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Jacques-Emile Blanche

Référence : MEL_0518
Date : 04/08/1923

Éditeur : Les Nouvelles littéraires
Source : 2e année, n°42, Une
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Portrait

Description

À travers ce texte, François Mauriac rend hommage au portraitiste Jacques-Emile Blanche capable de "capter le temps perdu" et de montrer la vérité intérieure des êtres qu’il peint. Cette chronique a été écrite à l'occasion de l'inauguration d'une salle Jacques-Emile Blanche au musée de Rouen.

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Jacques-Emile Blanche

Le 12 mai, au Musée de Rouen, M. Paul Léon, directeur des Beaux-Arts, a inauguré une salle Jacques-Emile Blanche. Les admirateurs du grand portraitiste ne furent pas accoutumés à tant de cérémonie : ils ont toujours vu leur ami non certes hostile mais indifférent à ce qui est officiel. Son constant souci fut de ne pas se fixer, de ne pas se figer. L'Académie, l'Institut sont des escales sûres pour tout artiste qui n'a pas déserté le bateau de sa génération. Jacques-Blanche exerça longtemps sur ses contemporains sa clairvoyance ; mais n'ayant plus rien à apprendre d'eux, sa curiosité l'incite toujours à sauter dans le dernier bateau, et quand il revient dans le sien, les bonnes places sont prises. Le monde d'ailleurs redoute fort cette race de curieux parce qu'il confond clairvoyance et malveillance. Jacques Blanche ressemble à ce jeune Espagnol, le fils du Marquis de Santacasa, qui possède le pouvoir de lire à travers les corps opaques ; il fait le véritable portrait des gens : leur portrait intérieur. Une grande dame anglaise a découvert les secrets de son fils grâce à son effigie merveilleuse et terrible peinte par Jacques Blanche. Mais les gens détestent qu'on les révèle à eux-mêmes ; ils crachent sur le miroir. Ils ne songent pas que, peignant des fleurs et des enfants, Blanche en exprime, avec une fidélité géniale, l'innocence. Et de même les portraits de son père, de sa mère, de Thomas Hardy, de tant d'autres, montrent qu'il sait comprendre aussi les belles âmes. Ce n'est pas sa faute si les belles âmes sont rares.
Il s'est donc rabattu sur les gens intelligents, qu'il ne lui est arrivé que rarement de confondre avec les vedettes. La postérité lui devra de connaître comment le génie se portait de notre temps à Paris et à Londres. La National Gallery déjà recueille son Beardsley, cette figure inquiète et maladive, cette fleur éclatant à ce revers gris, et ce jonc… Blanche s'est rabattu surtout sur la jeunesse. J'ai dit que les gens de son bateau, parce qu'il les connaît, l'intéressent moins que ceux du nôtre, et sans doute préfère-t-il encore à nous les derniers venus et à ceux-là les jeunes gens des temps futurs. Cet homme que certains redoutent, nul ne possède autant que lui le don de sympathie. Il interroge ardemment chaque génération qui se lève, il s'éprend de ces sphinx successifs ; aucune de leurs énigmes ne le déconcerte. Ni le cubisme ni le dadaïsme ne l'ont rebuté. Voici le seul peintre à ma connaissance capable de goûter une peinture différente de la sienne. J'adore en lui ce goût de la jeunesse, cette passion si rare chez ceux qui vieillissent et qui pourtant les égale aux jeunes gens. Blanche possède la certitude que c'est la jeunesse en définitive qui a raison, que les chemins qu'elle ouvre, il faut s'y engager, dût-on y perdre le bénéfice d'une sage carrière, Jacques Blanche appartient à la race de ceux que rien n’empêchera jamais.

De rendre à la jeunesse un hommage profond,
A la sainte jeunesse, à l'air simple, au doux front.
A l'œil limpide et clair, ainsi qu'une eau courante,
Et qui va répandant sur tout, insouciante
Comme l'azur du ciel, les oiseaux et les fleurs,
Ses parfums, ses chansons et ses douces chaleurs.

