart, tout leur espoir, tout leur désir: un foyer, un mari, des enfants. Et vous appelez-cela une victoire! Ce qui devient très vite pour la plupart des hommes, à peine la première jeunesse passée, l'essentiel de leur vie: l'argent, la réussite, reste pour la plupart des femmes une dure nécessité, en attendant que l'amour les délivre. Quant à mener de front la vie professionnelle et la vie d'épouse et de mère, des créatures d'élite peuvent y réussir, et nous en connaissons plus d'une; mais la plupart s'y épuisent ou n'y réussissent qu'en sacrifiant l'essentiel et qu'en renonçant à ce pourquoi elles ont été créées et mises au monde: la maternité. (Applaudissements.)

La femme d'aujourd'hui, la femme affairée, et qui jette des bouts de cigarettes souillées de rouge, qui plaide, court les bureaux de rédaction, dissèque des cadavres, je nie que ce soit une conquérante. Autant qu'elle réussisse dans ces diverses professions, elle n'y fait rien que faute de mieux, que faute de l'unique nécessaire dont elle est sevrée par une époque atroce.
Car la question n'est pas de savoir si les femmes peuvent ou non exceller dans les divers domaines qui étaient jusqu'aujourd'hui réservés aux hommes. Pour mon compte, j'admets fort bien que le talent ni le génie ne soient le privilège du sexe fort; ce qui est surabondamment prouvé pour la poésie, pour le roman et pour les arts plastiques, le sera peut-être un jour dans les sciences. Qu'il y ait, et qu'il doive y avoir chaque jour en plus grand nombre des femmes remarquables dans toutes les branches de l'activité humaine, pour moi cela ne fait pas question.
Mais ce n'est pas d'une élite qu'il s'agit ici: considérons la femme moyenne, celle, par exemple, qui passe son bachot, sa licence, et dont les garçons ne laissent pas d'être jaloux. Il restera toujours ceci qu'à intelligence égale elle n'aborde la culture que faute de pouvoir suivre sa vocation naturelle. Elle me semble avoir moins de chance que son camarade masculin de s'y adonner avec désintéressement et de l'aimer pour elle-même.
Sans doute, au départ, la culture n'est-elle qu'un moyen pour tous les étudiants de l'un et l'autre sexe. Mais, pour les meilleurs, pour les plus doués parmi les garçons, elle a chance de devenir peu à peu une fin. Ils s'y donnent en dehors de toute question de réussite; elle constitue le seul climat où ils puissent vivre; la vie intellectuelle, la vie spirituelle tend à devenir pour eux la vie véritable et l'unique réalité.
Chez une jeune fille également douée, la vie de l'esprit ne s'impose pas avec la même force. Elle s'y adonne faute de mieux. Il y a toujours une autre chose pour laquelle elle était faite, non inférieure certes, mais d'un autre ordre: ce que Pascal a appelé l'ordre de la charité, celui qui vaut infiniment plus que tous les corps ensemble et que tous les esprits ensemble. Il y a quelque chose d'infiniment plus beau que de dépasser les hommes dans tous les domaines: c'est de créer des hommes, de les porter, de les nourrir, de les élever au sens profond, du mot, et, après les avoir enfantés à la vie de la chair, de les enfanter à la vie de l'esprit. (Vifs applaudissements.)

