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Défense de Carmen

Référence : MEL_0539
Date : 28/12/1935

Éditeur : Les Nouvelles littéraires
Source : 14e année, n°689, p.1
Relation : Notice bibliographiqe BnF

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Défense de Carmen

Comme il existe une fausse délicatesse, il existe une fausse vulgarité. Carmen est le type même de l'œuvre faussement vulgaire. C'est un piège pour esprits distingués, un piège que tous les musiciens éventent: je n'en connais aucun qui n'assigne à Carmen sa vraie place.
Mais il n'existe pas de chef-d'œuvre plus maltraité. Au grand Théâtre de Bordeaux, quand j'étais étudiant, à cause de l'accent terrible des “brunes cigarières” et des “petits soldats”, je croyais assister à des représentations ridicules. Après tant d'années, je découvre que Carmen était joué là comme il doit l'être, dans une ivresse joyeuse, dans une odeur de jasmin et d’abattoir, devant un peuple dressé, les dimanches d'été, à acclamer les matadors étincelants lorsqu'ils roulaient vers les arènes, dans de vieilles victorias. Au deuxième acte, une toute jeune danseuse, Régina Badet, tournait, sur une table de la “posada”, excitée par les claquements de mains des figurants et du public.
Carmen nous était familière: avec ses accroche-cœurs luisants, et ses œillets, elle vendait des royans d'Arcachon, rue Sainte-Catherine, escortée de voyous frêles et redoutables.
La scène prolongeait la rue: Escamillo, pour nous, s'appelait Guerita, Mazzantini, Reverte, Algabeno, Fuentes, Bombita, tous les héros que nous adorions, pendant la “temporada”. Et l'amour de la gitane ressemblait bien à cette passion contre laquelle nos pieux maîtres nous avaient mis en garde, au-collège: la mauvaise femme, la fille damnée pour qui les soldats désertent et deviennent assassins, le prédicateur de la retraite de fin d'études nous en avait fait une peinture véridique:

Vous pouvez m'arrêter,
C'est moi qui l'ai tuée,
Carmen, ma Carmen adorée!

A la sortie, je rêvais un instant sous le péristyle. Le vent d'Espagne soulevait tristement la poussière des allées de Tourny: de larges gouttes chaudes s'écrasaient sur les pavés.
Plein de ces souvenirs, j'avais dit à mes enfants: “Il faut que vous entendiez Carmen!” Nous partîmes donc, un samedi soir, pour l'Opéra-Comique. D'avance, je me faisais une fête de leur joie. Je leur avais décrit ce premier acte fourmillant, cette place espagnole rongée de soleil, le corps de garde avec les soldats à califourchon sur des chaises, la manufacture de tabac, la garde montante et les gamins qui défilent en chantant, et les cigarières qui se crêpent le chignon, et Carmen dépoitraillée, la chemise déchirée avec du sang sur son épaule de camélia. Je leur prédisais l’enthousiasme de la foule, tous les airs bissés par le poulailler en délire!...
Quelle stupeur! Nous accablons la pauvre Comédie-Française, parce que tout de même il nous arrive d’y aller quelquefois. Mais qui donc a jamais eu l’idée de louer, un samedi soir, une loge à l’Opéra-Comique, pour voir jouer Carmen? Un public [inclassable]: des Polytechniciens, aux yeux aveugles derrière leurs binocles, des Saint-Cyriens sortant de l’œuf! Aussi la troupe “ne s’en fait pas”, comme on dit. L’ouverture est jouée au petit bonheur, avec une morne résignation, comme dans un café de second ordre. Le rideau se lève sur la place où personne ne passe, sur un plateau lugubre, occupé par des fonctionnaires résolus à “en mettre le moins possible” et qui, sans la moindre grâce, débitent leurs airs derrière les grilles d’un bureau de poste.
Et pourtant le vieux chef-d’œuvre, à la fin, demeurait le plus fort, galvanisait peu à peu ces employés somnolents. Le don José ventru qui avait [–––]: “La fleur que tu m’avais jetée”, retrouvait au dernier acte une espèce de style. En dépit des interprètes, l’enchantement renaissait enfin. Sublime dernier acte de Carmen! Et d'abord, la musique sauvage, haletante, éveillait dans mon sang cette fièvre que nous connaissions tous, d'avant la corrida, cette attente d'un triste bonheur… Carmen, sous sa mantille neigeuse, au milieu d'une palpitation d'éventails, avançait suspendue aux bras d'Escamillo, et, le cou gonflé, chantait avec un roucoulement rauque: “Oui, je t'aime, Escamillo”. Et tout à coup, dans la rumeur de la fête, dans la poussière dorée de ce beau jour, passait comme un souffle, avant coureur de la foudre, la voix angoissée d'une amie: “Carmen, ne reste pas ici; il est là, don José... Il se cache… Prends garde!”
La musique de la “plaza” se dissipe. L'homme se détache de la muraille. Alors éclate la plainte éternelle: “Je ne menace pas, j'implore, je supplie…” Et tout ce qui s’est toujours dit, dans tous les pays du monde, sous tous les ciels, à ce tournant d'une passion: “J'oublie tout... nous recommencerons une autre vie...” Et cet avertissement monotone sans cesse repris, cette petite vague désespérée qui bat, en vain, le cœur pétrifié de la femme: “Carmen, il est temps encore...” et qui nous donne la sensation presque intolérable de la fatalité; et enfin ce sanglot: “Tu ne m'aimes donc plus?” avec cette phrase déchirante des violons... Et toute la suite, jusqu'au cri suprême de don José: il nous atteint au plus secret de notre cœur, parce qu'il découvre brutalement une vérité insupportable, connue de tous pourtant, mais qu'il faut tenir cachée, si l'on veut supporter de vivre: “L'amour dont la guerre est le moyen, écrit Nietzsche à propos de Carmen, dont la haine mortelle des sexes est la base...”
Heureux les chefs-d'œuvre inaccessibles où le public n'entre qu'avec peine! Carmen est “en maison”, avec Manon et Mimi –et Miomandre[1] lui-même ne discerne pas qu'elle est différente– d'une autre espèce, de la race divine. Carmen travaille, fait le métier au profit d'un établissement subventionné. Quel Bruno Walter, quel artiste au cœur pur, au génie candide osera délivrer la créature déshonorée et exploitée pour la rétablir dans sa grâce première, dans sa jeunesse éternelle?

Notes

  1. Nouvelles Littéraires du 30 novembre 1935.

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François MAURIAC, “Défense de Carmen,” Mauriac en ligne, consulté le 20 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/539.

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  1. GALLICA_Les Nouvelles littéraires_1935_12_28.pdf