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La Prisonnière, par Marcel Proust

Référence : MEL_0571
Date : 01/04/1924

Éditeur : NRF
Source : 11e année, n°127, p.489-493
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Note de lecture
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La Prisonnière, par Marcel Proust

Les deux volumes de La Prisonnière nous obligent de [reviser], dans une certaine mesure, notre jugement sur l'œuvre de Proust. Nous avions cru que notre ami, en usant d'ailleurs d'une méthode tout opposée, voulait comme Balzac faire concurrence à l'état-civil. Et sans doute a-t-il retrouvé en lui-même assez d'êtres vivants pour justifier cette prétention. Mais ces êtres, qu'il avait comme absorbés au temps de sa vie mondaine, puis rendus à la lumière dans le temps de sa vie recluse, alors qu'il usait de la maladie pour des fouilles patientes, ces êtres ne s'étaient jamais détachés de lui tout à fait; les plus différents se ressemblaient, parce qu'ils' lui ressemblaient. Entre l'amour de Swann pour Odette, celui de Saint-Loup pour Rachel, celui de Marcel pour Gilberte et pour Albertine, il n'y a pas une différence de nature: c'est la même sorte d'amour, mais dont Proust, dans ses premiers livres, nous rend sensibles les ravages en romancier, tandis que dans La Prisonnière, il les étudie presque abstraitement et comme un clinicien. Ces personnages, qui l'ont tant diverti, semblent l'intéresser de moins en moins. Sortis de lui sans que le fil ait jamais été rompu, ils rentrent de nouveau en lui, ils se perdent dans son ombre. Pressé par la maladie, étouffant de tout ce qui lui reste à nous dire avant de s'en aller, peut-être Marcel Proust se sent-il moins de complaisance pour ses créatures et voit-il seulement qu'elles s'interposent entre lui et nous. De même que la dernière année de sa vie, il écartait ses plus chers amis, peut-être supporte-t-il malaisément ce monde vivant de ses livres. Pour la première fois dans La Prisonnière, il donne à son héros le nom de Marcel, il occupe résolument le devant de la scène. De ses personnages les plus dessinés, les contours deviennent moins précis. Lorsque Françoise lui dit: “Votre pyjama en ce moment, tout blanc, avec vos mouvements de cou, vous donne l'air d'une colombe...” nous ne reconnaissons pas la voix familière de la vieille servante de Combray. Et sans doute retrouvons-nous ici un Charlus plus accusé que dans les précédents volumes, un Charlus effroyable: trop effroyable! ce n'est plus un malade, c'est une maladie. Nous connaissions un cancéreux, nous ne voyons plus que le cancer. Ce Charlus secret des premiers livres, dont le mal ne trahit que par un regard, une fleur ou un mouchoir trop vif, éclate, crève, coule comme un abcès qui n'en finirait pas de se vider. Au vrai, dans La Prisonnière, rien n'importe autant à Proust que de nous livrer le résultat de ses investigations touchant l'amour. C'est dans l'unique étude du sentiment qu'il s'inquiète d'être véridique, et aux nécessités de cette étude, il subordonne son récit, plie les événements sans aucun souci de vraisemblance. Nous voulons bien qu'une jeune fille du monde comme Albertine vienne habiter chez un jeune homme seul; encore faudrait-il que l'auteur nous rendit croyable une si extraordinaire conjoncture, qu'il nous en montrât les raisons et les conséquences. Il faudrait... mais hâtons-nous de dire que tout occupés des découvertes atroces où Proust nous engage, nous nous laissons gagner nous aussi à son indifférence pour tout ce qui n'est pas cette implacable recherche. Et d'ailleurs, tant pis si les autres existent moins, puisque lui est là toujours, plus vivant qu'il ne fut jamais, immobile dans son lit; mais en dépit des fenêtres closes, toute la vie tourne autour de son corps étendu: il la rapproche, l'apprivoise, capte les cris de la rue, les flèches de soleil, le ruissellement de la pluie. Comme il fait d'Albertine, il attire l'univers dans sa chambre de malade et le retient prisonnier. Proust seul nous suffit et cette recherche où nous voyageons à sa suite, cette montée dans une lumière impitoyable et ou, pris de vertige, nous le tenons par son manteau.