Si, pendant des siècles, la femme a subi la dure condition dont je vous ai fait, au début de cette causerie, une peinture peut-être trop noire, c'est que, sans doute, c'était sa loi de préférer à tout l'attente anxieuse, la douleur, la mise au monde dans les larmes d'un petit enfant; qu'elle préférait à tout de lui donner sa vie chaque jour jusqu'à ce qu'il fût devenu un homme et encore au delà, car nos mères nous portent jusqu'à leur mort, et, quand elles nous ont quittés, à quelque âge que nous soyons, nous avons la sensation atroce de marcher seuls pour la première fois.
Aussi belle que puisse être la carrière d’une femme, il y aura toujours à la base une erreur, un manque. Mettons à part l'enseignement et, sans distinction de religion et de caste, tout ce qui ressemble à une maternité spirituelle. Mettons à part l'état religieux, où une jeune fille renonce à la maternité selon la chair, pour une maternité spirituelle; où elle se fait la mère des enfants des autres, et de ces grands enfants malheureux que sont les malades; où elle substitue aux angoisses de la mère de famille une immolation. plus désintéressée, et dont le monde moderne ignore la valeur infinie. Mais dans toute autre profession, aussi glorieusement que la femme occupe sa place, ce ne sera jamais tout à fait sa place. Il y aura toujours un moment où elle aura l'air d'être ailleurs que là où elle devrait être. II n'y a pas d'uniforme possible pour les femmes: la toge ne leur va pas plus que ne leur irait l'habit vert ou la tenue militaire. En dehors des vêtements de charité, en dehors de la blouse d'infirmière ou des saints habits des servantes de Dieu et des pauvres, la femme, sous un vêtement officiel, aura toujours l'air déguisée. Ça ne lui va pas, ça ne lui ira jamais.
N'empêche que les nécessités de la vie moderne la condamneront de plus en plus à ces déguisements. De gré ou de force, il faut que la femme d'aujourd'hui se prépare à tenir une place qui ne lui était pas destinée. Mais, je le répète, le plus redoutable pour elles, c'est cette opinion qu'on leur inculque, cet article de foi, que la nécessité où elles se trouvent est une victoire remportée sur le sexe fort. Tout se passe comme si, dans une nuit du 4 Août, les privilèges des mâles avaient été abolis et que les femmes eussent conquis le droit d'être considérées comme des hommes.
Les hommes les ont prises terriblement au mot. Elles connaissent aujourd'hui les délices de l'égalité. Il est entendu qu'il n'y a plus de faiblesses dans la femme, plus même, grâce aux sports, de faiblesse physique. Elle a maintenant le privilège de demeurer debout dans les voitures publiques; on peut lui souffler la fumée d'un cigare dans la figure, lui demander de danser d'un clin d'œil et d’un mouvement d'épaules. Mais, surtout, on peut l'attaquer de front, même si elle est une jeune fille; on suppose qu'elle a de la défense; elle est libre d'accepter ou de refuser; elle sait ce qu'elle a à faire; aucun des deux partenaires n'engage plus que l'autre. Que l'éducateur pense bien à cela: ces enfants, ces petites filles sont destinées à vivre dans un monde où, si elles ont le malheur de ne pas trouver un époux qui les protège et qui les garde, leur faiblesse ne les défendra plus; un monde où l'égalité des chiens et des biches a été proclamée.

Seront-elles défendues par leur travail? Trouveront-elles leur sauvegarde sinon dans l'activité des affaires, du moins dans celle de l'esprit? Ici, nous nous heurtons de nouveau à la loi que i' énonçais tout à l'heure: il se trouve que ce qui leur importe, avant tout, c'est justement ce qui demeure en dehors de leurs occupations, de leur métier. Alors que presque tous les hommes mettent l'accent, dans leur vie, sur l'argent, sur le pouvoir et, les meilleurs, sur la création artistique, sur la méditation, toutes choses qui passent de loin, à leurs yeux, les questions de sentiment, ces questions-là sont les seules qui paraissent importantes à un grand nombre de femmes: l'accessoire pour les uns demeure l'essentiel pour les autres. D'où ces malentendus tragiques dont nous voyons quotidiennement l'épilogue aux faits divers. Dans ce que l'homme prend pour une passade sans lendemain, la femme engage toute sa vie, et, dans sa stupeur, dans son désespoir d'avoir été dupe, elle assassine. Et ce qu'il y a de grave, c'est que l'âge, le plus souvent, durcit le cœur de l'homme, tandis que la plupart des femmes, même vieillies, demeurent des adolescentes toujours menacées. Cet être au visage d'enfant, comme l'appelle quelque part Claudel, a aussi un cœur incapable de vieillir.
Sans doute, j'insiste sur des exceptions et je vous accorderai que, parmi les femmes d'aujourd'hui, beaucoup savent allier les vertus familiales aux exigences de la vie moderne. Au fond, le problème de l'éducation des filles se ramène à cet équilibre qu'il s'agit d'obtenir: qu'elles soient des femmes et des mères dignes de toutes celles dont nous sommes issus, mais qu'elles détiennent en plus des vertus de force, d'intelligence et d'adresse qui leur permettent, le cas échéant, de se faire leur place au soleil.

