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La Revendication de toutes les femmes, la paix du ménage

Référence : MEL_0551
Date : 02/09/1938

Éditeur : Marie-Claire
Source : 2e année, n°79, p.14-45
Relation : Notice bibliographique BnF

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La Revendication de toutes les femmes, la paix du ménage

Nous nous étonnons que les chefs des nations parlent de la guerre, la préparent, qu’ils acceptent l’idée de cette horreur; mais nous, dans l’étroit univers de notre maison, savons-nous faire régner la paix? Existe-t-il beaucoup de ménages paisibles?
Il ne suffit pas qu’on n’y entende jamais de disputes. Je connais des familles où les scènes sont rares; mais l’orage, s’il n’éclate presque jamais, gronde sans cesse; un mot cruel éclaire brièvement les silences. Il s’établit entre les êtres réunis sous ce toit une guerre sous-marine où les coups échangés demeurent inaperçus; mais parfois, à la surface calme, s’élargit une flaque de sang. Dans les profondeurs, quelqu’un a été atteint.
Combien de vies de famille sont empoisonnées, combien d’hommes et de femmes auront vécu côte à côte dans l’irritation, la rancune, la rage; et ce n’est quelquefois qu’au lit de mort d’un des époux que le survivant s’aperçoit que, loin de détester la créature qui le quitte, il la chérissait au contraire; mais il ne le savait pas, et elle ne le saura jamais.
Chacun des membres d’une famille doit se tenir pour responsable de la paix: il suffit d’un seul enfant, comme il suffit d’une petite nation, pour embraser une famille et un monde. Mais presque toujours c’est de la mère, c’est de l’épouse que la paix dépend. Les femmes ne se rendent pas toujours compte de leur responsabilité à cet égard. Il en existe, parmi les plus honnêtes et les plus nobles, qui ne se font aucun scrupule de l’atmosphère orageuse et tendue qu’elles auront fait régner pendant toute leur vie dans une maison où elles donnaient par ailleurs les plus hauts exemples.
Pour détruire le bonheur d’une vie conjugale, il n’est besoin ni de trahisons ni d’infidélités: la mauvaise humeur suffit. Une belle âme unie à un mauvais caractère détruit plus sûrement la joie d’une famille qu’une âme médiocre, mais qui résiste à ses mouvements d’humeur.
Les pires ennemis des femmes (et donc nos pires ennemis) ce sont leurs nerfs, leurs pauvres nerfs éprouvés par les grossesses, par les allaitements, par les maladies des petits. Elles ne sont pas méchantes, elles sont à bout de fatigue. Elles crient parce qu’il ne leur reste plus la force de dominer, de réduire ces mouvements confus de la nature surmenée. Ainsi des épouses humblement héroïques et qui n’existent que pour les autres, souffrent de n’être payées que d’ingratitude. C’est que leurs bienfaits de chaque jour passent inaperçus du mari et des enfants, mais non les critiques, les reproches, les revendications, cette criaillerie éternelle dont toute une famille est assommée.
Qu’il travaille de ses mains ou de son esprit, l’homme quand il rentre chez lui, le soir, est comme un blessé. Souvent il ne désire que le silence, le silence peuplé, rendu vivant par une créature tendre et calme. Il veut bien être touché de ce que celle qu’il aime le sert et le soigne, mais il voudrait surtout que ce fût sans remue ménage ni ostentation.
Il faut que la femme sache remettre à plus tard l’observation ou la réprimande que mérite l’enfant, parce que le père n’a que sa soirée pour fumer au coin du feu, pour interrompre sa lecture et sourire à des visages détendus.
Ce qui trouble la paix des ménages les plus unis, c’est que l’homme et la femme n’ont presque jamais le cœur à la même température, si j’ose dire. Il arrive que pendant toute la journée, pour un feuilleton parcouru ou une musique entendue, elle se soit attendrie en songeant à son compagnon. Elle se reproche de ne point lui donner tout l’amour qu’il mérite; elle se promet, dès qu’il rentrera, ce soir, de l’accueillir avec la même tendresse passionnée qu’aux premiers jours de leurs fiançailles.
Mais il se trouve que justement, ce soir-là, l’époux n’a goût à rien, qu’il a le foie fatigué, que sa destinée lui apparaît plate, l’atmosphère du métro irrespirable, et affreuses les figures des gens qui s’y pressent; il remâche son avancement incertain, le relèvement de salaire sans cesse remis, la hausse de la vie, le poids écrasant des éducations d’enfants, la bêtise que c’est de s’être marié trop jeune, alors que son ami X…, son contemporain, et qui n’est pas beau, est resté célibataire et se vante de ses bonnes fortunes…
La femme, qui le guette sur le seuil, le cœur battant, ne se doute pas des pensées mauvaises que dissimule cette pauvre figure exténuée. Elle sourit au jeune homme qu’elle a aimé, lui tend les bras. Comment devinerait-il que ce geste correspond à des résolutions prises après toute une journée d’attendrissement et de songeries vagues et douces? Il la repousse d’un mot de lassitude et d’ennui. Souvent il n’en faut guère plus pour que l’épouse déçue s’aigrisse et que le premier motif venu l’aide à assouvir sa rancune.
Peu de jours après, le mari tendre, amoureux, passionné, montera en hâte les escaliers et se heurtera à une créature indifférente ou revêche. Elle reprochera ses chaussettes trouées à l’amant qui courait vers elle et qu’elle n’aura pas reconnu.

