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Comment j'ai découvert l'Amérique par Boni de Castellane (Crès)

Référence : MEL_0575
Date : 01/03/1925

Éditeur : NRF
Source : 12e année, n°138, p.351-353
Relation : Notice bibliographique BnF
Repris p.534-535, in Esprit NRF.
Type : Critique littéraire
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Comment j'ai découvert l'Amérique par Boni de Castellane (Crès)

Ces passionnants mémoires du marquis de Castellane m'ont d'abord rappelé les exhortations de la duchesse de Maufrigneuse aux d'Esgrignon, dans Le Cabinet des Antiques: “Vous serez bien plus nobles que vous ne l'êtes quand vous aurez de l'argent. Epousez qui vous voudrez, Victurnien, vous anoblirez votre femme: voilà le plus solide privilège qui reste à la noblesse française. M. de Talleyrand n'a-t-il pas épousé Mme Grandt sans se compromettre?”
Le marquis de Castellane fut le premier gentilhomme français qui voulut bien exercer au delà des mers ce privilège d'anoblir; il ne fut pas seul à y gagner; je ne songe pas seulement aux antiquaires, mais à nous tous. Les Français, qui ont la passion de l'égalité, l'oublièrent en faveur du marquis de Castellane: bien loin d'être offensés par tant de faste, ils furent sensibles au plaisir de voir vivre, s'épanouir au plus épais de leur démocratie, un Lauzun, un Richelieu authentique. Ce miracle a sans doute coûté beaucoup de millions, —il en eût rapporté plus encore si les Gould avaient compris que certaines folies enrichissent et qu'il n'est rien de si profitable, aujourd'hui, que d'avoir eu du goût quand personne encore ne s'avisait d'en faire profession.
“Vous serez bien plus nobles que vous ne l'êtes quand vous aurez de l'argent”... c'est vrai qu'il a fallu cette fortune d'outre-mer pour que nous possédions parmi nous cet échantillon d'une race perdue: le mélancolique plaisir que nous donnent le dernier auroch, le suprême mammouth, les Parisiens l'éprouvaient lorsque piaffaient les équipages de “Boni”, ou lorsque beau, jeune, blond, poudré, au seuil de son palais de marbre, il regardait trébucher ses hôtes sur les marches du perron, glissantes à dessein: “La préoccupation de ne pas choir accaparait l'attention de nos invités et les empêchait de se livrer aux amères critiques qu'ils eussent été disposés à faire sur notre maison.” Des traits de cette qualité abondent dans les mémoires, et si naturel nous en paraît le comique, qu'il s'est trouvé des lecteurs naïfs pour le croire involontaire. De même, certains ont prétendu que le marquis de Castellane avait joué un personnage, et reconstitué son type d'après les modèles que fournit l'Histoire; mais non: il fut élevé dans une famille où le passé demeurait vivant; les pages des Mémoires consacrés à son enfance, à la cour de Rochecôtte, et où le marquis nous peint sa grand'mère, née Pauline de Périgord, avec une science du portrait, faite pour rendre jaloux ceux dont c'est le métier d'écrire, —ces pages nous aident à comprendre que la vieille France n'est pas morte d'un coup, et que bien au-delà de la Révolution, jusque dans les années quatre-vingt, subsistaient, dans certaines provinces, des flaques du passé le plus pur: seigneurs, domestiques, tenanciers, y composaient encore un petit monde féodal, grâce au prestige d'un nom illustre, grâce surtout aux vertus de ceux qui le portaient, —legs magnifique et que, selon les contempteurs des Mémoires, le marquis de Castellane eut le tort de laisser en déshérence. Mais est-il rien, dans ces pages, qui sente le débauché? Certains hommes, trop sollicités, cèdent aux femmes par politesse; un excès d'éducation les oblige de rendre les derniers hommages à de belles personnes exigeantes. Retenons cette remarque, si édifiante, du marquis de Castellane touchant ceux de ses amis qui entretenaient une maîtresse: “Ils ont l'air d'imbéciles; s'il n'y avait eu que moi pour entretenir ces demoiselles, elles seraient toutes mortes de faim.”
Les enrichis de ce siècle affreux peuvent apprendre, à l'école du marquis de Castellane, l'art difficile de bien jeter l'argent par les fenêtres... Et puis, c'est si peu nous qui faisons notre vie! L'auteur de Comment j'ai découvert l'Amérique n'eût pas demandé mieux que de représenter la France à Vienne ou à Londres. Puisqu'il ne pouvait servir selon son rang ni selon ses capacités, il lui restait d'être magnifique: il le fut.

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François MAURIAC, “Comment j'ai découvert l'Amérique par Boni de Castellane (Crès),” Mauriac en ligne, consulté le 19 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/575.

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