Vous découvrirai-je le fond de ma pensée? Tout ce que je viens de vous dire jusqu’ici me paraît à la fois vrai et faux, car on est toujours sûr de se tromper à demi et d'avoir à demi raison lorsqu'on parle de la femme. La femme n'existe pas, mais les femmes. Chaque enfant qu'il s'agit d'élever pose un problème unique à résoudre, et c'est pourquoi tout système est mauvais par cela seulement qu'il est un système et qu'il prétend avoir une valeur universelle. Rien n'est plus faux que de croire qu'un enfant est un terrain vierge où il nous sera loisible d'édifier ce qui nous plaira. Il n'est pas non plus une cire molle qui recevra docilement notre empreinte. Un enfant naissant est déjà terriblement vieux, déjà chargé de tendances, d'inclinations. Quant à se fier à la nature de l'enfant, à laisser faire la nature, il n'y faut pas songer: c'est le privilège des animaux de naître avec un réglage naturel: l'instinct, qui leur permet de subsister et de vivre. Le privilège de l'homme, c'est l'exercice de l'intelligence, de la raison qui doit dominer, régler les tendances obscures et contraires dont il est pétri. Pour élever l'enfant, nous n'avons pas le choix des matériaux; nous ne pouvons, et dans une mesure très relative, qu’en tirer le moins mauvais parti possible.
Certes, ce ne serait pas trop que de consacrer à un seul enfant toute sa vie; mais, justement, les enfants nous viennent lorsque nous sommes dans la force de l'âge et lorsque les nécessités de notre existence nous emportent. Ils sont, dans nos jeunes vies dévorées de soucis, d'ambitions, d'aspirations, ce qui nous occupe le moins, ce dont nous nous débarrassons, ce dont nous chargeons des personnes étrangères. D'ailleurs, est-ce un mal? Qui oserait l'affirmer? Le père de Blaise Pascal renonça à tout pour ne donner ses soins qu'à son merveilleux fils. Mais, ébloui par cet extraordinaire génie, tout occupé à lui fournir chaque jour sa ration de grec, de latin, de mathématiques et de philosophie, il en oublia le frêle corps qui était lié à ce prodigieux esprit; et nous savons, par Mme Périer, le terrible retentissement d'un tel régime sur la santé de Blaise, laquelle en fut irréparablement détruite.
A vrai dire, filles ou garçons, ce ne sont pas les préceptes que nous leur donnons qui risquent d'impressionner beaucoup nos enfants. Ce qui compte, ce n'est pas ce que nous leur disons de temps en temps et avec solennité, mais c'est ce que nous faisons. Nous élevons nos enfants sans le savoir et en vivant. Nous avons dans nos maisons ces appareils enregistreurs qui ne laissent rien perdre. Ce qu'ils retiennent de l'ensemble de notre vie, c'est cela qui a le plus de pouvoir sur eux. Nos velléités de système, de programme comptent pour bien peu, à côté de la puissance de l'exemple. (Vifs applaudissements.).

Etant donné que la plupart des parents ne sont pas des saints, comme on comprend cette tendance des Anglais à écarter les enfants le plus possible de leur vie privée, à se cacher de ces témoins gênants qui ne sont pas des témoins passifs, mais qui s'adaptent, qui prennent de nous tout ce qui leur convient.
C'est vrai qu'il est bien inutile, pour la plupart d'entre nous, de s'interroger sur les inconvénients ou les avantages du système anglais qui, pour être appliqué, exige une grande maison, des précepteurs et un nombreux domestique, dont l'influence, d'ailleurs, a des chances d'être encore plus redoutable que la nôtre. Benjamin Constant, par exemple, apprit d'un de ses précepteurs la passion du jeu qui fut le malheur de sa vie. Mais il est très dangereux aussi que la vie des parents et des enfants soit aussi mêlée que nous la voyons chez nous. Ils nous jugent, nous observent quand nous nous surveillons le moins; ils connaissent nos humeurs, assistent parfois à des scènes révélatrices. Ces petits êtres, déjà chargés de tant d'hérédités, font en quelque sorte le “plein”, en se pénétrant, à la lettre, de nos actes et de nos paroles.
Aussi bien, nous pourrons discuter sur tel ou tel système d'éducation, mais, pratiquement, la plupart des parents éludent le problème. Nos enfants deviendront ce qu'ils pourront. L'essentiel, c'est d'abord qu'ils se portent bien: voilà le premier souci : voilà le premier souci: “Tu es en nage, ne bois pas encore... Il me semble qu'il est un peu chaud: je vais prendre ta température...” Une des sensations de notre enfance, à tous, c'est une main posée avec insistance sur notre front; ce sont deux doigts glissés dans le col, et tout ce qu'il fallait avaler à jeun, ou à l'heure des repas, parce que nos parents avaient l’idée fixe de nous fortifier, et qu'il y a toujours un fortifiant nouveau, qui, du moins pendant quelques mois, fortifie plus que tous les autres!
D'abord, que les enfants se portent bien; ensuite, qu'ils soient bien élevés: “Tiens-toi droit: tu es bossu... N'essuie pas ton assiette... Tu ne sais pas te servir de ton couteau?... Ne te vautre pas comme ça... Les mains sur la table! Les mains... pas les coudes... A ton âge, tu ne sais pas encore peler un fruit?... Ne prends pas cet air stupide quand on te parle...” Oui, qu'ils soient bien élevés! Et le sens que nous donnons tous à cette expression “bien élevés” montre jusqu'où nous l'avons abaissée. Ce qui compte, c'est ce qui paraîtra d'eux à l'extérieur, c'est leur façade du côté du monde. Pourvu qu'ils ne trahissent rien au dehors de ce que le monde n'accepte pas, nous jugeons que tout est pour le mieux. (Vifs applaudissements.)

