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À props d’André Gide
Réponse à M. Massis

Référence : MEL_0550
Date : 25/12/1921

Éditeur : L'Université de Paris
Source : 33e année, n°237, p.5
Relation : Notice bibliographique BnF

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À props d’André Gide
Réponse à M. Massis

Une pratique plus ancienne du catholicisme ne vous aurait-elle préservé, Massis, d’appliquer à un chrétien –fût-il Gide– l’épithète de “démoniaque”? Gide n’est peut-être pas si ennemi de Dieu qu’il vous plaît à dire. Sans doute Claudel, Jammes, bons chiens bergers, grondent et tournent autour de cette brebis perdue, qui pousse le goût de la conversion jusqu’à se convertir chaque jour à une vérité différente. Efforçons-nous pourtant de comprendre, chez Gide, un cas de sincérité terrible: nulle trace en lui de ce que Stendhal appelle injustement hypocrisie et qu’il dénonce chez les hommes du XVIe siècle. C’est vrai que le choix d’une doctrine nous oblige, dans les instants où des forces en nous la renient, à continuer de la professer des lèvres, jusqu’au retour de la Grâce. Gide est l’homme qui ne se résignerait pas à incliner, fût-ce une minute, l’automate.
Quelle louange dans ce reproche que vous lui faites de n’avoir voulu exprimer que sa jeunesse, “…sans souci d’exprimer rien d’autre et ne souhaitant que de l’exprimer mieux…”! A ce goût de la perfection, à ce scrupule, accordons une valeur même morale. Un livre de Gide nous est une leçon de mesure, de renoncement, –renoncement formel mais qui intéresse aussi le cœur. Apprenons de lui le refus des succès faciles et cette dignité de l’écrivain qui est, Massis, une éminente vertu. Le mépris de la gloire viagère, lequel de nos aînés nous l’enseigna.
Il ne signifie rien de dire que Gide ne choisit pas. Il choisit de penser, mais la pensée est action: il choisit de “goûter”, mais le goût est actif. Un Gide sert d’autant mieux qu’il ne prémédite pas de servir; il sert la France en écrivant le français mieux que personne au monde; asservie à une fin morale, sa langue serait peut-être moins pure; cet art exquis vaut par son désintéressement; en tout cas, utilisé, il serait autre; il ne s’agit pas de l’ériger en exemple: à chacun sa mission, et je vous accorde qu’il ne faudrait pas beaucoup de Gide dans les lettres… mais je ne crois pas à ce péril…
Ce que vous appeler “l’antagonisme de l’esthétique et de la morale” donne à l’œuvre de Gide sa valeur humaine. Les créateurs catholiques reconnaissent ici le grand débat qui les déchire (les créateurs, je ne dis pas: les critiques); si, convertis, il nous est donné de la clore enfin, ce débat, devons-nous insulter nos maîtres et nos camarades moins heureux? Hors le catholicisme, l’attitude de Gide n’offre rien qui choque la raison: son désordre intérieur devient la matière de son art, sans doute, mais c’est là le plus noble usage que l’homme sans Dieu puisse faire de sa misère.
Dénonçant le goût de Gide pour les “natures félines”, pour les êtres primitifs et sauvages, vous obtenez, Massis, un facile effet de cour d’assises. Pourquoi omettre de rappeler que ce goût est commun à tous les artistes? Il explique en partie l’œuvre de Stendhal et celle de Mérimée (pour citer des noms que votre chapelle honore). L’un en Italie, l’autre en Espagne et en Corse n’ont rien fait que chercher des Lafcadios –des êtres se faisant à eux-mêmes leur loi. Voulez-vous toute ma pensée? Il ne m’a jamais paru, si l’on n’est pas catholique, qu’on puisse aimer le peuple d’une autre manière.
Une pratique plus ancienne du catholicisme vous aurait révélé le secret de Gide. Il dut être de ces enfants dont on dit dans nos familles chrétiennes: il a la vocation. Car cet homme si ondoyant fut toujours la proie d’une fixe passion: agir sur les jeunes cœurs. A ce signe reconnaissons l’homme prédestiné à l’apostolat. Mais, né hors du bercail, que ferait-il de ce redoutable don? Il joue, il s’en divertit. Ce don lui devient une “fin en soi”. N’empêche que son œuvre rend témoignage. Elle ne nous révèle que des joies déçues, des soifs irritées, des expériences vaines, et ce silence de Narcisse vieilli, penché sur sa fontaine et détournant soudain des yeux pleins de larmes. Parce qu’il irrite notre soif, Gide nous fait souvenir de l’eau du puits de Jacob. Multiple, Gide se délivre dans ses ouvrages. Ce sont, non des disciples vivants, comme vous l’en accusez, mais les fils de son génie qu’il charge d’accomplir les gestes dangereux ou défendus. Lafcadio peut sans doute faire du mal; il peut faire du bien aussi, car tout poison est un remède; il guérit ou tue selon la dose, et selon le tempérament qui le reçoit. Quel écrivain se vanterait de ne troubler personne? Qui sait si certains “jugements” ne dégoûteront pas à jamais certains esprits du catholicisme? Soyons humbles, Massis!
Tout homme qui nous éclaire sur nous-mêmes prépare en nous les voies de la Grâce. La mission de Gide est de jeter des torches dans nos abîmes, de collaborer à notre examen de conscience. Ne le suivons pas au delà: lui-même nous supplie de ne pas le suivre et de nous prémunir contre tous les maîtres qui ne sont pas le Maître. Gide démoniaque? Ah! moins sans doute que tel ou tel écrivain bien pensant qui exploite avec méthode l’immense troupeau de lecteurs et surtout de lectrices “dirigées”, –et pas plus que Socrate, accusé de corrompre la jeunesse parce qu’elle apprenait de lui à se connaître. Il me souvient d’avoir entendu Gide défendre le Christ contre Valéry, avec une étrange passion: attendons le jugement de Dieu.

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François MAURIAC, “À props d’André Gide
Réponse à M. Massis,” Mauriac en ligne, consulté le 25 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/550.

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