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La Galerie des Glaces, pièce en trois actes de M. Henry Bernstein au Théâtre du Gymnase. Chacun sa Vérité, trois actes de Luigi Pirandello, traduction de Benjamin Crémieux, au Théâtre de L’Atelier.

Référence : MEL_0573
Date : 01/01/1925

Éditeur : NRF
Source : 12e année, n°136, p.81-86
Relation : Notice bibliographique BnF

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La Galerie des Glaces, pièce en trois actes de M. Henry Bernstein au Théâtre du Gymnase. Chacun sa Vérité, trois actes de Luigi Pirandello, traduction de Benjamin Crémieux, au Théâtre de L’Atelier.

Les critiques ont fait de grands compliments à M. Henry Bernstein sur son évolution. Ils admirent son renoncement au coup de poing, au gros mot; ils le louent de consentir enfin à observer le cœur des hommes. Mais M. Henry Bernstein avait vingt ans lorsqu’il écrivit Le Détour, et jamais rien de ce qui touche à l’homme ne lui fut indifférent. Le vrai est que peut-être personne n’évolue: on revient à de premières amours, on s’en éloigne, on remonte des pentes, on s’y laisse glisser encore; ne parlons pas de la courbe d’une vie, mais de son remous. Reconnaissons pourtant que le jeune M. Bernstein s’amusa surtout à nous “bousculer”, comme on aimait dire alors. L’auteur de La Rafale, du Voleur s’y connaît trop en “situations” pour que cette science ne le détournât un peu de nous montrer l’intérieur des êtres. Comme souvent les possibilités de drame extérieur sont en raison inverse de la complexité des personnages, M. Henry Bernstein, en ce temps-là, cherchait volontiers les siens parmi la plus simple humanité –celle qui ne voit rien à faire au monde que l’amour, et rien à y désirer que l’argent.
Mais des pièces telles que Le Détour, Le Secret, eussent suffi à nous renseigner sur son ambition profonde. Aujourd’hui, dans La Galerie des Glaces, il consomme le sacrifice de la “situation” au “caractère”. Peut-être même doit-il à son goût de la grandeur d’avoir voulu dépasser la simple comédie de caractère. Ce titre, La Galerie des Glaces, parait d’abord effrayant à qui redoute les pièces trop chargées d’intentions. C’est, selon nous, pendant tout le temps que La Galerie des Glaces mérite de s’appeler Le Bourreau de soi-même, qu’il nous est possible de l’admirer sans idée de derrière la tête. L’étude d’un caractère, voilà ce que nous y trouvons d’excellent. Qu’il serait à souhaiter que M. Bernstein n’écoutât point ses thuriféraires lorsqu’ils l’admirent d’avoir voulu peindre en son Charles Bergé, mon tel homme, tel vice de l’esprit ou du cœur, mais, comme s’exprime l’un deux “toute l’intelligence humaine, enchainée et royale à la fois…”! Misérable époque, vraiment, que celle où l’étude d’un caractère semble à la critique une pauvre besogne, et où elle s’efforce de persuader le dramaturge que ce qu’il importe de faire tenir dans trois actes, c’est toute l’humanité!
Débarrassons donc La Galerie des Glaces de ce que ce titre, peut-être ambitieux, laisse entendre. Que reste-t-il? Un homme, un caractère d’homme; c’est assez pour notre plaisir. Nul doute que M. Henry Bernstein souhaiterait que nous eussions répondu: des hommes, mais un homme, c’est déjà bien: celui qui doute de soi, en amour surtout, le timide, le triste, le miteux qui n’est pas amant; –type si commun (la nature n’a pas besoin d’amants) qu’il nous semble admirable qu’un écrivain ait su, si l’on peut dire, le dramatiser. Tartuffe est un type, il est exceptionnel; son hypocrisie démesurée nécessite le drame: mais ce peintre, Charles Bergé, caractère négatif, qui doute de soi, se ronge, se méprise, s’écarte, –le malheureux qui, lorsque la femme aimée lui crie “Je vous aime” se persuade que c’est pour se venger d’un mari infidèle, –et qui, au lieu d’ouvrir les bras, fait sa valise et prend le large, quelles péripéties, quelle catastrophe pourrait-il déchaîner? Bien loin d’enrichir la vie, il l’arrête: et ne serait-ce qu’une telle nature ressortit au romancier plus qu’au dramaturge?
