Dans la lumière
Date : 22/03/1940
Éditeur : Marie-Claire
Source : 3e année, n°160, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF



Dans la lumière
* Cet homme ressuscité, devant le sépulcre vide, que Marie-Madeleine prend pour le jardinier, n’apparaît pas encore majestueux ni rayonnant de gloire. Il ressemble à un jardinier, à un travailleur accablé qui gagne son pain durement. C'est que le Christ remonte de plus loin que la mort: il revient des extrémités de la pire souffrance qu'une chair et qu'un esprit aient jamais subie en ce monde.
* Et le soir, sur cette route d'Emmaüs où il marche entre les deux disciples, leur expliquant les Ecritures, ses compagnons ne le reconnaissent pas non plus. Aucun signe encore ne le trahit. Dans le crépuscule, aucune lueur ne fuse de ses pieds ni de ses mains transpercés. Seulement, les deux voyageurs sentent leur âme en eux devenir brûlante.
* Plus tard, dans l'auberge noire où il pénètre avec eux, parce qu'ils l'en ont supplié: “Reste avec nous, car le jour baisse...” s'ils retiennent tout à coup un cri d'adoration et d'amour, au moment où Jésus rompt le pain, ce n'est que par une connaissance intérieure que leurs yeux s'ouvrent, mais déjà il a disparu.
* Et enfin, il manifeste aux apôtres, réunis dans le Cénacle, le même pauvre corps supplicié, puisque Thomas peut mettre ses doigts dans les plaies béantes.
* Ainsi, même vainqueur de la mort, dans la lumière et dans la joie de Pâques, le Christ a voulu demeurer une chair souffrante parce qu'il connaît le secret de sa victoire sur les hommes: cette conformité entre sa croix et chaque destin particulier.
* Dans une époque heureuse, je n'oserais parler ici de ces choses. Mais qui d'entre nous n'est capable de les entendre aujourd'hui? Aux heures paisibles, cela n'éclate pas avec évidence que cette croix, que ce gibet, autant que la nature en ait horreur, correspond à un secret de nos vies. Mais en 1940, le monde entier comprend ce que signifie, aux pieds de ce Fils crucifié, cette Mère debout et qui ne crie pas.
* Ces troupeaux humains, en Pologne, arrachés de leurs maisons et réduits en esclavage, ce sont des troupeaux d'âmes baptisées. Ce qui a surgi d'horrible dans leurs vies ne les a pas tellement surprises qu'elles ne se souviennent des mots qui le désignent: cela s'appelle porter sa croix. Elles le savent depuis l'enfance, comme elles connaissent le nom de cette colline dont il faut atteindre le sommet: le Calvaire. Les bourreaux eux-mêmes leur sont familiers: enfants, on leur donnait des images qui représentaient les soldats dans le prétoire, autour de cette colonne où un homme est attaché. Hitler et la Gestapo sont éternels.
* Mais n'ignorant rien du martyre qu'il leur faut revivre, rien de ce canevas que le Christ leur a laissé et auquel il faut qu'elles se conforment, elles connaissent aussi la fin de l'histoire. Un jour viendra où chaque homme et chaque femme en particulier, sous un aspect ou sous un autre, dans l'éternité ou dans le temps, seront cet être vainqueur de la mort, qui a traversé un enfer de souffrances d'humiliations, mais qui est ressuscité et qui n'a plus mal.
* Et les nations aussi, qui sont des personnes vivantes, nous les reverrons libres, avec sur leurs corps, ces cicatrices que laissent les champs de batailles, les camps de concentration et les villes éventrées. A la place de Viborg, à la place de Varsovie, nous trouverons ces mêmes trous béants que la lance et les clous ont à jamais ouverts dans un Corps.
* Les nations crucifiées, de nouveau vivantes, reprendront leur route, mais d'un pas plus peut-être, comme celui du Christ sur le chemin d'Emmaüs: c'est qu'elles porteront, en elles, leurs enfants assassinés, la cendre des martyrs autrichiens et polonais, les ossements sacrés des étudiants de Prague.
* Certains printemps annoncent la mort. Mes amis me rappellent souvent ce que j'écrivais en février 1938: “Le printemps se presse, cette année, il devance son heure. Je n'aime pas cette impatience de la nature, cette intervention sournoise, cette complicité de Cybèle et du dieu des morts. Je me méfie de cette brise trop douce, de ce vent tiède qui sent la terre, l'argile, de ce souffle qui a une odeur de destin...”
* Maintenant que les destins sont accomplis, le printemps ne nous fait plus peur. Le renouveau ne nous annonce plus la mort, puisque nous y sommes, mais la résurrection et la vie; et dans le vent de ces longs crépuscules, c'est une odeur de victoire qui gonfle nos narines. Déjà les crocus tachent de jaune les prairies, hier encore gelées. Déjà, au flanc des talus dénudés, frissonnent, mouillées et pures, les primevère.