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Le Diable au corps par Raymond Radiguet

Référence : MEL_0513
Date : 24/03/1923

Éditeur : Les Nouvelles littéraires
Source : 2e année, n°23, Une
Relation : Notice bibliographique BnF
Repris p.42, in Les Nouvelles littéraires, 5-12 mars 1981.

Description

Refusant de se scandaliser après sa lecture du Diable au corps, François Mauriac livre une réflexion sur l’ambiguïté de l’enfance et la nécessité pour le romancier de connaître les troubles de la vie intérieure.

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Le Diable au corps par Raymond Radiguet

L'éditeur du Diable au Corps ne nous-a pas dit assez combien ce roman doit nous surprendre. Le miracle n’est pas que l’auteur presque enfant ne nous montre ni tics ni manies : il n'a pas encore eu le temps d'en acquérir. Mais nous ne relevons dans son ouvrage aucune trace de ses lectures ; nul mot n'y trahit ses admirations littéraires : c'est cela qui est, unique. Rien de Barrés, rien de Gide ni de personne. Serait-ce qu'il a peu lu encore ? Il laisse entendre, au contraire, qu'il donne à la lecture tout le temps qu'il n'emploie pas à aimer. A cause de ce dépouillement, des critiques ont parlé d'Adolphe. Mais, justement, Le Diable au Corps n'a pas la fausse distinction du faux chef-d'œuvre. Ce garçon nous conte une histoire si horrible, qu'il sait que tout condiment serait superflu. Il prend le ton le plus simple, avec de gentilles hésitations sur les subjonctifs, – écolier qui aimait mieux faire l'amour que des conjugaisons.
Histoire horrible, ce n'est pas trop dire ; – et qui ne nous fait pas crier que de plaisir. Que la guerre ait été pour un gamin quatre ans de grandes vacances, quatre ans de dévergondage et d’ébats prématurés aux dépens de ceux qui donnaient leur vie, cette confidence nous trouble comme si elle nous rendait complices. Pourtant, ce n'est pas à ce petit que nous en voulons. Il aurait su si bien, s'il avait voulu, feindre le repentir. Il lui sera beaucoup pardonné pour nous avoir épargné la grimacé du remords. Le vrai est que l'horreur de son admirable récit le dépasse. Ce petit saint Jean, nu et sans fard, porte contre ce qui s'appelait "l'arrière" un témoignage accablant. Ce qui s'y passa d'admirable, qui le nierait ? Mais si tout a été dit des sacrifices, des deuils soufferts, personne encore n'avait décrit avec ce détachement puéril et sur un ton si modéré l'inimaginable indifférence de ceux que la tuerie ne concernait pas ; – indifférence qui, à l'âge où l'on est sans pitié, ne mérite pas que nous nous scandalisions : quel écolier n'adore les catastrophes et ne mettrait le feu au monde pour interrompre la classe ?
Mais la vérité honteuse, touchant des milliers de femmes pendant la guerre, l’immonde vérité sort de la bouche de cet enfant. Que celles qui ont souffert nous pardonnent. Tant d'autres ont- mérité qu'un lycéen les déshabille et nous les livre sous d'apparence de cette Marthe si animale, si docile — cette fille soumise à son instinct, forte seulement contre le soldat qu'elle déshonore.
Personne, dans sa famille, qui songe à tirer les oreilles de ce "Shakespeare enfant" qu'est le héros du Diable au Corps ? Cela nous le voulons bien. Mais pas une voix à ses côtés ne plaide en faveur du frère misérable ; pas un mot sur ce sacrifice de la vie qui vaut bien celui des plus chères caresses... Non, pas un mot, pas même l'indifférence : l'ignorance totale et l'oubli.
Ah ! que pourtant la lecture de ce Diable au Corps nous prémunisse contre l’hypocrisie : si nous détournons, nos foudres de cette jeune tête pour en accabler le monde entier, c'est que le mauvais garçon nous désarme ; il aime et il est un enfant. Toutes les candeurs et toutes les roueries ! Toutes les audaces et toutes les timidités ! Pour la première fois, une femme n'étouffe pas dans ses bras l'enfance de son amant. Une chose nouvelle sous le soleil, c'est si rare ! L'Ecclésiaste lui-même sourirait. Le Diable au Corps est une suite clandestine à la bibliothèque rose. Paul et Sophie de Réan font soudain de vilaines choses ; — ou plutôt Paul et Mme de Rosbourg, dans les cabanes des Vacances, pendant que M. de Rosbourg est mangé par les sauvages.
D'ailleurs, à quoi servirait de fulminer ? Cet écolier ne comprendrait pas : on dirait qu'il n'est pas de la postérité d’Ève et qu'aucun fruit d'aucun jardin ne lui fut défendu, afin qu'il ne discernât pas le bien du mal. Il a, du monde, un usage criminel et délicieux ; mais il ne sait pas ce que signifie criminel ; et il ne lui reste que les délices. Saura-t-il tout de même inventer des êtres chez qui la passion heurte d'autres forces ? Connaît-il le scrupule, le renoncement, le remords, la pénitence, le désir, de pureté et de perfection ? Car il n'est point de romancier sans la connaissance de la vie intérieure. Mais quand on a le diable au corps, on a aussi plus d'un tour dans son sac.
François MAURIAC.

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François MAURIAC, “Le Diable au corps par Raymond Radiguet,” Mauriac en ligne, consulté le 19 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/513.

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