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Lamennais

Référence : MEL_0527
Date : 16/01/1932

Éditeur : Les Nouvelles littéraires
Source : 11e année, n°483, Une
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Critique littéraire; Analyse

Description

Présentant le livre de Robert Vallery-Radot sur Lamennais, François Mauriac, donne une réflexion à la fois philosophique (se connaître soi-même), théologique (lutter contre le démon intérieur) et politique (se changer avant d’essayer de changer l’Eglise ou le monde).

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Lamennais

Un critique a reproché aux écrivains d'après la guerre "d'être partis à la découverte d'eux-mêmes" au lieu de "soulever des questions" et de "poser de grands problèmes". Le livre puissant que Robert Vallery-Radot[1] vient de consacrer à Lamennais, éclaire la destinée d'un homme qui, pour se fuir lui-même, s'est jeté à corps perdu dans une voie où il n'était pas appelé. Il a cru que les vaines querelles de son siècle et que les logomachies où il usait sa force, le dispenseraient de résoudre sa propre énigme. L'exemple de Lamennais illustre cette vérité que tout homme d'abord doit atteindre à cette force et à ce courage que Charles Baudelaire implorait de Dieu : la force, le courage de contempler son corps et son cœur sans dégoût. Ce mensonge initial est ce qui fait horreur chez presque tous les romantiques ; surtout chez ceux qui se sont camouflés en faux prophètes et en faux sages, pour s'offrir à l'adoration de leur siècle. Mais un Lamennais, vaincu et abandonné, ne suscite en nous qu'une pitié pleine d'angoisse.
Il a refusé de se connaître : faute irréparable. "Lamennais ou le prêtre malgré lui", ce sous-titre est frappant et je conçois qu'il ait séduit Vallery-Radot, mais il risque de nous égarer. Si Lamennais avait été ordonné malgré lui, il serait innocent et l'horreur de son destin paraîtrait inexplicable. Non, il s'est laissé entraîner au sacerdoce sans vocation, mais il y a consenti. Il avait l'âge d'homme ; et l'horreur qu'il éprouvait témoigne que la lumière ne lui manquait pas ; il était comblé de lumière ; Dieu lui inspirait tous les sentiments où il aurait dû puiser la force de résister aux pieux aveugles qui le traînaient à l'autel.
En d'admirables pages, Vallery-Radot nous montre combien le désespoir du malheureux Féli demeurait lucide. Si le courage lui manque pour dire non, c'est qu'il ne peut ni s'accepter, ni se vaincre ; alors il ferme les yeux, aliène sa volonté, s'abandonne. Est-ce à la mort, pourtant, qu'on le conduit ? Voilà, peut-être, l'inexpiable faute : le Christ ne veut pas que nous nous jetions en lui, qui est la vie, comme s'il était la mort. Il ne veut rien de notre désespoir, il veut tout de notre amour. Lamennais, au moment de ses ordinations, se paie de mots : ses amis lui assurent qu'il est plus beau de célébrer sa première messe sur le Calvaire, que de la célébrer sur le Thabor ; et le jeune prêtre se persuade qu'il s'est dépouillé tout entier. C'est là le point où la méconnaissance de soi-même cause le pire désastre : certes, il a renoncé à beaucoup de choses, à presque tout. Il ne s'est rien réservé, sauf cette part de son être, la plus secrète, celle-là même qui lui était demandée.
Avec une délicatesse toute chrétienne, Vallery-Radot nous découvre un peu cette profonde plaie de Lamennais : le démon du pauvre Féli, c'était son cœur. Sans doute ne faisait-il rien de mal ; mais cette région, en lui, qu'il ne veut pas connaître, ce dernier cercle jusqu'où il refuse de descendre pour y porter le feu, c'est là que son obscur ennemi se tapit, se fortifie, et prépare de loin le lacet qui l'étranglera.
Au moment même où Lamennais s'étend comme un cadavre au pied des autels, et, à la lettre, fait le mort, il se trompe lui-même et il trompe Dieu ; car jamais son cœur ne fut plus brûlant, plus follement attaché à la créature ; il n'a jamais consenti à cette mortification essentielle. Ah ! plutôt que d'essayer de voir clair, il a préféré se jeter tête basse dans les disputes de son temps : soulever des questions, poser de grands problèmes, pour un Lamennais, quel alibi ! Laïque, il s'est fui dans le sacerdoce ; prêtre, il se fuira dans la politique. Mais, désormais, ce cœur possédé qu'il ne veut pas connaître va le dominer en tyran : les idées lui importent moins que la frénésie qu'il y dépense. Le Lamennais qui, sous la Restauration, défend avec âpreté tous les absolutismes, ne diffère en rien de celui qui, après 1830, déifie le peuple et adore la liberté. Le Lamennais ultramontain de l'Essai sur l'indifférence, le furieux ennemi du Gallicanisme, était-il au fond beaucoup plus attaché à l’Eglise que le rebelle des Paroles d’un croyant ? Il existe peut-être plus de véritable amour de l'Eglise chez les "politiques", chez les circonspects, que chez certains esprits absolus qui se moquent bien de la compromettre.
