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Les Romans mystiques

Référence : MEL_0521
Date : 12/06/1926

Éditeur : Les Nouvelles littéraires
Source : 5e année, n°191, Une
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Analyse
Version texte Version texte/pdf Version pdf

Les Romans mystiques

Pascal nous rappelle avec mépris ce que criaient les juifs à Moïse : "Dites-nous des choses agréables et nous vous écouterons." Et il ajoute : "Comme si l’agrément devait régler la créance !" L’agrément ne règle pas la créance des romanciers mystiques d'aujourd'hui. Le roman catholique n'est plus ce qu'il était naguère : un livre d'abord édifiant et consolant. Sous le soleil de Satan a troublé et terrifié quantité de bonnes âmes qui, de tout leur cœur, croyaient à Dieu, mais avaient oublié qu'elles croyaient aussi à Diable. Ce n'est pas le moindre mérite de M. Bernanos que de retenir notre esprit, de le fixer rudement sur le mystère du Mal auquel il paraît si simple de ne jamais pensé. "Les consolations de la religion", certes elles existent ; mais ce n'est point sur elles que les nouveaux écrivains religieux aiment s'étendre. Ce jeune héros bourgeois de M. Abel Hermant, qui, environ 1910, avait coutume de répéter : "J'ai des amis qui ne croient pas en Dieu, ils sont bien à plaindre…" dirait aujourd’hui : "J’ai des amis qui croient au démon, et ce n'est pas drôle !"
Que depuis la faute originelle, l'humanité soit livrée pour un temps à cette toute-puissance d'en bas, et qu'au fond ce soit Dieu lui-même qui, dans sa créature, s'expose aux coups de son ennemi ; qu'une sainte ait pu voir les âmes se précipiter à leur perte, plus nombreuses, plus serrées que les flocons dans une tourmente de neige ; qu'un abbé Donissan, pour le salut de ces âmes, se fasse la proie volontaire du démon, qu'il aille au-devant de la possession comme de la croix la plus terrible ; qu'il s'élève, dans sa folie d'amour, jusqu'à jouer son propre salut, il y a là de quoi confondre la foule immense des chrétiens qui, dans la loi religieuse, n'ont jamais vu qu'un certain nombre de prescriptions pour s'assurer d'une éternité confortable. Le plus étrange est que l'effrayante condition les hommes telle que nous la peint M. Bernanos ne semble guère lui inspirer de pitié ; il flagelle de son mépris notre misérable troupeau, si bien condamné d'avance, que le diable n'a plus même besoin de s'en occuper... Ce Soleil de Satan, pas plus que la mort, ne peut décidément se regarder en face.
La Chercheuse d'Amour, de M. Louis Artus, qui paraît ces jours-ci, est tout de même un livre moins noir. Dieu sait que l'auteur de La Chronique de Saint Léonard ne tendit jamais à édulcorer la doctrine ! Il appartient à la race de ceux qui n'imaginent aucun accommodement avec le monde moderne, qui rejettent la sagesse humaine et choisissent délibérément la folie. En aucun endroit de son œuvre, il ne met l'accent sur les douceurs ni sur les consolations de la religion. Mais dans son nouvel ouvrage, ce n'est plus, comme dans ceux qui ont précédé, Jean de Milan, religieux Ambroisien, qu'il charge d'être son porte-parole — ni ce Simon de Montfort qui, après avoir occis quantité d'Albigeois, les invoquait ainsi que des martyrs. C'est une petite fille, adorable, née au ghetto de Venise, que M. Louis Artus nous invite à suivre : que ce soit la beauté, l'art, la richesse, la science, la révolution, toutes ces idoles, pour cette amoureuse, s’incarnent toujours, et c’est toujours dans l’étreint qu’Esther Manas s'efforce de les posséder. Le jour où en la personne de Michel Lancelot la chercheuse rencontre à la fois un catholique et un ami très passionné il semble que tout pourrait s'accorder selon ce que souhaite un lecteur bon chrétien, mais bon vivant. Le livre ici pourrait trouver sa fin édifiante, rassurante.
M. Louis Artus a pour sa sainte une plus haute exigence. Esther sait que l’amour est au-delà du bonheur. Elle écarte Lancelot qui, du coup, sent se déliter en lui ce qu'il avait édifié de christianisme en trente années d'efforts. Cette Esther Manas, qui fut une sorte d’Ida Rubinstein, une cavalière Elsa acclamée et adorée à Rome, en Bolchevie, à Paris, s'ensevelit parmi les pauvres. Elle fait plus : elle veut que le vitriol détruise sa beauté merveilleuse, afin de ne plus offrir au monde qu'une face de brûlée vive. Elle va plus loin encore et jusqu’à se charger du crime d’autrui : condamné à la prison perpétuelle, la sainte y goûte l'abandon, y savoure le mépris : l'Amour enfin ! c’est le titre de cette admirable dernière partie. Pour que son renoncement soit total, il faut qu'Esther trouve la force d’écarter une dernière fois Lancelot repenti, et qui accepterait de vivre saintement auprès d'elle. Ce dernier sacrifice accompli, la voici prête pour la fosse commune.
La Chercheuse d'Amour nous enseigne que ce qui fait le fond de cette prétendue religion d'esclaves, d'affaiblis et d’efféminés, c’est une formidable volonté de puissance. L'exaltation du chrétien est puissance. Le saint de Bernanos, la sainte de Louis Artus ne se mettent pas à l'abri, ils ne cherchent pas le repos : ce sont de très grands aventuriers et, en donnant au mot son sens le plus profond, des risque-tout. Ils nous aident à mesurer l'erreur d'un Schopenhauer prétendant que la religion catholique "est une instruction pour mendier le ciel qu'il serait trop incommode de mériter". Esther Manas ne mendie pas, elle se donne follement; et il a fallu tout le talent de M. Louis Artus, toute sa force de persuasion, pour que pas une seconde nous ne doutions que cette folie soit la suprême sagesse. Un romancier mystique est un grand romancier lorsque nous peignant l'invérifiable, il ne nous laisse pas un instant le loisir de nous interroger sur la réalité de ce qu'il nous montre.
Pourtant, exhortons-le à ne pas trop dédaigner les tâcherons de lettres qui travaillent dans le vérifiable. Il n'est pas donné à tout le monde de connaître Satan comme une personne. Un romancier mystique nous introduit de plain-pied dans le surréel, et cela est admirable ; mais il ne faut pas qu'un tel exemple nous tourne la tête ; ne forçons pas notre talent : à peine sommes-nous capables de relever dans les actes humains les traces de Dieu (selon le mot de Rivière) et aussi celles de l'Immonde ; et c'est pourquoi, très pauvrement, nous étudions l'homme — non pas le solitaire ni le saint, mais l'homme du troupeau, notre semblable, notre frère ; et le moindre lecteur peut vérifier sur lui-même si notre peinture est mensonge ou vérité.

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François MAURIAC, “Les Romans mystiques,” Mauriac en ligne, consulté le 20 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/521.

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