S’il est vrai que les époux les plus unis sont rarement accordés, la paix du ménage ne sera maintenue qu’au prix d’un effort commun, sinon concerté: contrairement à ce que beaucoup imaginent, je crois que dans un bon ménage on peut être tendre à volonté. Il suffit souvent de le vouloir pour atteindre cette commune nappe de tendresse qui s’étend sous les deux vies confondues de l’épouse et de l’époux. “Je l’aimais par devoir, ce devoir dure encore”, dit la Pauline de Pierre Corneille parlant de son époux Polyeucte. On n’aime pas par devoir; mais cet amour que le temps a comme durci, enseveli sous une couche épaisse d’habitudes, il dépend de nous que nous en retrouvions les délices oubliées.
Soyons franc: il n’est rien de si difficile à acquérir que cette maîtrise de soi, cette domination des nerfs, cette puissance pour résister aux mouvements d’humeur et qui pourtant est indispensable à la paix du couple humain.
L’homme ni la femme ne sauraient y parvenir s’ils ne descendent en eux-mêmes, s’ils ne sont accoutumés, aux heures d’irritation superficielle, à se réfugier dans ces profondeurs de leur être qu’aucune tempête ne trouble jamais.
Quel que soit le visage que chacun prête à son Dieu, il existe une merveille commune à toutes les religions: c’est cette clef qu’elles nous donnent du Royaume dont le Christ a dit qu’il était au-dedans de nous. Il suffit d’y descendre quelques secondes pour en revenir détendu, capable d’accueillir avec un sourire calme le compagnon irrité, de trouver le geste, la parole qui le désarme, l’apaise, l’attendrit.

Il arrive, non certes dans tous les ménages, mais dans beaucoup de ménages, des moments de trouble où celui des deux qui a résolu de sauver la paix subit une lourde épreuve: lorsque le compagnon, livré à quelque passion, exècre le calme du foyer, prend la famille en dégoût, ne désire que le vacarme et le désordre de ces lieux de plaisir où les êtres désespérés se fuient eux-mêmes. Mais ce n’est presque jamais en essayant de l’y suivre, de l’y poursuivre, que vous le sauverez, ce n’est pas en épousant le rythme fou de sa vie.
Tout le temps que dure la tempête, mieux vaut qu’il sache que le havre existe encore, qu’il pourrait s’y réfugier à tout instant; et ici je songe moins au foyer matériel qu’à ce cœur tendre et fidèle d’une épouse incapable de trahir, mais capable de pardonner la trahison –et, ce qui est mieux que de la pardonner: de ne pas même la connaître. Il est des femmes qui savent panser et guérir les blessures de l’homme sans exiger de savoir quelles mains ont porté le coup.
Elles pleurent en secret, mais leur douleur n’ajoute aucun trouble au trouble que l’infidélité de l’époux a introduit dans la maison. Elles détournent les soupçons des enfants, effacent les signes du désordre. Elles attendent sans poser de question; et leur visage ne reflète rien de cette morsure au-dedans d’elles de la jalousie, du serpent que personne au monde –même la femme la plus héroïque– ne peut se flatter d’avoir étouffé.
La plus grande charité de l’épouse envers l’homme qui la trahit, c’est de faire comme si elle ne le voyait pas, c’est qu’il ne se sente pas épié. La souffrance des passions suscite dans le coupable une pudeur, une insurmontable honte. Beaucoup détruisent leur foyer parce qu’ils n’osent plus affronter la présence d’un juge. Peut-être seraient-ils revenus s’ils avaient été assurés de retrouver à la même place, assise sous la même lampe, la femme de leur premier amour. Mais ils fuient devant les comptes à rendre, devant les explications exigées.
La paix du ménage, qu’on croyait morte, renaît parfois à force de silence; elle est le fruit de l’aveuglement volontaire et de cette indulgence qui ne se manifeste que par un redoublement de tendresse. Le pardon qu’elle attend de nous, c’est celui qui ne se distingue pas de l’oubli.

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François MAURIAC, “La Revendication de toutes les femmes, la paix du ménage,” Mauriac en ligne, consulté le 16 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/551.

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