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Le procès de Thérèse Desqueyroux : François Mauriac au Palais

Référence : MEL_0524
Date : 24/05/1930

Éditeur : Les Nouvelles littéraires
Source : 9e année, n°397, p.2
Relation : Notice bibliographiqe BnF
Repris p.32-34, in "Paroles perdues et retrouvées", Keith Goesch éd., Paris : Grasset, 1986.
Type : Discours; Conférence

Description

Discours prononcé par François Mauriac lors du procès imaginaire de Thérèse Desqueyroux (conférence des avocats du barreau de Paris - conférence Berryer).

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Le procès de Thérèse Desqueyroux : François Mauriac au Palais

La conférence Berryer avait convié la semaine dernière de nombreuses personnalités à assister au procès de Thérèse Desqueyroux qui avait lieu à la bibliothèque de l'Ordre des avocats, sous la présidence de M. le bâtonnier F. Payen. Les avocats sont, en général, venus en si grand nombre dans les lettres qu'ils devaient bien aux lettrés de leur donner accès au prétoire en la personne de leurs héros ou héroïnes. Devant une salle remplie d'avocats et de stagiaires du Palais, ce fut un véritable régal qui nous fut offert. Me Philippe Serre, présidait. M. François Mauriac dit son émotion de voir une de ses héroïnes vivre ainsi réellement et on lira ci-dessous in extenso sa précieuse et émouvante allocution. Puis, Me Valabrègue, président des Assises, interrogea Thérèse Desqueyroux, représentée par Me Kanner. Me René Bondoux, avocat de la partie civile et représentant Bernard Desqueyroux ; Me Molais de Narbonne, avocat général ; Me Monjause et Me Lemaire, défenseurs de Thérèse Desqueyroux prirent successivement la parole, témoignant un goût littéraire, une connaissance et un sens critiques absolument remarquables. Me Femand Payen, bâtonnier, mit fin à ces débats originaux en rendant hommage à M. François Mauriac et en célébrant les liens qui unissent la littérature et le barreau. Soirée pleine de grâce et de beauté qui montre bien que la parole est une des meilleures formes de l'art et que l'art de la parole conserve à la fois ses traditions du bien-dire et du bien-penser.

