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Pourquoi j’ai écrit une “Vie de Jésus”

Référence : MEL_0540
Date : 22/02/1936

Éditeur : Les Nouvelles littéraires
Source : 15e année, n°697, p.1
Relation : Notice bibliographiqe BnF

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Pourquoi j’ai écrit une “Vie de Jésus”

De tous les historiens, l'exégète est le plus décevant. S'il appartient à l'espèce de ceux qui d'abord nient le surnaturel et qui en Jésus ne discernent pas le Dieu, nous sommes assurés qu'il n'entend rien à l'objet de son étude et pour nous toute sa science ne pèse pas un fétu. En revanche, s'il est chrétien, osons dire que trop souvent sa ferveur même fait trembler la main du peintre, obscurcit son regard: l'homme, le nommé Jésus dont il nous trace le portrait, risque de s'anéantir dans la fulguration de la deuxième Personne divine.
Sans doute la rencontre de l'érudition et de la connaissance mystique dans un écrivain a suscité en France d'admirables travaux comme ceux du Père Lagrange, des Pères de Grandmaison, Lebreton, Pinard de Laboulaye. Mais il en est d'autres, hélas! et nous savons pourquoi des gens raisonnables en sont venus aujourd'hui à nier l'existence historique du Christ: le Jésus des Evangiles, tantôt ramené par ses historiens aux proportions d'un homme ordinaire, tantôt élevé par leur adoration et par leur amour très au-dessus de cette terre où il a vécu et où il est mort, perd aux yeux du peuple fidèle comme à ceux des indifférents tout contour défini et n'offre plus aucun des traits d'une personne réelle.
Or, c'est ici qu'un écrivain catholique fût-il des plus ignorants, un romancier –mais qui justement se connaît, si j'ose dire, en héros inventés– a peut-être le droit d'apporter son témoignage. Sans doute une Vie de Jésus, il faudrait l'écrire à genoux, dans un sentiment d'indignité propre à nous faire tomber la plume des mains. Cet ouvrage-là, un pécheur devrait rougir d'avoir eu le front de l'achever.
Puisse-t-il du moins persuader le lecteur que le Jésus des Evangiles est le contraire d'un être artificiel et composé. Voici la plus frémissante des grandes figures de l'Histoire et, entre tous les caractères qu'elle nous propose, le moins logique parce qu'il est le plus vivant. A nous de le saisir dans ce qu'il a de particulier, d'irréductible.
Avant que nous sachions qu'il est Dieu, quelqu'un nous apparaît à une époque déterminée assez proche de nous dans le temps: un certain homme qui se rattache à une patrie, à un clan; un homme entre beaucoup d'autres, l'un d'eux au point que pour le distinguer des onze pauvres gens qui l'entourent, il est nécessaire que le baiser de Judas le désigne. Cet ouvrier charpentier parle et agit en Dieu. Ce Galiléen de la basse classe, membre d’une très pauvre famille qui d'ailleurs se moque de lui et le croit fou, possède un tel pouvoir sur la matière, sur les corps et sur les cœurs qu'il soulève le peuple, le livre à l'espérance messianique; et les prêtres, pour abattre cet imposteur, devront avoir recours à leur pire ennemi, au Romain.
Oui, à leurs yeux, un imposteur servi par les démons, un singe de Dieu qui feint de remettre les péchés et dont le blasphème dépasse tout blasphème. Tel leur apparaissait ce Jésus que les siens chérissaient en tremblant comme un ami à la fois tout puissant et tout humble: le même homme sous ces deux aspects, unique mais différent selon les cœurs qui le reflètent; adoré des pauvres et haï des superbes à cause de ce qu'il a de divin, et pour cela même aussi incompris des uns et des autres; voilà l'objet de ma peinture.
Incompris et donc irrité, impatient, quelquefois furieux comme l'est tout amour. Mais sous cette violence à la surface de son être règne en profondeur une paix qui est sienne et qui ne ressemble à aucune autre, sa paix, comme il l'appelle, la paix de l'union avec le Père, le calme d'une tendresse qui connaît d avance son heure et que son chemin aboutit à cette agonie, à ces outrages et à ce gibet.
Violence apparente et calme dans la profondeur se manifestent également dans ses paroles. Il faudrait les reprendre une à une, les débarrasser de la rouille du temps, de cette crasse qu'entretient l'habitude, enlever les couches de commentaires lénitifs qui s'accumulent depuis mille neuf cents années. Alors nous réentendrions la voix qui ne se confond avec aucune autre voix: après tant de siècles, elle tremble encore dans chaque mot qu'on a retenu de lui, et ne s'interrompt jamais de susciter non seulement l'amour mais, comme dit le Père Lacordaire: “Des vertus fructifiant dans l'amour.”

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François MAURIAC, “Pourquoi j’ai écrit une “Vie de Jésus”,” Mauriac en ligne, consulté le 18 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/540.

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  1. GALLICA_Les Nouvelles littéraires_1936_02_22.pdf