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L'Affaire Favre-Bulle

Référence : MEL_0525
Date : 06/12/1930

Éditeur : Les Nouvelles littéraires
Source : 9e année, n°425, p.1-2
Relation : Notice bibliographique BnF
Repris p.525-536, in Oeuvres complètes, II, Paris : Fayard, 1950-1956.
Type : Chronique
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L'Affaire Favre-Bulle

Ceci m'a frappé d'abord à la Cour d'Assises: la créature qui a mis en branle cet appareil terrible, l'accusée, ne compte guère: c'est dans ce drame le personnage sans importance, —indispensable au jeu, comme la balle que les joueurs se disputent, elle sert à chacun des brillants protagonistes pour manifester le génie qui leur est propre. Meurtrière, déshonorée, traquée, finie, il lui reste de servir à la gloire d'hommes jeunes, forts, heureux, pressés de rivaux qui les talonnent, débordants de talent et de puissance. M. le président Bacquart lui doit d’avoir manifesté cette autorité souveraine qui a purifié la Cour d'Assises d'un immonde public d'oisifs et de belles curieuses. Surtout, il a montré une fois de plus que la défense ne lui fait pas peur, qu'il existe au monde un président d'Assises pour clore le bec à un avocat et pour le dominer jusqu'au dernier acte du drame: dès la première passe entre le magnifique président Bacquart et Me Raymond-Hubert, j'ai-compris que l'accusée était perdue.
Non que Me Raymond-Hubert ne doive beaucoup lui aussi à la créature misérable pour laquelle il s'est battu seul contre tous. Spécialisé dans de pathétique il a supplié, il a gémi, prouvant ainsi qu'il reste le meilleur des avocats possible dans les causes indéfendables. Ce n'est point la faute de cet orateur qui, entre tous les dons, a reçu celui des larmes, si la cause de Mme Favre-Bulle exigeait, selon nous, une analyse serrée des circonstances, une défense méthodique et froidement raisonnée. Mais quoi! ce n'était pas son genre; c'était, malheureusement pour l'accusée, celui de Me Maurice Garçon, avocat de la partie civile qui, lui aussi, s'est bien servi de la créature prise au piège: il l'a même étendue roide, au plus beau moment. Car, s'il raisonne, ou feint de raisonner, avec une rigueur qui, pour n'être qu'apparente, n'en a sans doute que plus de force sur l'esprit des jurés, il ne se prive pas non plus des effets de sensibilité; mais les meilleurs, chez lui, ne visent pas à l'attendrissement, bien loin de là! Il cherche, dans la créature qui lui est livrée, le bon endroit, et frappe soudainement, d'une phrase, d'un mot; reprend le fil de sa plaidoirie, puis, tout à coup, lève de nouveau ses grands bras, détend son long corps comme annelé et pan! pan! Derrière lui, l'arbre humain, à demi-abattu, frémit sous la cognée. Ah! Me Maurice Garçon avait beau jeu: Mme Favre-Bulle a tout quitté pour vivre chez son jeune amant qui habitait déjà avec une vieille maîtresse; elle les a assassinés tous les deux. Aucune autre défense pour la meurtrière que de dire ce qui est probablement la vérité: cet homme qu'elle adorait l'obligeait à des actes immondes. Il ne dépend pas de Mme Favre-Bulle que cela ne soit pas vrai; mais quelle aubaine pour Me Maurice Garçon: un assassin qui salit la mémoire de sa victime! Un dernier coup: la vieille poupée cassée s'effondre, l'audience est interrompue.
Dans ce même Palais de Justice, autrefois, le médecin rappelait le patient à la vie et la torture reprenait au point où on l'avait laissée. Rien n'est changé. Aujourd'hui encore, la vieille poupée tant bien que mal rassise dans le boxe. Me Maurice Garçon recommence de frapper.
Non que ce grand avocat soit un bourreau: il défend un mort. Mais si, dans ce drame, la meurtrière est le personnage qui ne compte plus, que dirons-nous des victimes ? Ce Léon Merle, que sa maîtresse a abattu à coups de revolver, est un mannequin dont la défense et l'accusation se servent tour à tour: noble jeune homme, héros de la guerre, tendre cœur, trop tendre, trop bon, qui a élevé ses petites sœurs; —triste sire à l'affût des vieilles femmes innocentes et inflammables, et qui, après les avoir séduites et avilies, les oblige à chiper des titres dans le coffre du mari... Voilà les deux Léon Merle, celui de la partie civile et celui de la défense, entre lesquels les jurés pourront choisir. Quant , au garçon assassiné, sans doute ne ressemblait-il ni à l'un ni à l'autre de ces deux mannequins. Qui était-il? Nul ne le sait plus; —par même la vieille Hermione qui le chérissait plus que tout au monde et qui l'a tué pendant qu'il était endormi.
