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Le Proust russe attendu

Référence : MEL_0535
Date : 08/12/1934

Éditeur : Les Nouvelles littéraires
Source : 13e année, n°634, Une
Relation : Notice bibliographique BnF
Repris p.99-103, in Journal 2, Paris : Grasset, 1937.
Repris p.150-151, in Oeuvres complètes, XI, Paris : Fayard, 1950-1956.
Repris p.55, Les Nouvelles littéraires, 17-31 décembre 1981.

Description

À partir d’un débat entre Tharaud et Radek, Mauriac rejette ceux qui, à droite comme à gauche, veulent soumettre l’esthétique romanesque à des contraintes sociales et des impératifs moraux. Il affirme que c’est au contraire à partir des œuvres des romanciers, écrites librement, que l’on peut connaître une société.

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Le Proust russe attendu

J’ai lu avec consternation, dans l'Echo de Paris, la réponse de mon cher confrère et ami Tharaud aux attaques de Karl Radek contre la littérature bourgeoise. En écrivant cette simple phrase : "Proust s'est souvent acharné à décrire avec une patiente minutie des salonnards d'une médiocrité totale, engagés dans des aventures aussi médiocres qu'eux-mêmes et qui ne valaient pas la peine d'être rapportées..." Oui, par cette simple phrase, Tharaud accorde tout à son adversaire, et enlève beaucoup de portée aux objections si pertinentes qu'il lui adresse ailleurs.
Les bolchevistes recréent l'éternelle confusion entre la valeur morale et sociale des êtres et l'intérêt humain qu'ils présentent pour le romancier. C'est du côté bien pensant que nous venait autrefois ce son de cloche ; et il nous est, malgré tout, agréable qu'une certaine simplicité d'esprit soit aujourd'hui, grâce au bolchevisme, équitablement répartie entre la droite et la gauche, entre Radek et l'abbé Béthleem.
Il existe un snobisme à rebours et qui nous oblige de dénier tout intérêt à l'être humain au-dessus d'un certain niveau social. Mais toute créature humaine, par le seul fait qu'elle est au monde, qu'elle respire, qu'elle souffre, qu'elle aime, qu'elle hait; que ce soit sous les lambris de l'hôtel Guermantes, dans la chambre de cocotte d'Odette Swann, au fond de la cuisine des Grandet ou dans la pauvre maison d'Yonville où se consume Emma Bovary, peut susciter et a suscité des chefs-d’œuvre. C'est affreux de penser que nous vivons dans un temps où il importe de rappeler chaque jour ces vérités premières.
Tharaud va jusqu'à accorder à Radek que les hommes ne doivent intéresser l'artiste que dans la mesure où ils sortent de la commune humanité ! "Par exemple, dit-il, Henri Deterding, le roi du pétrole, ne vaut la peine d'être peint que lorsqu'il est engagé dans sa bataille contre la Standard Oil ou l'Union soviétique..." Et Tharaud d'approuver ; "Tout cela me paraît juste..."
Tout cela lui paraît juste! Bien sûr, si nous écrivions le roman d'un Henri Deterding, nous le peindrions aussi dans sa vie professionnelle: les rapports de sa vie professionnelle avec sa vie intérieure, avec sa vie simplement humaine, les conflits qu'ils peuvent susciter, voilà le vrai sujet du roman ou du drame. Racine s'en doutait lorsqu'il étudiait la passion d'un Titus ou d'un Néron. Ne montrer les hommes que dans les actes officiels et publics de leur existence? Autant vaudrait habiller des mannequins. Radek ferait aussi bien de proposer en exemple le musée Grévin aux sculpteurs de la nouvelle Russie.
Ah! nous comprenons trop bien pourquoi Gogol, Tolstoï, Tourgueniev, Dostoïevski n'ont pas un seul héritier dans ce pays qui fut à la tête de la littérature européenne. Mais s'il doit naître un jour, cet héritier, si quelque graine du génie russe a pu germer à l'écart des forceries soviétiques, si elle arrive à s'épanouir, à donner sa fleur et son fruit, ce ne sera pas la fleur ni le fruit que Radek imagine.
Un Balzac, un Proust ont atteint l'humain à travers la société de leur époque. Tout état social, même prolétarien, crée une société. Nous ignorons celle qui s'édifie présentement dans la république des Soviets. Tant qu'elle n'aura pas donné au monde un grand romancier, nous ne la connaîtrons pas. Car il n'y a que le témoignage des romanciers qui compte. Tous les voyageurs nous ont déçus: ils n'ont rien vu ou, plutôt, ils n'ont fait que voir; ils nous rapportent des apparences; ils n'ont rien connu du dedans.
On ne recrée pas l'homme. Une révolution politique et sociale le modifie, elle ne le recrée pas. Je salue d'avance ce Proust inconnu qui, peut-être aujourd'hui, dans quelque ville perdue de la Russie, étudie de l'intérieur cette humanité dont nous ne savons rien, sinon qu'elle souffre atrocement. Pour ce Proust, tout est intéressant, sauf ce qui est officiel et convenu. Rien n'est trop bas pour lui; aucun type humain ne lui semble médiocre; toute aventure est digne d'être rapportée dans la mesure où elle est révélatrice; il engrange en secret l'immense moisson de ce que Radek méprise; et il rendra un jour à la Russie soviétique ce que la Russie soviétique, sans l'avoir voulu, lui aura prêté. Il en proposera au monde le vrai visage.
Non, rien de ce qui est spontané ne demeure étranger à ce romancier qui va naître. Il ne méprise que les mots d'ordre. Les attitudes l'intéressent en tant qu'attitudes, les masques en tant que masques. Et peut-être a-t-il déjà reproduit en exergue de son manuscrit cette règle d'or qu'André Gide nous donne à la première page de l'Immoraliste : "Au demeurant, j'ai cherché de ne rien prouver, mais de bien peindre et d'éclairer bien ma peinture."

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François MAURIAC, “Le Proust russe attendu,” Mauriac en ligne, consulté le 20 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/535.

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