M. Henry Bernstein le savait; mais il lui a plus de ne rien demander à cette science des situations où il est passé maître. Son héros ne lui fournit rien que les oscillations d’un cœur tourmenté: ce sera tout le drame, ce sera le seul drame. Nous assistons à des événements que ne pouvait pas déchainer le caractère du héros, et que l’auteur invente (un peu laborieusement) pour que ce caractère se manifeste; aucune progression d’un acte à l’autre, dans chacun d’eux, cet unique va-et-vient du désespoir à l’espoir: au premier acte, l’aveu amoureux d’Agnès, auquel Charles répond par des reproches et par la fuite: au deuxième acte, près d’épouser celle dont il s’obstine à ne se pas croire aimé, il fait venir une ancienne maîtresse, obtient d’elle l’assurance qu’on le peut chérir comme un amant; court répit d’une joie trop faible pour résister à quelques paroles insidieuses du premier mari, Lionel. Durant l’entracte, Charles a fait le tour du monde avec la bien-aimée; il était heureux, jusqu’à ce qu’un mouvement de jalousie d’Agnès, à propos de son premier mari, détruise derechef leur fragile bonheur, –qui renaitra tout de même, parce que l’indifférence d’Agnès devant la brusque mort de Lionel, révèle à Charles enfin que c’est bien lui seul qu’elle chérit; mais cette indifférence lui découvre aussi la vanité de tout amour. Le rideau pourrait ne pas tomber, les actes pourraient se succéder comme les chapitres d’un livre: ce cœur finira d’osciller quand il finira de battre.
Comédie de caractère, disions-nous; il faudrait inventer une autre alliance de mots, par exemple: comédie d’analyse; –et le public paraît content! Ce miracle, M. Henry Bernstein ne l’eût peut-être pas obtenu, s’il n’avait existé son interprète, M. Charles-Boyer. D’un regard, d’une inflexion de voix, cet artiste nous révèle ce qui le déchire. La démarche, les cheveux, la cravate, il n’est rien dans son aspect qui ne trahisse sa secrète plaie. C’est facile à l’Avare de hurler parce qu’on lui a volé sa cassette, et à Tartuffe de faire la chattemite; mais rendre sensible le doute, l’hésitation, cette humilité désespérée, voilà ce que nous n’eussions osé attendre d’aucun acteur vivant. A un jeu si parfait, nous nous laissons prendre, au point de donner raison à Charles Bergé: en dépit des protestations d’Agnès, ce peintre inquiet, chétif, comment serait-il aimé de cet amour que les femmes vouent aux belles jeunes bêtes lustrées, puissantes, méchantes? Il a raison de nier l’évidence; on l’aime certes, il est aimé –comme le silence après l’orage, comme au déclin d’une après-midi torride, l’approche de l’ombre. Mais ce n’est pas de cela qu’il a faim: il aurait voulu être celui qui fait souffrir; il restera jusqu’à la mort celui qui souffre.
Est-ce la faute de M. Henry Bernstein, ou faut-il incriminer le jeu parfois monotone et sans nuances de Mlle Lély? Nous ne savons pas si Agnès a la sourde conscience de son tendre mensonge; nous ne connaissons pas Agnès. Ah! se dit le romancier, quel bonheur de ne pas pratique cet art du théâtre où il faut que tout se passe en conversations, et où on ne dirige pas seul la partie que l’on joue!
Nous admirons dans La Galerie des Glaces une comédie de caractère; mais M. Henry Bernstein eut un autre dessin où il serait injuste de prétendre qu’il a échoué. Le problème de la personnalité est dans l’air, comme on dit; il est même sur les planches, grâces à M. Luigi Pirandello; et M. Henry Bernstein l’introduit enfin au Gymnase. Le personnage “tout d’une pièce” n’existera bientôt plus, même dans les revues de Rip. Voyez, dans La Galerie des Glaces, le premier mari d’Agnès, ce Lionel: un débauché, un mâle féroce, presque un muffle, –il est tout cela pour sa mère et, d’abord, pour nous. Mais, après cette mort brutale en auto, à travers la souffrance de son ami le docteur, soudain nous reconnaissons un autre Lionel violent, charmant, –nous découvrons la race, la grâce de ce bel être. Chaque personnage se reflète diversement dans tous les autres, et si à Paris, comme chez les Athéniens, les protagonistes étaient masqués, il faudrait qu’ils changeassent de masques autant que d’interlocuteurs. L’amour, l’amitié même nous sont une solitude, parce que la maîtresse la plus attentive, l’ami le plus clairvoyant ne prennent de nous qu’une image restreinte. Dure fatalité qui nous condamne au choix exclusif, immuable qu’une femme ou un camarade font en nous de certains éléments; et ils négligent, ils ignorent tous les autres. C’est l’honneur de M. Henry Bernstein d’accueillir aujourd’hui de telles préoccupations. Le succès facile fut pour beaucoup une prison ; M. Bernstein s’en évade; il complique sa patrie, renonce à certains atouts.
La Galerie des Glaces fera beaucoup pour sa gloire; il s’enrichit chaque jour. Rien ne le menace que, peut-être, ce désir de perfection et l’injuste dédain qu’il montre à quelques-unes de ses qualités. Nous croyons qu’au théâtre la sagesse est de viser un peu bas.