Hermione aimait Pyrrhus, Roxane aimait Bajazet, Phèdre aimait Hippolyte, Mme Favre-Bulle aimait Léon Merle. Depuis qu'il existe des hommes et des femmes, il y a une certaine route qui mène de la volupté à la mort, route battue par des millions de couples, et qui pourtant demeure inconnue. Peut-être les hommes éminents réunis dans ce prétoire eussent-ils pu, dans cette chair saignante que le destin leur livrait, chercher le secret de l'antique alliance entre l'amour et le crime, entre la mort et la volupté. Avocats, magistrats, c'est leur métier que de connaître l'homme, et nul doute qu'ils excellent dans cette connaissance, —tous, et d'abord ce président Bacquart dont on se souvient d'avoir vu, sous les perruques du grand siècle, le visage sévère et la lippe dédaigneuse; qui entre en scène d'un pas à la fois léger, rapide et majestueux, et qui, olympien et comme chargé de foudres, dit soudain avec une bonne grâce noble et charmante: “Asseyez-vous, messieurs.” Et après lui, ce jeune Me Maurice Garçon, psychologue comme un chirurgien est anatomiste (un chirurgien ou un bourreau chinois), dont chaque, coup porte exactement au point voulu, et que sa parole n'entraîne jamais au delà de ce qu'il vise. Oui, tous, et même le pathétique Raymond-Hubert; et même M. l'avocat général Rolland, orateur armé de poncifs redoutables, évidemment ennemi des grandes passions, et qui met au service de la société de très vieilles armes mais éprouvées, car la rouille envenime les plaies.
Hélas! Tous ces psychologues de profession n'ont que faire de leur science! On ne leur demande pas d'approfondir, mais de simplifier. Il s'agit de se tenir au niveau de cette douzaine d'hommes moyens, non certes choisis au hasard, comme je l'ai cru longtemps, mais élus pour leur médiocrité même. Se tenir au niveau, ne pas monter, mais ne pas trop descendre non plus: Me Raymond-Hubert a voulu trop bien faire, il a visé un peu bas. Dès que la discussion tend à s'élargir, magistrats, avocats, échangent le signe de détresse: littérature! littérature! roman! drame! Et pourtant, que font-ils eux-mêmes, pour séduire le monstre du médiocre, le monstre aux douze têtes, sinon de la littérature, —de la littérature à l'usage des petits commerçants, amateurs de cinéma, qui paient leurs impôts et qui n'ont pas de casier judiciaire? Quand il s'agit de Me Maurice Garçon, je conviens que c'est de la passionnante littérature, mais intéressée, et, si j'ose dire, industrielle: que de ficelles! que de trucs! La philosophie même ne leur fait pas peur. L'accusée est-elle responsable de son crime ? Cette seule question pose le problème de la liberté. Comment une femme, sans reproche pendant vingt ans, a-t-elle pu tomber d'un coup dans cet abîme? C'est le problème de la personnalité. Ne pourrait-on déclarer avec le moins de phrases possible: les crimes passionnels se multiplient en France parce qu'ils ne sont pas châtiés; l'assassin ne manifeste aucune folie apparente, il semble avoir réfléchi avant d'agir... Mais non, ce ne serait pas de jeu, ces messieurs sont des littérateurs, ils décident d'aller au fond des choses. Il ne leur suffit pas de protéger la société; ils prétendent, ces êtres divins, vêtus de robes sacerdotales, descendre dans une conscience, discerner les motifs et les causes, remonter jusqu'aux sources de l'hérédité, interpréter les signes dans les entrailles des victimes, —et cela en trois quarts d'heure et en gardant toujours le contact avec les douze bourgeois qu'ils ont dérangés tout exprès et qu'il faut bien distraire un peu: et c'est pourquoi M. l'avocat général Rolland leur a lu, selon le rite, les lettres d'amour de l'accusée. Elles auraient été des armes précieuses entre les mains de la défense; elles auraient pu servir à mettre ce mystère en pleine lumière: l'homme que cette femme a assassiné, elle l'adorait, elle avait tout quitté pour le suivre... Mais que prétendait prouver M. l'avocat général? Sans doute suivait-il une tradition: à l'Opéra-Comique, les amateurs de Massenet attendent “l'air de la Lettre”; c'est le même public. M. l'avocat général, noble vieillard, a donc lu d'une voix blanche, sèche, pointue: “Mon adoré, Je ne puis attendre quarante-huit heures... ” J'ai fait un effort, j'ai regardé la femme dont les épaules tremblaient.