Monsieur le bâtonnier,
Mesdames,
Messieurs,

Ce n'est pas sans émotion que j'ose élever la voix dans cette assemblée d'orateurs. Mais comment pourrais-je ne pas exprimer ma profonde gratitude à vous d'abord, monsieur le bâtonnier ? Vous avez toujours été, je le sais, un grand ami des lettres. L'honneur que vous nous faites, en voulant bien présider ces débats, témoigne une fois de plus l'indulgente sympathie que vous inspirent les écrivains d'aujourd'hui. Certes, cet honneur dépasse ma modeste personne, et c'est en leur nom à tous que je vous remercie.
Quant à vous, mes jeunes amis de la conférence Berryer, peut-être ignorez-vous, quelle sorte de joie vous me donnez ce soir. C'est la tristesse du romancier, que de voir se détacher de lui, s'éloigner et disparaître les personnages de ses livres, ses créatures où il a mis souvent le meilleur de son âme et quelquefois le pire. Meilleurs ou pires, ce n'est pas trop dire qu'il chérit ses héros comme lui-même.
Que la plupart d'entre eux soient voués à cette mort des personnages de roman qui est l'oubli, nous ne le savons que trop et nous nous y résignons d'avance. Nous les lâchons, ces pigeons voyageurs, sans espérer qu'ils reviennent, un jour, au colombier natal, après avoir été réchauffés, revivifiés, par les cœurs qui les ont accueillis. Aussi, avec quelle anxieuse curiosité verrai-je ce soir, grâce à vous Thérèse Desqueyroux remonter des limbes, où, depuis trois ans, je craignais qu'elle fût perdue ! Elle m’apparaît sous des traits plus charmants, je l’avoue, que ceux que je lui avais donnés et je crois qu'elle avait moins de grâce que l’accusé de ce soir. Mais même si c'était la véritable Thérèse qui devait comparaître devant vous, peut-être ne la reconnaîtrais-je pas davantage. Car chaque lecteur, chaque lectrice recrée nos créatures à sa propre ressemblance. Depuis que Thérèse m'a quitté, elle s'est enrichie de tous les examens de conscience, de tous les songes qu'elle a suscités dans des milliers de cœurs. Au fond, c'est une autre Thérèse que celle que j'avais d'abord inventée, et c'est pourquoi vous étiez libres, messieurs, d'intervenir dans son destin ; je l’avais arrachée des mains de la justice humaine, et vous, vous réalisez l’affreux cauchemar qu'elle avait eu dans la voiture, sur la route d'Argelouse : vous la traînez devant un tribunal. Mais vous ne l'y traînez, je l'espère ardemment, que pour l'absoudre.
Ici, je dois m'excuser auprès de l'avocat de la partie civile. Il m'accuse déjà, je le crains, de partialité ; il s'indigne que je prenne le parti de l'assassin contre la victime, de l'empoisonneuse contre l'honnête mari. C'est que Bernard Desqueyroux est tellement plus heureux que Thérèse, puisqu'il a échappé à la mort; de quoi le plaindrions-nous ! Il n'a rien perdu de ce qu'il aime vraiment : il va retrouver ses métairies, la chasse à la palombe, et les longs repas landais riches en gibiers et en venaisons qu'il préfère à tout au monde. Mais la pauvre Thérèse ! Que fait-elle depuis que je l'ai abandonnée sur un trottoir de Paris, seule avec son cœur insatiable ? Quelles expériences n'a-t-elle pas tentées ? Jusqu'où n'est-elle pas descendue ?
Sans doute, s'il s'agissait d'une créature vivante, nous nous sentirions moins porté à l'indulgence et plus soucieux de défendre, contre l'individu criminel, la famille et la société. Mais c'est parce qu'une créature vivante nous est toujours plus ou moins étrangère, c'est-à-dire plus ou moins hostile : nous ne la connaissons ni ne la comprenons jamais, ne la voyant que du dehors. L'héroïne d'un roman, au contraire, nous est montrée de l'intérieur. Nous apercevons clairement les raisons de ses actes. Comprendre c'est absoudre, et c’est pourquoi, aux assises, un avocat serait sûr de l'acquittement, s'il détenait le pouvoir quasi divin de mettre en pleine lumière l'enchaînement des motifs et des causes, comme cela est facile au romancier, et si les jurés avaient assez d'intelligence pour suivre cet enchaînement, comme il est donné de le faire à nos lecteurs.
Avocats et romanciers, nous n'avons pas d'autre moyen pour gagner la cause de nos misérables héros, que de découvrir ces raisons de leurs actes qui souvent leur échappent à eux-mêmes. Avocats et romanciers, nous excellons dans la mesure où nous atteignons le secret des cœurs. Notre idéal commun est d'obliger ceux qui vous écoutent et ceux qui nous lisent à si bien connaître la créature qu'ils doivent juger, qu'ils en arrivent à se reconnaître en elle. Car au fond nous ne pardonnons jamais que pour être pardonné.
Messieurs, ces propos téméraires pourraient être l'objet d'un long débat. Mais nous sommes tous d'accord, je le crois, pour nous réjouir des liens nombreux qui unissent nos deux professions. Vous témoignez, ce soir de cette fraternité en instruisant le procès de Thérèse Desqueyroux. Quelle qu’en doive être l'issue, je suis certain d'interpréter les sentiments de ma Thérèse en vous assurant qu'elle pardonne à ses juges puisqu'ils lui rendent une vie qu'elle craignait d'avoir perdue.

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Citer ce document

François MAURIAC, “Le procès de Thérèse Desqueyroux : François Mauriac au Palais,” Mauriac en ligne, consulté le 24 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/524.

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