Mauriac en ligne

Search

Recherche avancée

Voltaire contre Pascal

Référence : MEL_0516
Date : 23/06/1923

Éditeur : Les Nouvelles littéraires
Source : 2e année, n°36, p.2
Relation : Notice bibliographique BnF
Repris p.45-54, in Mes grands hommes, Monaco : éd. du Rocher, 1949.
Repris p.349-352, in Oeuvres complètes, VIII, Paris : Fayard, 1950-1956.

Type : Méditation philosophique

Description

François Mauriac approuve Voltaire d’avoir reconnu dans Pascal la figure qu’il devait attaquer pour s’en prendre à la religion. Mais il se détourne bien vite de lui et de ceux qui ont prolongé sa critique au nom de la Raison : pour François Mauriac, Pascal n’est pas l’homme du terrifiant jansénisme, mais le croyant qui a perçu que la connaissance de Dieu ne pouvait s’atteindre que dans l’intimité du cœur.

Version texte Version texte/pdf Version pdf

Voltaire contre Pascal

Après la mort de Blaise Pascal, et même après que fut publié le manuscrit des Pensées, si son génie était hors de discussion, il demeurait tout de même, aux yeux de beaucoup, l'homme d'un parti. Il fallut le coup d'œil de Voltaire pour discerner dans le grand homme de Port-Royal, dans l'ennemi des Molinistes, le chef qui, bientôt, rallierait toutes les forces, vives du catholicisme français. Voulant abattre « l'infâme », Voltaire vit bien quelle tête sublime devait recevoir le premier coup.
Ce n'est pas que d'abord il n'ait haï en Pascal le janséniste, l'insulteur des Pères à qui il était redevable d'avoir fait de si solides humanités. Il se souvenait avec gratitude du collège de Clermont et connaissait sa dette envers les P. P. Porée, Tournemine et Toulié. Il aimait justement dans les jésuites ce qui les rendait haïssables à Pascal et les approuvait de ce que la religion devenait, grâce à eux, plus souple, moins sûre de soi. Dans Le Siècle de Louis XIV, il prétend les absoudre de tout ce dont les accuse Pascal ; "Il est vrai que tout le livre, portait sur un fondement faux : on attribuait adroitement à toute la Société les opinions extravagantes de plusieurs jésuites espagnols et flamands. On les aurait déterrées aussi bien chez les casuistes dominicains et franciscains... Mais il ne s'agissait pas d'avoir raison, il s'agissait de divertir le public." Rien ne fut jamais si odieux à Voltaire que les terribles robins jansénistes du Parlement. Là, d'ailleurs, peut-être manqua-t-il de flair. Car ce qu'il appelait "l'infâme", cette religion tant haïe, portait en elle (du moins en France) un germe mortel qui était justement le jansénisme, et du point de vue de Voltaire, une habile politique du pire eût peut-être été de ne pas le combattre. Outre qu'il y a sans doute une hérédité janséniste dans quelques-unes des formes du modernisme, on ne saurait trop répéter que, triomphante, la doctrine de Port-Royal eût fait le désert dans l'Eglise : car comment vivre sous la loi de la terreur et du désespoir ? Si notre Pascal, qui a osé écrire : "On n'entend rien aux ouvrages de Dieu, si on ne prend pas pour principe qu'il a voulu aveugler les uns et éclairer les autres", et encore : "il y a assez de clarté pour éclairer les élus et assez d'obscurité pour les humilier. Il y a assez d'obscurité pour aveugler les réprouvés et assez de clarté pour les condamner et les rendre inexcusables..." Si Pascal, tout de même, a pleuré joie, c'était qu'il avait eu, par le miracle de la sainte Épine et par sa nuit du lundi 23 novembre 1654, l'assurance d'être éternellement choisi, d'être gracié (ce terme judiciaire pourrait venir du mot "grâce" au sens de Jansénius). Oui, Voltaire, pour détruire plus sûrement le Christianisme, aurait dû soutenir cette doctrine effroyable qui incitait M. de Saint-Cyran à se féliciter ainsi de la mort en bas-âge de sa propre nièce : Il arrive rarement qu'un "seul se sauve dans une grande et nombreuse famille, et la succession des damnés de l’autre monde est quelquefois, de père en fils, aussi longue que la durée de la famille : ce qui arrive presque toujours dans les maisons des riches, et peut-être nuls ne se sauveront, s'ils demeurent dans le train du monde, que ceux qui meurent en bas-âge." (Recueil de plusieurs pièces pour servir à l'histoire de Port-Royal, Utrecht, 1740.)
Mais le faible de Voltaire pour ses anciens maîtres et son horreur des Jansénistes n'eussent pas suffi à le déchaîner contre Pascal, s'il n'avait su prévoir les milliers d'âmes orientées, violentées dans les siècles futurs, par cette logique passionnée ; s'il n'avait compris que ce chasseur au service de "l'infâme" chasserait sur les propres terres de l'Encyclopédie, et qu'il ferait s'écrouler au pied de la croix du Christ des savants, des artistes, des philosophes.
Rendons-lui cette justice que, à part quelques propos aventurés touchant l'abîme et la folie de Pascal, Voltaire n'a jamais tenté de rabaisser un si superbe ennemi. "Il y a déjà longtemps que j'ai envie de combattre ce géant — écrit-il à Formont (juin 1733) — il n'y a guerrier si bien armé qu'on ne puisse percer au défaut de la cuirasse..." Ainsi s'avance vers le Goliath chrétien ce David gringalet armé de la fronde du bon sens. Il le toise et il l'admire. Admiration littéraire d'abord ; et s'il est vrai qu'un auteur n'admire que soi même dans les autres, n'y a-t-il pas déjà du Voltaire dans la verve des Provinciales ? Ces deux esprits irréductibles, la même terre latine les a nourris. A propos des premières "petites lettres", Arouet prononce le nom de Molière, ce qui est se reconnaître avec Pascal un père commun. Il accorde ailleurs à son ennemi "toutes les éloquences", et les manuels de littérature ont reproduit cent fois le jugement de Voltaire qui fait dater des Provinciales la fixation du langage.