Ce frémissement ne lui servira de rien: elle joue mal; on ne la voit pas souffrir. Et pourtant, que les larmes et les cris ne prouvent guère, les hommes en robe et les jurés le savent. Pour prononcer des paroles touchantes, pour demander pardon, pour pleurer sur ses victimes, il faut que subsiste une possibilité de calcul. Rien ne ressemble plus à l'indifférence et à la sécheresse, que le désespoir. Traquée par trois puissants molosses, cette bête se met en boule et ne sait que frémir.
Une seule arme lui reste, cette beauté touchante qui a résisté à une année de prison, à toutes ces nuits sans sommeil. Elle aurait tort de s'y fier. Ce que le destin abandonne à ces douze “hommes dans la rue”, c'est la blonde fatale qu'ils connaissent bien, depuis le temps qu'ils vont au cinéma. Et puis, n'y a-t-il pas dans tout quadragénaire un mari trompé, au moins en puissance, un homme qui n'a pas été aimé, qui n'est plus aimé? Voilà que leur est livré l'être joli, parfumé, inaccessible, devant lequel il faut, dans la vie, ployer l'échiné; voilà la DAME enfin, sœur de celle qui, hier, peut-être, dans le métro, a dit à l'un de ces jurés: “Vous êtes un mufle, monsieur!”
Mais la dernière illusion que garde une femme, c'est celle de son pouvoir sur les mâles, jeunes ou vieux. A la minute terrible où on lui demandera s'il ne lui reste rien à ajouter, l'accusée secouera sa tête douloureuse, puis, levant ses paupières jusqu'alors baissées, elle fixera longuement le jury de ses yeux célestes qui durent toujours être beaux, mais qui, meurtris, brûlés de larmes, émurent peut-être le plus jeune des jurés: “J'aimais jusques aux pleurs que je faisais couler...”
La jeunesse de ce visage, la défense et la partie civile ont feint de ne pas la voir: Me Raymond-Hubert avait besoin d'une vieille femme pour rendre plus odieux son jeune séducteur; la cause de Me Maurice Garçon exigeait aussi une roublarde sur le retour. Tandis qu'accusateurs, défenseur et témoins échangeaient des considérations prévues touchant la ménopause, j'observais sur cette figure détruite une enfance mystérieuse: “C'est de là qu'il faut partir pour tout comprendre”, me disais-je. Vingt années de vie bourgeoise, rangée, casanière; trois ans de passion, de débauche et de meurtre: ces traits puérils recèlent peut-être le mot d'une telle énigme.
La Cour d'Assises ne s'occupe que du connu; elle revient inlassablement sur les circonstances matérielles du crime, les moins significatives. Mais ni l'accusation, ni —chose incroyable!— la défense, n'ont longuement interrogé la bourgeoise placide qui, pendant ces vingt années, couvait, portait en elle l'adultère et deux assassinats. Pourtant cette criminelle effondrée n'est pas une autre femme que celle dont une impayable dame, une espèce de Mme Cotard, disait à la barre des témoins: “C'était une personne très convenable, très comme il faut, ordonnée; économe, et tout… Sans quoi, je ne l'aurais pas fréquentée!” Rien ne trahissait donc, chez la charmante Mme Favre-Bulle, la créature forcenée qu'elle était déjà à son insu, qu'elle nourrissait...de quoi? De quelles curiosités? De quelles habitudes? Nous, qui ne sommes pas des juges, nous n'avons pas le droit d'avancer dans ces ténèbres. Il n'empêche qu'à la Cour d'Assises où chacun s'attarde à d'inutiles et affreuses cruautés, où une pauvre vie est tout entière ouverte et vidée de ses secrets les plus tristes, la délicatesse et la discrétion interviennent soudain là où la défense de l'accusée exigerait qu'on les sacrifiât. Avec une simplicité déchirante, un homme est venu déposer en faveur de celle qui l'avait trahi. A cette minute, je voyais en esprit, ces mots que Pascal a isolés au milieu d'une page “grandeur de l'âme humaine”. Mais tandis qu'il parlait du respect que chacun éprouvait pour une épouse alors irréprochable, tandis qu'il exprimait les sentiments de confiance, de tendre vénération qu'elle lui inspirait à lui-même, j'épiais le joli visage à demi-caché par le col de fourrure, et me livrais à des hypothèses toutes gratuites et peut-être absurdes, Hélas! Nous avons nos affaires, nos soucis, nos ambitions. Autant que nous aimions encore, mille désirs nous poussent en avant, nous distraient de la créature si proche de nous, si pareille à nous, liée si étroitement à notre chair que nous ne la voyons plus. L'instinct du mari vieillissant est de déifier sa femme, de l'élever au-dessus de toutes les autres femmes, de faire un acte de foi dans sa pureté, de la sacrer invulnérable. Grâce aux enfants, il arrive qu'il ne paie pas trop cher cet excès d'idéalisme. Si j'avais été juré, j'aurais voulu savoir pourquoi l'accusée n'avait pas eu d'enfant.
