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Souvenir d'Arcachon

Référence : MEL_0547
Date : 07/10/1933

Éditeur : L'Illustration
Source : n° 4727, p. 185-188
Relation : Notice bibliographique BnF

Description

En décrivant Arcachon à la lueur de ses souvenirs d’enfance, François Mauriac donne un ton personnel à ce qui aurait pu n’être qu’un article de promotion touristique. Il nous montre un Arcachon intermédiaire entre l’océan et la forêt de pins, et en profite pour glisser un croquis amusé des bourgeois bordelais saisis dans leurs activités sportives.

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Souvenir d'Arcachon

Bien avant ma première rencontre avec la mer, je savais que les pins du parc où nous jouions composaient l'arrière-garde d’une armée immense, en marche vers Arcachon et vers l'océan. Ce coin perdu des Landes, où nous passions la saison brûlante, nous déplorions qu'il fût très proche de la mer, à vol d'oiseau – et pourtant trop éloigné pour espérer découvrir à l'horizon une frange d'écume, même si nous avions su, comme le petit Poucet, grimper jusqu'à la plus haute branche.
On nous racontait bien que la nuit, lors des grandes tempêtes d'équinoxe, les bergers, qui gardaient leurs troupeaux sur la lande du Midi, entendaient les coups sourds de l'Atlantique. Mais, durant ces soirs d'automne, à la veille de la rentrée, en vain demeurions- nous aux écoutes. Et si l'un de nous disait : "Je crois que je l'entends..." nous savions que ce qu'il entendait, c'était la plainte du vent d'ouest dans les cimes tourmentées. Nous étions les prisonniers d'un paysage inachevé : les pins et le sable appellent la mer ; et nous ignorions la mer. Je croyais qu'au-dessus de nos têtes les pins géants se lamentaient de ne rien connaître d'elle que son souffle amer. Sur cette terre pauvre, mais riche en bruyères roussies, où je m'étendais avec un livre, je savais qu'aux époques dont parlait l'Histoire sainte l'eau salée avait tout recouvert ; et, quand je jouais avec ma fronde, il ne m'en fallait pas d'autre preuve que ce délicat coquillage dessiné dans la pierre, à mes pieds ramassée.
Sur les dunes d'Arcachon, les premiers pins de l'armée, dont les nôtres composaient l'arrière-garde, se haussaient enfin et voyaient l'océan – ou plutôt ils croyaient le voir. Mais ce n'était pas lui encore. Arcachon, à mes yeux d'enfant, avait perdu tout prestige depuis que j'avais appris qu'on n'y voyait pas la "vraie mer". "Aujourd'hui, m'assurait-on, tu verras la vraie mer..." Nous traversions le bassin dans un petit vapeur qui nous débarquait au Ferret. Des mules nous traînaient à travers des pins exténués d'avoir voulu atteindre la mer, rabougris, tordus par la tempête éternelle. Mais eussent-ils voulu ressembler à leurs frères vigoureux et purs du parc de mon enfance, préservés de cette passion ?
Je l'entendais, cette mer qu'une dernière dune me cachait encore et dont je cherchais le goût salé sur mes lèvres. Et soudain elle était là, et je doutais encore que ce fût-elle, cette étendue informe et confuse. Quelqu'un disait : "Les troupeaux d'Amphitrite..." Le charme d'Arcachon ici se révélait à nous : à Arcachon, l'océan se fait petit pour les plaisirs et pour les jeux humains ; il joue avec les enfants des hommes. La rame et la voile et la pêche et la nage y dispensent un bonheur monotone.
Non que le bassin déçoive les artistes, ceux qui ont des yeux pour voir ; le paysage incomplet de mon enfance s'y achève enfin: les pins et le sable y rejoignent l'eau amère. Le sable devient dune ; il se gonfle comme une bulle entre le flot et le ciel. Les pins, qui sont dans la lande mêlés et confondus, ici s'isolent, se détachent sur un fond d'écume et d'azur – selon l'heure du jour et la lumière, plus noirs que des ifs ou d'un vert de jade. L'anneau de jade encercle le bassin, mais demeure ouvert du côté des "passes" : portes de l'océan. Et c'est pourquoi il ne faut pas se fier à la bonace de cette minuscule mer. Unie à l'océan, elle en épouse les fureurs. Que de fois, entassés dans une "pinasse" et voguant vers Bélisaire sous le ciel le plus pur, vîmes-nous le marin soudain se hâter et mettre le cap vers les villas blanches et rouges d'Arcachon.
Ces villas, que mes yeux d'enfant se plaisaient à leur bariolage ! La plupart furent construites, environ les années 80, au temps des vaches grasses, lorsqu'une bourgeoisie cossue trouvait au fond de ses coffres de quoi exprimer dans la pierre ses idées d'art. Elles durent souvent changer de propriétaires, car je me souviens que ma mère donnait aux plus anciennes des noms que personne, aujourd'hui, ne connaît plus. Les très vieilles villas sont du côté de La Teste. Mais Arcachon, village de pêcheurs, ne cessa de s'étendre, durant le dernier siècle, vers l'océan. Au-delà du Moulleau, on pouvait croire que la dune du Pyla ne serait jamais franchie. La "fleur des pois" aujourd'hui peuple ce désert de pyjamas et de corps dénudés. Sur l'autre rive du bassin, pour le bonheur des automobilistes, une route nouvelle relie le Ferret au reste du monde. Jusqu'à ces dernières années, de petites stations balnéaires fixaient sur quelques points isolés la laideur humaine. L'infection était, comme on dit, localisée. Le chaste anneau de dunes et de forêts n'était pas rompu. Je me souviens d'avoir gravi cette dune du Pyla dans un pur matin d'hiver. Le sable paraissait aussi vivant que la mer, et plus qu'elle envahissant. Il ensevelissait peu à peu les pins eux-mêmes. Seules émergeaient les cimes de ces enlisés dont les branches désespérées agrippaient le sol. Nous dominions la forêt épaisse de La Teste, les passes écumeuses et le vide océan. C'était avant la vie, et l'esprit de Dieu flottait sur les eaux.