Il ne méconnaissait donc pas le génie auquel il consacra ses fameuses Remarques que l'on trouve jointes à ses Lettres Philosophiques, et dont Sainte-Beuve a dit, avec quelque exagération, mais en une image saisissante : "qu'elles prennent Pascal au vif sous le cilice. Pour mesurer la passion de Voltaire à cette époque, il faut se reporter à sa correspondance : "Va, va Pascal ! Laisse-moi faire ! — s'écrie-t-il dans une lettre à d'Argental (mai 1734) — Tu as un chapitre sur les prophètes où il n'y a pas l'ombre de bon sens. Attends ! Attends !" (il faut avouer que ce Voltaire furibond est assez charmant.) En avril, il écrivait à Maupertuis "Savez-vous que j'ai fait prodigieusement grâce à ce Pascal ? De toutes les prophéties qu'il rapporte, il n'y en a pas une qui puisse s'appliquer honnêtement à Jésus-Christ. Son chapitre sur les miracles est un persiflage. Cependant, je n'ai rien dit, et l'on crie." Voltaire, en effet, ne cache pas à Formont qu'il aura la prudence de ne pas toucher dans les Pensées aux sujets dangereux. "Je m'y prendrai avec précaution. Je ne critiquerai que des endroits qui ne seront pas tellement liés avec notre sainte religion qu'on ne puisse déchirer la peau de Pascal sans faire saigner le christianisme." (Juin 1733.)
Mais ici, la prudence l'a servi, puisqu'elle lui a fait justement négliger les parties caduques de l'apologétique pascalienne (prophéties), pour s'attacher à l'essentiel, et que lui-même fait tenir à peu près dans ces deux propositions ; 1° Il ne suffit pas, comme le veut Pascal qu'une religion, tienne compte de la nature humaine pour être vraie ; 2° Cette double nature humaine qu’imagine Pascal et qui, selon lui, rend nécessaire le christianisme, n'existe pas. Sur la première au moins de ces propositions, un théologien serait d'accord avec Voltaire qui, d'ailleurs, s'en explique justement dans une lettre à son ancien maître, le Père Tournemine. Le vrai est que Pascal ne l'a pas non plus soutenue sous cette forme absolue.
La conformité entre la nature .humaine et catholicisme ne prouve pas la vérité de cette religion, ni qu'elle soit révélée, mais retient l'esprit et l'excite à chercher plus avant de ce côté, plutôt que d'un autre. Autant nous intéresse peu l'argument qui fut tiré plus des avantages moraux et sociaux du christianisme (car une erreur, fût-elle bienfaisante ne vaut pas qu’on lui sacrifie une minute de plaisir) autant nous frappe la correspondance de clef à serrure que Pascal, le premier, a montré entre notre nature et la doctrine de l'Eglise. Et l’on sait tout le parti qu'en ont tiré, de nos jours des apologistes, comme cet étonnant Chesterton, dont il faut toujours citer ce passage fameux : "Lorsque nous trouvons quelque chose de singulier dans le christianisme, c’est finalement qu'il y a quelque chose de singulier dans la réalité..."
Mais le plus piquant est de voir le futur auteur de Candide, et qui devait administrer aux optimistes de si belles étrivières, se choquer du tableau trop noir que Pascal nous trace de l'homme et dénoncer ce "misanthrope sublime". Contre Pascal, Voltaire serait tenté de soutenir que ce monde est le meilleur possible ! C'est vrai qu'il est jeune alors, et que c'est le temps de la douceur de vivre ! Nul, en ces frivoles années, ne songe à rien prendre au tragique. Pourquoi se désespérer de ce que nous ignorons la nature de notre pensée ? Quant au silence éternel des espaces infinis, Voltaire ne doute pas que le progrès des lumières le rendra bientôt moins redoutable. Il ne voit aucune contradiction dans l'homme, traite de "galimatias" (c'est encore aujourd'hui le mot des critiques qui ne comprennent pas un texte) la pensée de Pascal touchant l’ordre charnel opposé à l’ordre des esprits, que dépasse infiniment celui de la charité. Ce fut un protestant français établi à Utrecht, M. Boullier, qui réfuta, avec beaucoup de force et de bon sens les objections de Voltaire. Au fond, elles n'avait pas même, ébranlé le colosse. Après Voltaire, Condorcet n'ajoutera que des ragots sur l'amulette de Pascal, ou cet "abîme à droite" n'est question que dans une lettre de l'abbé Boileau imprimée en 1737 ! Il restera plus tard à l'adversaire de se persuader que, au siècle de la science (comme si le siècle de Pascal n’avait pas été celui de la science !) Pascal se fût inscrit à la Libre Pensée — lui pour qui justement, la foi échappait à la raison, et qui avait, de son Dieu une connaissance toute intérieure : "Dieu sensible au cœur, non à la raison... ".

Apparement vous ne disposez pas d'un plugin pour lire les PDF dans votre navigateur. Vous pouvez Télécharger le document.


Collection

Citer ce document

François MAURIAC, “Voltaire contre Pascal,” Mauriac en ligne, consulté le 19 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/516.

Transcribe This Item

  1. B335222103_01_PL6044_1923_06_23.pdf