Sous le nom d'amour, Proust a toujours désigné la souffrance que lui donnent les rapports connus, ou devinés, ou supposés, ou pressentis de l'être aimé avec d'autres êtres. Son activité amoureuse se ramène à des manœuvres, à des investigations, à un immense jeu d'espionnage que complique encore l'état maladif de l'amant claustré. L'alcôve se mue en un cabinet de juge d'instruction. Pour jouer plus serré, le juge enferme dans son cabinet l'accusée Albertine; il la tient sous sa coupe; elle ne sort que sous escorte. Hélas! le passé suffirait à exercer la lucidité de l'amant, car sa mémoire terrible ne fait grâce à la perfide d'aucune contradiction dans ses propos; mais il y a ses sorties que rend suspectes la complicité d'Andrée, amie à toutes fins, et celle du chauffeur trop complaisant. Ce qui pourrait s'appeler l'“enquête jalouse”, quoique montrée ici dans son paroxysme, garde un caractère de généralité qui assure à Proust la première place entre tous les maitres de la jalousie. Ouvrons le livre au hasard: “On arrive, sous la forme de soupçons, à absorber journellement, à des doses énormes, cette même idée qu'on est trompé, de laquelle une quantité très faible pourrait être mortelle, inoculée par la piqûre d'une parole déchirante.” “On n'a pas besoin d’être deux, il suffit d'être seul dans sa chambre, à penser, pour que de nouvelles trahisons de votre maîtresse se produisent, fût-elle morte.” A l'usage des gens pressés, quel recueil de maximes admirables ne pourrait-on extraire de ce livre?
Mais, dans La Prisonnière, l'analyse en même temps qu'elle va plus avant et plus profond, peu à peu se resserre, se limite, jusqu’à n’être plus que l'étude, d'ailleurs extraordinairement suggestive, d'un cas, d'une exception. Dans la mesure où, geôlier de l'aimée, l'amant jaloux a moins de prétextes pour souffrir, il ne sent plus son amour, il n'aime plus. Il faut qu'Albertine le torture ou qu'elle l'ennuie. Dès qu'il se croit assuré qu'au Trocadéro ou chez les Verdurin elle n'a pas souhaité de rejoindre une amie, Marcel, lui, ne désire plus que d'être seul. Il n'a plus faim de cette chair dès qu'il croit que nul ne la lui dérobe et qu'elle ne se dérobe pas à son désir. Albertine se donne beaucoup de mal pour cacher ses trahisons, et elle ne comprend pas qu'elles seules retiennent son amant, et, qu'à peine tranquillisé, le voilà indifférent. Lui qui a tant souffert de ce que ce corps appartenait à d'autres, maintenant que tout cela lui est livré sans partage, il semble perdre jusqu'à l'instinct de la possession, fût-ce dans la volupté. Certes, il sait dérober à ce corps endormi un demi-plaisir clandestin, mais la caresse de chaque soir n'est qu'apaisement de ses soupçons; elle prend place entre le calmant et le soporifique; il ne semble pas concevoir la volupté comme un effort pour nous perdre dans l'objet chéri, pour ne faire plus qu'un avec lui, pour rendre vaine en fin sa suprême et involontaire trahison d'être un autre que nous-mêmes. Essaie-t-il de rapprocher de soi cette âme? Les perles, les étoffes précieuses de Fortuny ne lui sont que de grossiers moyens pour rendre au pauvre oiseau sa cage supportable. Faute de pouvoir posséder Albertine dans son passé et dans son avenir, dans tous les intervalles d'espace et de temps qu'elle a occupés et occupera, faute de réaliser une possession impossible, cet amant se désintéresse de l'unique possession possible, et il jette ce cri, admirable et désolé: “Comment a-t-on le courage de souhaiter vivre, comment peut-on faire un mouvement pour se préserver de la mort, dans un monde où l'amour n'est provoqué que par le mensonge et consiste seulement dans notre besoin de voir nos souffrances apaisées par l'être qui nous a fait souffrir?” Il aurait fallu que Proust ajoutât, pour que toute sa conception de l'amour tint dans cette phrase: “Un monde où, dès qu'il ne nous fait plus souffrir, l'être aimé n'est plus aimé.” Il ne resterait que d'admirer et de se taire si Proust ne réclamait, pour l'amour qu'il vient de décomposer devant nous, un caractère d'universalité. Proust ne semble pas douter ici qu'il s'agisse, non d'une sorte d'amour, mais de l'amour. Et c'est sur ce point, nous semble-t-il, qu'il y aurait peut-être des objections à lui proposer. Peut-être... mais cet amour ou notre bourreau est celui-là même de qui nous attendons l'apaisement s'appelle l'amour non partagé; et s'il est vrai que c'est là l'espèce la plus répandue parmi les pauvres hommes, refuserons-nous à Marcel Proust d'avoir su dans La Prisonnière rejoindre l'universel?

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François MAURIAC, “La Prisonnière, par Marcel Proust,” Mauriac en ligne, consulté le 19 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/571.

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