Les polémiques du Lamennais d'avant 1830 contre la Charte, en faveur de l'Eglise, sont d'un homme à qui les conséquences de ses impulsives diatribes n'importent pas, et qui se résigne à toutes les ruines pourvu qu'il ait assouvi ses rancunes, étourdi son désespoir.
Jusque dans ces attitudes contradictoires de Lamennais, sur la politique, nous reconnaissons ce même cœur qu'il s'épuise à ignorer. Lorsqu'à l'époque de l'Essai sur l'indifférence, il humilie la raison humaine et pousse son cri : "Crois ou meurs", c'est lui-même qui, sentant sa folie, s'enchaîne à ce qui l'empêche de sombrer ; et lorsque en 1830 le vin de la liberté le saoule, ce sont ses chaînes intérieures qu'il a rompues ; il ne le sait pas encore, il ne sait pas que la bête est lâchée, ou du moins qu'il a scié les barreaux de la cage... Comment le saurait-il, lui qui n'a jamais soutenu, si j'ose dire, son propre regard ; qui ne s'est jamais regardé en face ?
Il est plus facile, pour un Lamennais, de réformer l'Eglise que soi-même. Il est terriblement tentant de déifier l'instinct populaire, de le confondre avec le vouloir de Dieu : il ressemble tellement, cet instinct, à l'obscure puissance qui trouble le cœur d'un pauvre homme ! C'est dans ce cœur qu'est l'émeute ; en lui que les passions affamées demandent du pain et des jeux ; en lui qu'une horde furieuse va détrôner le Roi couronné d'épines. Ses amis, Lacordaire, Montalembert, Gerbet, Guérin, ont-ils jamais rien compris à cette chute foudroyante ? Le drame se joue sur un plan secret où les naïfs disciples n'ont pas accès. Toutes les raisons officielles de sa révolte en masquent d'autres plus ténébreuses. Le "non serviam" de cet ange amer jaillit du fond de ses entrailles.
En exergue de sa troisième partie, Vallery-Radot écrit ce mot déchirant de Maurice de Guérin : "Il est si impatient de mourir..." Désormais, il importe peu à l'Ennemi de cette âme qu'elle voie clair. Sa lucidité ne lui servira plus à rien, même plus sans doute à être heureux selon le monde.
Tels sont les délais de la miséricorde : non seulement Lamennais attendra la mort pendant des années, mais elle s'annoncera d'assez loin pour lui laisser le temps de se reconnaître. Les prières de tout l'univers catholique, les souffrances des contemplatifs, un flux immense, battra vainement contre ce sombre cœur refusé. Pourtant, ce même Christ qu'il avait renié, il continua jusqu'à la fin de le servir et de l'aimer dans ses pauvres : pour eux, jusqu'à la fin, il s'est dépouillé. Le vieillard renie son neveu parce que, garde national durant les journées de Juin, ce jeune homme a tiré sur les pauvres. Lamennais a aimé le peuple de tout son cœur. Il a aimé les pauvres à la folie. Il leur a donné à manger et à boire, il les a vêtus et visités jusque dans les prisons... "En vérité, je vous le dis, c'est à Moi-même que vous l'avez fait..."
Avant de se jeter, tête basse, dans les luttes civiles, il importe donc qu'un spirituel mesure bien sa force et surtout sa faiblesse. L'action ne doit pas détourner un prêtre de la sainteté ; il faut que dans le prêtre elle soit le fruit de la sainteté. L'abbé de Lamennais, en proie à ses humeurs, même quand il défend l'Eglise, traîne derrière soi des passions mal enchaînées et ces esclaves sournois l'épuisent, l'irritent, l'obsèdent. Tout tourné vers le dehors, il déserte le champ de bataille intérieur. Déjà, il ne sait plus aimer Dieu que dans l'humanité, alors qu'il aurait dû aimer l'humanité en Dieu. Déjà il ne sait plus voir l'Eglise, épouse du Christ, mais seulement ses membres pécheurs. Tout se dérobe à lui de la Vérité invisible.
Il est de ces hommes qui aspirent à changer la face du monde parce qu'ils n'ont pas su transformer leur propre cœur. Ils souhaitent le tumulte, la confusion, le trouble d'un univers sans hiérarchie où les monstres passeraient inaperçus. Les monstres vont toujours à l'extrême dans la Réaction ou dans la Révolution — soit qu'ils cèdent à la nostalgie de l'ordre, et qu'ils cherchent dans les institutions, un cadre, une armature — soit qu'au contraire ils s'efforcent de tout détruire pour se dissimuler et s'assouvir sous les décombres.
Ceci, du moins, ne s'applique plus à Lamennais qui sut demeurer digne jusqu'à la fin.

Notes et références

  1. Robert Vallery-Radot

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Citer ce document

François MAURIAC, “Lamennais,” Mauriac en ligne, consulté le 25 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/527.

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