Les seuls éducateurs dignes de ce nom, mais combien y en a-t-il? Ce sont ceux pour qui compte ce que Barrès appelait l'éducation de l'âme. Pour ceux-là, ce qui importe, dans cette jeune vie qui leur est confiée, ce n'est pas seulement la façade qui ouvre sur le monde, mais les dispositions intérieures, ce qui, dans une destinée, n'est connu que de la conscience et de Dieu.
Et, ici, il n'y a pas à établir de différence entre garçons et filles. Aussi lourde que soit l'hérédité d'un enfant, aussi redoutable que soient les passions dont il apportait le germe en naissant, nous avons fait pour lui tout le possible si nous avons réussi à le persuader, selon la saison qu'une seule chose compte en ce monde: c’est de se perfectionner, c’est le perfectionnement intérieur. Introduire dans une jeune âme cette idée que cela seul importe qui est de bien vivre, non pas seulement aux yeux des autres, mais à ses propres yeux et devant ce regard intérieur qui voit l'envers de nos actes et qui connaît nos plus secrètes pensées. (Longs applaudissements.)

Une fille est sauvée, qui entre dans la vie avec ce sentiment raisonné de ce que les héroïnes raciniennes appelaient leur gloire. Elle est sauvée, que ce souci de la perfection doive l'accompagner dans le mariage et dans la famille ou dans la solitude et dans toutes les difficultés de la vie. Et j'ajoute, en passant, que ce perfectionnement n'est pas une fin en soi, n'est pas à lui-même son propre but, mais qu'il est une route et qui mène à la vérité. Car ce n'est point d'abord la vérité qui nous rend meilleurs. II faut d'abord devenir meilleur, pour mériter d'entrevoir la vérité.
Tout le problème de l'éducation tient dans la question que posait Nietzsche, sur un plan tout autre, d'ailleurs: “L'ennoblissement est-il possible?” Mais, pour Nietzsche, nul ne pouvait recevoir cet ennoblissement que de soi-même. Nos fils et nos filles ne sont-ils pas assez nous-mêmes pour le recevoir de nous? Nos enfants, ces petits étrangers sortis de nous, portent tout de même des marques où nous nous reconnaissons. Nous n'ignorons pas tout d'eux, puisque nous nous connaissons; nous pouvons faire d'eux, dans une certaine mesure, dans une mesure très relative, une image retouchée de nous-mêmes. Et, nous seraient-ils tout à fait étrangers, il nous resterait à les atteindre indirectement, puisque c'est en nous perfectionnant nous-mêmes que nous les perfectionnons. Chaque victoire remportée dans notre vie morale a son retentissement dans nos fils; mais cela encore n’est qu'à demi vrai, car combien de pères admirables sont déshonorés par leurs enfants et combien de fils graves et purs regardent avec tristesse l'homme dont ils sont nés!
Car, il faut bien le dire, au sortir de l'enfance, la loi d'imitation semble le céder à la loi de contradiction. Il y a, chez nos fils et chez nos filles, vers la quinzième année, un obscur désir d'être différents, de ne pas ressembler à leurs parents, à ces êtres chéris sans doute, mais qu'ils jugent et qui, d'ailleurs, descendent déjà la côte. Et puis, quel homme est digne de la vérité qu'il représente et qu'il souhaite de transmettre, à ses enfants? La plupart des parents calomnient aux yeux de leurs fils le Dieu ou l'idée dont ils se réclament... Il n'empêche que, dans bien des cas, c'est, par un juste retour, la loi d'imitation qui finit par l'emporter sur l'autre. L'homme mûr qui songe à ses parents défunts cède au profond et inconscient désir de les faire revivre. Il imite leurs gestes, répète leurs paroles, s'applique à faire en toutes circonstances ce qu'ils auraient fait s'ils avaient été encore au monde. Un mot qu'on entend souvent dans les familles, sur un homme vieillissant, est celui-ci: “C'est étonnant comme il finit par ressembler à sa pauvre mère!” Oui, nous finissons par ressembler à ceux qui, autrefois, nous paraissaient si loin de nous. Il y a une triste douceur à retrouver une inflexion de voix qui nous semble venir de bien plus loin que nous-mêmes, à capter certaines survivances qui nous donnent l'impression que, tant que nous serons encore là, quelque chose subsistera des bien-aimés qui se sont endormis. C'est un amer plaisir de ne pas admettre, de repousser certaines choses nouvelles, avec un entêtement qui n'est pas de nous, qui nous irritait autrefois chez nos parents, mais qui est comme une sorte de réparation envers ceux que notre jeunesse aimait à contredire et à scandaliser jusqu’à la souffrance. (Longs applaudissements).