Aujourd'hui encore, il ne manque pas, autour du bassin, de plages où planter sa tente ; et il le faut bien puisque celle d'Arcachon a été peu à peu rongée. Quelques mètres en subsistent, au bas de la jetée, et que la ville entretient à l'usage des "trains de plaisir" ; sur cet étroit espace, les dimanches d'été, une foule pullule : les robes retroussées des femmes sur des jambes trop blanches les gonflent comme des poules inquiètes. Les hommes mouillent le bas de leurs caleçons longs. Epoque étrange que celle où les pauvres gens sont empêtrés dans des vêtements de cérémonie, le cou étranglé par des faux cols, les pieds serrés dans des bottines ; et ce sont les classes aisées qui "se mettent à l'aise", vivent nues.
Les Arcachonnais, eux, n'ont que faire d'une plage : ils ne quittent pas l'eau. C'est un dogme qu'à Arcachon "il faut vivre sur l'eau". Beaucoup y trouvent la joie parce qu'ils prennent une part à la manœuvre. Mais le simple promeneur que je fus toujours, celui qui reçoit en plein nez la vergue quand le vent tourne, avec quelle espérance, après des heures d'ennui, voit-il se rapprocher la terre ! Et soudain le canot semble se raviser, tire une bordée et, ô désespoir ! cingle de nouveau vers le large.
Homme libre, toujours tu chériras la mer... ce vers de Baudelaire m'humilie. Ne suis-je donc pas libre ? Au vrai, cette conformité m'échappe que le poète découvre entre le gouffre marin et l'esprit de l'homme. Et d'abord la mer qui irrite les nerfs, et qui bouscule, et qui soufflette ne laisse place à aucune réflexion. Ceux qui la chérissent prétendent qu'elle est vivante parce qu'elle bouge ; mais il n'est, dans la nature, rien de plus aveugle, de plus sourd, de plus inhumain : c'est une matière sans mémoire. Les montagnes et les coteaux forment les vagues d'une mer immobile où ne bougent que les ombres glissantes des nuages. Voilà l'océan qui m'est familier – celui où s'inscrivent les travaux et les saisons, où la trace demeure de ceux qui nous ont précédés.
Les navigateurs d'aujourd'hui n'impriment pas sur l'océan une marque beaucoup plus profonde que le sillage de la première embarcation humaine : cet éventail d'écume qui s'ouvrait, un instant, à la poupe de notre pinasse[1], c'est tout ce que cette masse informe a jamais retenu de la créature libre. Mais la terre est tellement saturée d'humanité qu'elle "humanise" même l'océan, lorsque celui-ci, comme à Arcachon, s'unit aux pins et aux dunes, lorsqu'il ne domine pas et que des arbres en colonnes lui imposent leur ordre. Pourtant on dirait qu'il hait cet ordre et qu'il n'aura de cesse qu'il ne l'ait détruit.
Autour du bassin nous assistons aux deux phases de la lutte. Tantôt la mer attaque avec violence ou sape sournoisement : après avoir dévoré la plage elle assiège digues et perrés[2] ; et tantôt elle se retire au contraire, s'éloigne le plus possible des rivages humains. Sur le bord opposé à celui d'Arcachon règnent d'étranges pays de vase que l'eau recouvre encore à l'heure de la marée. Avant le déjeuner, la mer brillait sous vos fenêtres ; et quand vous voulez la contempler de nouveau, elle n'est plus là; c'est, à perte de vue, une plaine où seules quelques flaques luisent – et, sans les pinasses échouées comme des baleines mortes, on pourrait croire que la marée n'est jamais venue si loin. Ici, la mer n'attaque plus, elle se dérobe.
Mais que ceux qui n'aiment pas la mer songent à cette forêt d'Arcachon où les pins, assez éloignés de l'océan pour n'avoir souffert de son souffle, érigent leurs troncs écailleux. A l'abri des dunes, fleurissent tôt les genêts et les ajoncs; et le sous-bois est plein de ces arbousiers que nous ne pûmes jamais acclimater dans notre lande natale. Sans doute, aux abords de la ville, des chalets se dissimulent entre les troncs, et sous les vérandas se devine parfois un corps allongé. Si vous redoutez les ombres, il est aisé d'éviter cette ville d'hiver que l'été, d'ailleurs, dépeuple : la maladie ne supporterait pas cette ardeur du ciel d'août et du sable ni ce goût de résine, de miel et de varech dont s'imprègne le vent du large après qu'il a soufflé sur les pinèdes.
Arcachon rappelle les grandes vacances bienheureuses, les enfants qu'on grondait parce qu'ils entraient pieds nus dans la villa, le jardin au bord du bassin, où un monsieur bordelais, un peu corpulent, portant à sa casquette l'insigne de la Société "la Voile", maniait ses jumelles marines d'un geste d'amiral, attentif aux régates qui se disputaient sous ses yeux. La course inclinait les bateaux dont la voilure touchait presque la vague. A l'horizon, au-delà des glauques eaux, des dunes et des pins sombres, dans l'azur métallique s'élevait le nuage d'un incendie. Les forêts, du côté de Croix-d'Hins, flambaient et ce beau jour avait un goût de cendre.

François MAURIAC,
de l'Académie française.

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François MAURIAC, “Souvenir d'Arcachon,” Mauriac en ligne, consulté le 25 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/547.

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