C'est encore une très honnête femme que le jeune Léon Merle regarde un jour dans le métro. Elle est jolie; on peut toujours essayer; histoire de s'amuser un peu; on va bien voir si ça rend. Qu'il existe dans la chair un principe de corruption, de folie et de mort, le monde se moque de ceux qui le professent; il les accuse d'avilir la nature, de calomnier la vie. Et pourtant cette exigence de pureté qui semble inhumaine, est à la mesure exacte d'une autre exigence: une faim et une soif, celles qui s'éveillent dans cette bourgeoise de quarante-deux ans sous le regard d'un garçon faraud. Quoi de plus innocent, selon le monde, que de “faire de l'œil” à une dame, que de la suivre? Elle résiste des jours, des mois; mais il s'acharne, il y mettra le temps, il l'aura. Cette résistance ne compte pour rien aux yeux des juges vertueux et des avocats sans tache à qui la sensualité d'une femme sur le retour fait horreur. Les saintes gens! Ils n'ont jamais désiré ni poursuivi, ni traqué, ni avili personne? “Nous qui ne sommes pas des meurtriers…” s'écrie Me Maurice Garçon. Hélas! qui d'entre nous pourrait jurer qu'il n'en est pas un? A cette femme au bord de la vieillesse, un jeune homme répète chaque jour: “Etre aimée une fois encore, une dernière fois... ” Pour y résister, il faudrait une force toute puissante.
Elle cède enfin. La voici devenue une femme mariée qui a un amant, comme il en existe des milliers. Elle aurait pu vivre ainsi honorée, tranquille. Comment Me Raymond Hubert a-t-il négligé de dire cela qui est l'essentiel? La plupart des hommes et des femmes savent apprivoiser leurs vices; ils les assouvissent en secret, ils ne compromettent rien; les gestes immondes qu'ils satisfont dans les ténèbres ne les détournent pas d'obtenir le bonheur qu'ils convoitent dans la lumière. Il aurait fallu attirer l'attention des jurés sur l'étrange conduite de cette parisienne qui, dès qu'elle a un amant, quitte le lit conjugal, et exige de faire chambre à part. Voilà une femme qui ne se partage pas; le partage est au-dessus de ses forces. Ce reste d'honnêteté, de délicatesse, c'est cela qui la perdra. Car elle est incapable d'aucun calcul. Vous feignez de ne pas croire que c'est le dégoût, l'horreur d'une vie à trois qui la pousse au meurtre et pourtant, dès le commencement, de sa faute, vous voyez bien qu'elle ne peut appartenir qu'à celui qu'elle aime. Ne pouvait-elle s en tenir là, et sauvegarder sa position dans le monde? Non, le mensonge, qui est le pain quotidien de tant d'épouses, elle ne le supporte plus; elle livre son secret à un mari confiant et surmené, et qu'il eût été facile, de duper jusqu'à la fin. Sans doute elle a d'autres raisons, à ce moment-là: son amant la poussait à tout rompre pour la suivre. Quels étaient les desseins de cet homme? Me Maurice Garçon croit-il très ressemblant le portrait flatteur qu'il en a fait pour les besoins de la cause? Et quand il établissait un rapport entre l’héroïsme du soldat, la gentillesse du grand frère et les habitudes secrètes de l'amant, aurait-il pu me regarder sans rire? Mais laissons ce pauvre mort. Il reste que si Mme Favre-Bulle avait su “administrer” sa passion, tenir la balance égale entre les exigences de la vie sociale et ses plaisirs clandestins, comme font les autres, elle ne serait pas gisante sur ce banc. Mais oui, messieurs les jurés! il arrive souvent que ce que nous portons en nous de meilleur soit utilisé par ce que nous avons de pire. La bête inassouvie, qu'un jeune ravageur a déchaînée dans cette femme, se servira de la répugnance au partage qu'elle a toujours éprouvée, peut-être aussi de son désintéressement, de son indifférence aux avantages sociaux.