Me voici presque arrivé à la fin de cette causerie qui prétendait traiter de l’éducation des filles et je m’aperçois qu’il y manque sans doute tout ce que vous en attendiez. Fénelon n’a pas tout dit, peut-être; mais, ce qui est sûr, c’est que moi je n’ai rien dit et que je n’ai répondu à aucune des questions très précise que peut-être vous vous posez à mon sujet. Suis-je, en définitive, aussi ennemi que me l'ont fait dire certains journalistes de l'instruction chez les filles? Il y a, sur ce point, un malentendu. Ce qui a toujours irrité, dans- ce qu'il est convenu d'appeler le “bas bleu”, la femme savante, c'est le côté intéressé de sa science. Chez beaucoup de femmes, il y a une tendance à considérer toute acquisition intellectuelle comme une chose à étaler, comme une chose qui la fait valoir. C'est un prolongement de sa coquetterie inguérissable. Etre au courant, être à la page, cela signifie utiliser bassement ce qu'il y a de plus beau au monde, en dehors de la sainteté, pour briller et pour se pousser. Beaucoup de femmes sont moins cultivées qu'elles ne sont barbouillées de culture; elles se fardent, elles se poudrent de littérature et de philosophie. Et, pourtant, si nous goûtons le charme d'une femme qui a lu Spinoza, qui a subi l'influence de Nietzsche, ce peut bien être à cause de l'enrichissement qu'elle doit à la fréquentation de ces grands esprits, mais c'est aussi parce qu'elle ne nous en parle jamais. Ces débats intellectuels, qui sont le plus beau plaisir de la camaraderie et de l'amitié masculine, sont toujours insupportables avec une femme parce que le secret que nous attendons d'elle est d'un autre ordre. La plus érudite n'a rien à nous apprendre, si elle n'oublie d'abord ce qu'elle sait pour nous initier, à ce qu'elle éprouve, à ce qu'elle devine, à ce qu'elle ressent, à ce qu'elle pressent. (Applaudissements.)