*

La philosophie doit à M. Luigi Pirandello d’avoir obtenu enfin du succès au théâtre. Chacun sa Vérité, qui triomphe à l’Atelier, nous donne une espèce de plaisir non encore éprouvé: cette foule de spectateurs qui n’avaient jamais réfléchi à quoi que ce fût depuis qu’ils sont au monde, Pirandello leur fourre le nez de force dans sa philosophie relativiste. Aucun moyen d’échapper: ils ne peuvent pas plus éviter de se poser le problème, qu’un chien qu’on jette à l’eau, de s’y maintenir en remuant les pattes. Aux Six Personnages en Quête d’Auteur, les gens ne comprenaient rien; cette pièce leur dispensait le grand repos, qui leur est familier, de ne pas comprendre. Mais, avec Chacun Sa Vérité impossible de n’y voir goutte: le public de l’Atelier est, à la lettre, violé par la philosophie. Pirandello procède avec douceur: les premières scènes sont rassurantes. Cette petite ville en révolution parce qu’un fonctionnaire séquestre sa femme, oblige sa belle-mère à vivre seule, sépare la mère de la fille, ce pourrait être du Labiche. Ces grotesques exaspérés par une énigme, dispensent d’abord le comique le plus simple, mais qui s’alourdit peu à peu, se charge d’angoisse, nous prend à la gorge. Nous ne saurions jamais si c’est le gendre qui est fou, si la belle-mère est folle, s’ils le sont tous les deux, si aucun d’eux ne l’est. Chaque scène nous ouvre une fausse perspective sur la vérité absolue et nous donnons de la tête contre un mur. Pas la moindre fissure par où puisse fuser un rayon d’absolu: chaque acte contient l’autre come ces boîtes chinoises de plus en plus réduites: voici la dernière, c’est Ta Vérité dont tu ne peux t’enfuir, bien qu’elle ne corresponde elle-même à rien de réel. Que ce Pirandello nous étouffe bien! A quelle solitude il nous condamne! Nous ne sommes pas plus ce que nous croyons que ce que nous paraissons être aux autres. Qui sommes-nous? Les pauvres gens voudraient bien à la sortie retrouver leur personnalité en même temps que leur vestiaire. Pour la première fois, les arguments de la sophistique s’incarnent, se mêlent à notre plus humble vie.
Dieu merci, après ce bain froid, nous réagissons, nous exigeons l’absolu, nous voulons la vérité avec violence. Benjamin Crémieux lui-même (traducteur si parfait que Pirandello, dit-on, goûte autant que le texte italien la version française de ses œuvres), Crémieux lui-même ne voudrait pour rien au monde s’en tenir à la vérité française sur les origines de la guerre, non plus d’ailleurs qu’à la vérité allemande; et même au-delà de la vérité fabre-lucienne, il cherche avidement la Vérité.
Alors d’où nous vient ce plaisir aigu, amer, à voir un Latin trop subtil traîner sur les planches l’intelligence, la raison de l’homme? Ce siècle ne les a-t-il pas assez humiliées? Luigi Pirandello les couvre d’un manteau dérisoire; il leur crève les yeux.

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François MAURIAC, “La Galerie des Glaces, pièce en trois actes de M. Henry Bernstein au Théâtre du Gymnase. Chacun sa Vérité, trois actes de Luigi Pirandello, traduction de Benjamin Crémieux, au Théâtre de L’Atelier.,” Mauriac en ligne, consulté le 20 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/573.

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