Personne, dis-je, ne l'intéresse autant que les nouveaux venus, sinon les morts : les Manet, les Degas, les Wisthler, parmi lesquels il a grandi ; Blanche a compris que son rôle était de nous introduire auprès de ces grandes ombres : la postérité ratifiera le jugement de Marcel Proust pour qui De David à Degas et Dates étaient "les Causeries du Lundi de la peinture". Blanche a vu naître, vivre, se transformer les tableaux célèbres que leurs auteurs ne reconnaîtraient peut-être pas. Est-il assez "Du côté de chez Swann" par ce don qu'il possède, à l'égal de son cher Proust, de capter le temps, perdu, de ressusciter les jardins, les quartiers détruits, les maisons, l'atmosphère disparue où s'épanouirent tant de chefs- d'œuvre ?
Mais Blanche sait que la peinture est périssable : en 1914, il a fallu les rouler, ces chefs- d'œuvre, comme des tapis. Regardons bien les Vinci et les Rembrandt avant la prochaine tuerie. Jacques Blanche, sensible aux signes de la tempête future, redoute qu'à Londres ou à Rouen ses portraits soient en danger comme de jeunes vivants. Et pourtant, il a tant amassé de connaissance sur les êtres ! Ne restera- t-il rien de ce trésor ? C'est pourquoi il a décidé d'écrire des romans, peut-être un peu trop vite, en homme pressé et qui ne veut point s'en aller sans avoir tout dit. <br /Cahiers d'un artiste sont le répertoire complet des "cas" que la guerre a posés dans les consciences, dans les familles, dans la société. Et Aymeris est le récit pathétique d'une vie d'artiste bourgeois à la fin du dernier siècle et au début du nouveau : scrupules, angoisses, déboires, trahisons…
Rien n'est plus étranger à Jacques Blanche que la vertu de prudence. Saluons le seul artiste qui, aujourd'hui, pense tout haut : on sait ce qu'il en coûte. Il aurait pu tout comme un autre - au lieu de dénoncer "l'industrialisation" de la peinture – il aurait pu en avoir le bénéfice. Au vrai, l'a-t-il dénoncée ? Ce peintre gentleman ne se mêle pas de rendre la justice et il déteste d'enfler la voix. Mais il s'intéresse en curieux à la cuisine des réputations et analyse les recettes des marchands de tableaux. Il voit comme se lance la peinture de spéculation, et il le dit. De là, contre le dernier portraitiste que nous ayons, cette animosité sourde : En souffre-t-il ? oui, sans doute – mais d'une façon que ses adversaires n'ont pas prévue : toute critique le séduit ; habile à se juger du point de vue de l'ennemi, il lui donne parfois raison. Les pointes de son esprit critique ne sont pas toutes tournées vers le dehors et il s'y écorche. Il s'inquiète de se renouveler, tâtonne, cherche... Peut-être manque-t-il à Blanche cette foi en soi-même, cette sécurité qui est la force des médiocres.
Mais il sait où se réfugier, ce peintre, ami des lettres, et c'est cela aussi qui l'isole : il n’a point de part à l'indigence spirituelle d'un grand nombre "d'artistes peintres". C'est un grand bourgeois anglomane et lettré de race pure, - ce qui devrait s'appeler, dans la France d'aujourd'hui un aristocrate. Voici l'honnête homme cher au chevalier de Méré, qui ne porte pas enseigne, qui ne se pique de rien. Douces soirées d'Offranville ! Vieille maison de 1688 où "les briques, le silex et le grès ont la couleur d'un cou de tourterelle" — salon jaune aux glaces brouillées, cabinets de laques, peintures chinoises, boîtes de coquillages, porcelaines bleues et blanches de Canton et de Delft... Ici, cher Jacques Blanche, nous avons lu à haute voix Montaigne, Pascal, Saint-Simon, Michelet. Vous écoutez, renversé dans un fauteuil, une main sur vos yeux... et vous ne songez plus à dissimuler votre- vertu secrète : cette tendresse, cette bonté !

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François MAURIAC, “Jacques-Emile Blanche,” Mauriac en ligne, consulté le 19 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/518.

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