Je crois pourtant que, sur un plan très élevé, la culture de la femme doit être utilitaire et s'étendre à tout ce qui sert à l'enrichissement de sa vie spirituelle. On voit dans quel sens je souhaiterais orienter ses lectures: vers les moralistes, vers les psychologues, vers les mystiques. Attendez-vous de moi j’aie l’héroïsme de leur interdire la lecture des romans? Fénelon, sur ce point, est implacable.
“Elles se passionnent, écrit-il, pour des romans, pour des comédies, pour des récits d’aventures chimériques à l'amour profane est mêlé. Elles se rendent l'esprit visionnaire en s'accoutumant au langage magnifique des romans. Elles se gâtent même par là pour le monde, car tous ces beaux sentiments en l’air, toutes ces passions généreuses, toutes ces aventures que l'auteur du roman a inventées pour le plaisir, n'ont aucun rapport avec les vrais motifs qui font agir dans le monde et qui décident des affaires, ni avec les mécomptes qu’on trouve dans tout ce qu'on entreprend.”
Nous voyons bien ici qu'il y a romans et romans. Ceux de La Calprenède et de Mlle de Scudéry pouvaient bien entraîner leurs jeunes lectrices dans un monde irréel et absurde; le danger des romans contemporains est à l'opposé: c'est de les entraîner trop loin, trop bas à travers les arcanes de la nature corrompue.
Mais voilà où nous apparaît le bon côté de la condition des filles aujourd'hui: lancées trop tôt dans la vie, leur instinct de défense s'y développe et elles se protègent mieux elles mêmes que n'eussent pu faire les petites romanesques et les petites désœuvrées d'autrefois, qui ne cessaient de rêver, comme l'a chanté Francis Jammes, “ce joli sentiment que Zénaïde Fleuriot a appelé l'amour”. La vie est une éducatrice qui a de terribles moyens pour se faire écouter. Pour une jeune fille forte, peut-être vaut-il mieux très tôt la regarder en face que de s'enchanter et de se troubler dangereusement dans le vague, comme naguère. Qu'est devenue cette jeune fille de notre adolescence, celle qui s'avançait sous les tilleuls, dans une musique de Schumann? N'est-ce pas une espèce en partie disparue? Mais quand, par hasard, nous rencontrons l'une d'elles, qu'elle nous paraît précieuse! Que son charme demeure puissant! (Vifs applaudissements.)

L’air du temps, je le crains, sera plus fort que nos préférences. Nous ne ressusciterons pas Clara d'Ellébeuse. Du moins, il reste aux éducateurs une consolation. Il leur reste de tirer pour eux-mêmes quelque profit de la présence des enfants sous leur toit. Combien de pères et de mères s'élèvent eux-mêmes, au sens profond du mot, à cause des yeux candides qui ne les perdent pas de vue! Que de passions jugulées, que de sacrifices consentis, que de muettes victoires pour l'amour de ces témoins qui ne le sauront jamais! Que de fois, dans une même créature, la femme déjà presque perdue a été tenue en échec par la mère!
Et nos enfants ne nous élèvent pas seulement. Je connais au moins un métier où ils nous apportent un extraordinaire secours: c'est celui de romancier. Je lisais, l'autre jour, ce que confiait à un journaliste un de mes plus éminents jeunes confrères, grand chef de l'école populiste, au sujet d'un écrivain qui me touche de très près et même d'aussi près que possible... Il plaignait cet écrivain de ne connaître ni d'aimer le réel et d'être condamné au dépérissement par inanition. Mais il me semble qu'un père de famille ne risque guère d'ignorer le réel. Les enfants assis autour de la table, c'est toute la vie qui est là. Nous la redécouvrons en même temps qu'eux dans ses plus humbles sollicitudes, dans ses plus sublimes espérances. Les enfants nous enracinent profondément; ils nous font vivre tout près de la terre; ils nous obligent à entrer dans les plus petites choses. C'est pour eux que nous gardons nos terres onéreuses, nos vieilles maisons de campagne. Un père de famille est justement le seul homme auquel il soit interdit de n'être qu'un homme de lettres. Et, s'il écrit, ce ne sera pas assez d'une longue existence pour utiliser tout ce qu'il lui aura été donné d'apprendre à l'école de ses enfants.
“Maintenant, a écrit Claudel, entre moi et les hommes, il y a ceci de changé que je suis père de l'un d'entre eux.
Celui-là ne hait point la vie qui l'a donnée.” (Longs applaudissements. Enthousiastes rappels.)

Nos abonnés apprendront avec plaisir que les pages émouvantes écrites dans “Les Annales”: “Blaise Pascal et sa sœur Jacqueline” ont été réunies dans un volume édité sous ce titre par Hachette. Ce livre obtient un succès considérable.

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François MAURIAC, “O femme qui donc es-tu?,” Mauriac en ligne, consulté le 25 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/51.

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