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Le Romancier et sa province

Référence : MEL_0519
Date : 21/03/1925

Éditeur : Les Nouvelles littéraires
Source : 4e année, n°127, Une
Relation : Notice bibliographique BnF
Repris p.53-57, in La Province, Paris : Hachette, 1964.
Repris p.475-478, in Oeuvres complètes, IV, Paris : Fayard, 1950-1956.
Repris p.745-747, in Oeuvres romanesques et théâtrales complètes, 2, Paris : Gallimard, 1978-1985.


Type : Chronique

Description

Parce qu’elle le prive de la fréquentation du monde, la province donne au romancier, comme la maladie ou la frustration, une connaissance plus fine des êtres et de la vie.

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Le Romancier et sa province

La plus heureuse fortune qui puisse choir à un homme fait pour écrire des romans c'est d'être né en province, d'une lignée provinciale. Même après des années de vie à Paris, d'amitiés, d'amours, de voyages, alors qu’il ne doute pas d'avoir accumulé assez d'expérience humaine pour alimenter mille histoires, il s'étonne de ce que ses héros surgissent toujours de plus loin que cette vie tumultueuse — qu'ils se forment au plus obscur de ses années vécues loin de Paris et qu'ils tirent toute leur richesse de tant de pauvreté et de dénuement.
Cet auteur, fils d'une Province, d'une famille provinciale et catholique, n’a pas à se mettre en quête de personnages. Les personnages se pressent en foule pour accomplir tout ce que son destin le détourna de commettre. De chaque tentation vaincue, de chaque amour refusé par cet enfant janséniste et solitaire, un embryon s'est formé, a pris corps lentement, jusqu'à ce qu'il s'étire enfin à la lumière et pousse son cri. Où le père n’est pas passé, l'entant imaginaire passera.
Tout ce que nous avons réellement accompli, c'est cela qui est mort et qui ne peut plus vivre dans un essai romanesque. Nos aventures ne nous servent jamais à rien, sauf à écrire nos mémoires ; et ce pas vrai seulement du romanesque intérieur : il fallait que Jules Verne fut un provincial casanier pour nous entraîner autour du monde. Plus que les récits de voyages et d'aventures, l'étude du cœur humain bénéficie d'une adolescence refoulée, d'une sensibilité contre laquelle une famille provinciale et catholique inventa mille barrages. Dans ce temps de désirs et de refus, nous fûmes dressés à la lutte contre nous-mêmes et, grâce à ce perpétuel examen de conscience, initiés à des ruses pour débusquer nos plus sécrètes intentions pour percer le mensonge de nos actes, les dépouiller de leur apparence honorable, mettre à jour leur signification vraie.
Et comment n'eussions-nous pas appliqué à la connaissance d'autrui cette méthode qui nous permettait de nous connaître nous-mêmes ? En ces jours où nous étions un enfant refusé et chaste, alors nous avons compris les femmes et les hommes. Nous pénétrons d'autant mieux un être que nous désespérons de 1’atteindre. Nous n'ignorons rien de la femme qui ne sera jamais à nous : aucun autre moyen de la, posséder que par l'esprit. Nous l’observons aussi ardemment que nous l’eussions étreinte. Elle devient nôtre alors, spirituellement, au point que c'est de nous-mêmes que nous la tirons, plus tard, pour la faire vivre.
Nos héroïnes vraiment vivantes, nous ne les avons pas possédées. Lucidité de la passion sans espoir ! A celle qui s’est donnée, peut-être ne demandons-nous rien de plus que son corps. Don Juan connaissait assez mal les femmes. Une femme désirée et possédée nous enrichit de clartés, certes, mais sur notre propre cœur, partout ce qu'elle y déchaîne : elle-même risque de nous demeurer indéchiffrable ; car la possession charnelle n'est pas le vrai moyen de connaissance : elle est créatrice de mirages ; le désir, l’assouvissement tour à tour transforment et déforment l'être aimé. Mais, ne faut-il au moins observer les femmes du dehors, les fréquenter dans le monde ? Loin d'elles, saurait-on écrire des romans ? La fréquentation du monde, si elle ne nous déroute pas (elle nous déroute souvent, car nous nous y heurtons à des êtres masqués, camouflés, truqués, soumis à une discipline, à un dressage qui les rend uniformes et qui nous donne le change) ne saurait que nous confirmer ce que nous savons déjà. L'observation du monde nous sert à contrôler nos découvertes et nous prouve que nous ne nous étions pas trompés. L’unique nécessaire n'est donc pas de vivre à Paris, mais d'avoir longtemps vécu, lutté souffert, au plus secret d'une province, pour mériter cette louange qu'un critique naïf adressait naguère à un écrivain (croyant l’en accabler) : "Que cet écrivain est donc compliqué ! Il voit de grands arcanes dans les aventures les plus communes". Ce qui distingue un romancier, un dramaturge, du reste des hommes, c'est justement le don de voir de grands arcanes dans les aventures les plus communes, mais non leurs secrets ressorts. Qu'une belle-mère brûle pour son beau-fils, c'était sans doute un incident aussi peu notable du temps d’Euripide qu'aux jours de Jean Racine. Mais voyez les grands arcanes que ce Racine a a découverts dans une passion à peine incestueuse et jusqu'à soulever tout le débat de la Grâce ! Ce que le critique peut reprocher à un romancier, c'est seulement de ne pas atteindre à rendre clair ce qui était obscur — de ne pas donner satisfaction à cette exigence que nous rappelait notre Jacques Rivière lorsque, au seuil de la mort, il s'écriait : "Le monde obscur qu’il s’agit de rendre par les moyens les plus ordinaires".
Découvrir les Arcanes inaccessibles de nos actes, appliquer la plus aiguë, la plus lucide intelligence, à l'observation de nos états de sensibilité et de conscience, nul n'y réussit pourtant comme Marcel Proust, parisien de Paris s'il en fut jamais, et qui croyait que les arbres; un simple bouquet dans sa chambre, menaçaient sa vie. Mais le rôle que la province joua dans d’autres destins, dans celui de Proust, ce fut la maladie qui l'assuma. La maladie l’isola comme l'eût fait un temps de vie caché en province. L'usage délicieux et criminel, dont parle Pascal, enfante moins de grandes œuvres que la privation amère du monde dans une chambre de malade, ou dans une maison morte de la campagne française.

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François MAURIAC, “Le Romancier et sa province,” Mauriac en ligne, consulté le 23 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/519.

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