Vaincue par les supplications et les promesses de son amant, elle, consent à venir vivre chez lui, il est entendu que la vieille maîtresse laissera la place... A Maurice Garçon qui insinuait que c'est l'accusée qui a imposé sa présence à Merle, pourquoi Me Raymond- Hubert n'a-t-il pas répondu en insistant sur ce fait que Merle apporte lui-même une valise et une malle chez les parents de Mme Favre-Bulle, pour qu'elle y entasse des effets et des titres. Gomment douter après cela que c'est lui qui l'a attirée par de fausses promesses... Et maintenant, prise entre cet homme et cette vieille rivale, que ne doit-elle subir? Des paroles de bon sens tombent de l'Olympe où siège le président Bacquart: “Vous dîtes qu'on vous obligeait à commettre des actes abominables? Je vous réponds que vous n'aviez qu'à revenir chez votre mari.” Eh! oui: il fallait agir comme elle aurait agi si elle avait été une autre. Pourquoi donc à-t-elle perdu son sang-froid, cette brûlée vive? Non, elle ne retournera pas sur ses pas. Derrière elle, les ponts sont rompus; elle ne peut plus se passer de cet homme; il est au-dessus de ses forces de le quitter, au-dessus de ses forces de le partager. Dès cette minute, elle est perdue. L'Ennemi de la vie ne la lâchera plus, il faut qu'elle passe par la mort; aucune autre sortie possible: mais qu'elle se tue, ou qu'elle assassine, la puissance des ténèbres a, dès maintenant, partie gagnée.

Le jury a répondu “oui” à toutes les questions; mais peut-être la formule “circonstances atténuantes” laisse-t-elle quelques illusions à l'accusée. Pendant que la Cour délibère, et que l'Olympe demeure vide, je l'observe. A mesure que les minutes s'écoulent, elle se tasse, elle se réduit, les épaules ramenées; effroyable destruction d'un être que l'œil peut suivre. Elle se rapetisse le plus possible comme la chenille qui attend le coup de talon. Quelle solitude! Les deux jeunes gardes qui veillent sur cet abîme de souffrance rient et s'interpellent d'un bord à l'autre. Ils seront gentils, tout à l'heure, quand elle tombera pour la deuxième fois, ils ne sont pas méchants, ils manquent seulement d'imagination. Quel prix aurait pour elle, à cette seconde, une main pressée, une épaule offerte! On ne peut rien pour elle que prier. Elle prie peut-être, elle aussi, la pieuse petite fille qu'aimaient, il y a quarante ans, les Dames du Calvaire de Bezons. Pourquoi lèverait-elle les yeux vers ce cadre vide? La société qui la rejette a renié le Christ et l'a chassé du prétoire. Ce n'est que dans son cœur d'enfant que la malheureuse peut retrouver l'image sacrée; mais aucune voix, à cette minute, ne lui rappelle la parole d'un des deux hommes condamnés à mourir avec le Christ: “Pour nous, c'est justice, car nous recevons ce qu'ont mérité nos crimes. Mais Lui, il n'a rien fait de mal.”
— La Cour!
L'accusée se tient debout, vacille. Le président Bacquart rentre en scène, léger, rapide, olympien; elle n'ose regarder en face cette nuée écarlate qui accourt, chargée de foudre.
“Vingt ans de travaux forcés.”
Le pauvre corps s'effondre. Une petite main gantée s'agite au-dessus de l'abîme. C'était prévu: le médecin attendait derrière le portant. Il se précipite, saisit le poignet de la victime et rassure le président qui s'est interrompu: “Oui, oui, elle peut entendre... ” Le reste de l'arrêt est lu vite, mais d'une voix qui ne tremble pas. Les gardes enlèvent le cadavre.
Non, ce n'est pas contre le châtiment que nous protestons: il était nécessaire, hélas! Mais quel que soit le crime d'une créature humaine, à ce degré de honte et d'abandon, elle mérite la pitié, et même le respect, et même, un chrétien ose l'écrire, l'amour. Elle devrait nous être d'autant plus sacrée qu'elle fut, pendant des années, une femme sans reproche et que ses crimes ne lui ressemblent pas. Pendant deux longs jours, selon les lois de cette jungle, un pauvre être atterré fut l'enjeu d'une partie d'ailleurs très belle où des hommes pleins de force ont montré leur génie.
Ce qu'il y a de plus horrible au monde, c'est la justice séparée de la charité.

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François MAURIAC, “L'Affaire Favre-Bulle,” Mauriac en ligne, consulté le 18 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/525.

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