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Reprise des Corbeaux et d’Hedda Gabler, à la Comédie française
–Reprise de Chéri au Théâtre Daunou
–Le Greluchon sentimental par M. Jacques Nalanson, au Théatre Michel
–Madelon par M. Jean Sarment, à la Porte Saint-Martin
–Les Compagnons de Notre-Dame sous la direction d’Henri Ghéon, au Vieux-Colombier

Référence : MEL_0577
Date : 01/05/1925

Éditeur : NRF
Source : 12e année, n°140, p.924-929
Relation : Notice bibliographique BnF

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Reprise des Corbeaux et d’Hedda Gabler, à la Comédie française
–Reprise de Chéri au Théâtre Daunou
–Le Greluchon sentimental par M. Jacques Nalanson, au Théatre Michel
–Madelon par M. Jean Sarment, à la Porte Saint-Martin
–Les Compagnons de Notre-Dame sous la direction d’Henri Ghéon, au Vieux-Colombier

Que la Comédie Française ait osé reprendre les Corbeaux de Becque, l’Hedda Gabler d’Ibsen, voilà le signe que ces pièces depuis longtemps ne sont plus explosives. On touche, on retourne ces armes à feu désormais déchargées; on les admire certes, mais avec l’étonnement qu’elles aient pu faire peur.
Les Corbeaux nous aident à comprendre que ce que nos pères appelaient Naturalisme, ce fut le Romantisme continué. Toute la pièce tient dans un contraste énorme: le bloc des hommes d’affaires sans entrailles s’oppose au troupeau gémissant de leurs victimes. Tout blanc, tout noir; tout bon, tout méchant. Pas le moindre mouvement d’humanité, pas un signe de faiblesse chez les rapaces; –et si, du côté des anges, une jeune fille cède trop tôt à son fiancé indigne, c’est par surabondance de sentiment et, délaissée, elle deviendra folle. Les autres: la pauvre maman désarmée, l’enfant si douce qui se dévoue jusqu’à épouser le plus répugnant de leurs ennemis, vont aussi loin dans l’innocence et dans la niaiserie que les hommes d’affaires dans l’implacabilité. Il se peut que cette espèce de femmes ait été plus nombreuse naguère qu’aujourd’hui: les corbeaux n’épouvanteraient plus la génération aux manteaux d’homme et aux cheveux courts. Mais, même du temps de Becque, vit-on jamais veuve et orphelins dans un tel délaissement? Hé quoi! pas un seul ami désintéressé auprès d’eux? Et ce fils qui choisit ce moment pour s’engager et pour disparaître! J’entends bien que, sans ces invraisemblances, il n’y aurait pas de pièce: le théâtre est d’abord convention. N’est-il que convention? Becque a écrit des conventions du théâtre qu’elles sont “l’art dramatique même” et il ajoute (dans une page inédite communiquée au Figaro par M. Louis Barthou): “Diderot a prétendu quelque part qu’une pièce de théâtre devait être faite pour les personnages qui la jouent et non pour les spectateurs qui l’écoutent. Erreur! erreur complète! Ecrite pour les personnages seuls, une pièce de théâtre n’en serait plus une; elle ne demanderait ni ordre, ni clarté, ni développements; encore bien moins aurait-elle besoin de style. Une pièce de théâtre –et de toutes les conventions c’est sans doute la plus grande– est faite par les personnages pour les spectateurs. L’auteur, du même coup, et inconsciemment en quelque sorte, conduit la scène et la salle; il combine ce que l’une doit dire et ce que l’autre doit entendre; tout l’art dramatique est dans cet accord entre les deux.”
Cet homme qui avait si profondément réfléchi sur son art, là où un écrivain d’aujourd’hui discerne un péril, voyait une nécessité à laquelle il ne lui coûtait guère de se soumettre. Diderot, nous semble-t-il, avait bien posé la question. L’art dramatique n’est si déchu que parce que cet accord à réaliser entre la scène et la salle, voilà longtemps que es auteurs l’ont dénoncé: ils ne s’inquiètent plus que de la salle. Le demi-échec de ceux qui, ces dernières années, consacrèrent leurs efforts à la rénovation du théâtre, et qui étaient avant tout des metteurs en scène, vient selon nous de ce qu’ils ont négligé l’essentiel ou, tout au moins, de ce qu’ils n’ont pas su découvrir ni jouer assez de pièces dont les personnages eussent vécu d’une vie propre et se fussent imposés aux spectateurs comme s’imposent aux lecteurs les héros de Dostoiewsky et de Proust.
C’est la grandeur d’Isben d’avoir, lui, créé des êtres autonomes, et indépendants du public. Sans doute, à la lumière honnête et crue du Théatre Français, nous discernons dans Hedda Gabler, la part importante laissée aux conventions. On pourrait même soutenir que, sauf Hedda, tous les personnages ressortissent à la convention la plus plate: nous avons vu cent fois l’imbécile mari d’Hedda, l’assesseur Brack, qui essaie de la conquérir par force et par ruse, n’est qu’un traître de mélodrame; Eylert Loevbord surtout, l’ivrogne sublime sauvé d’abord par l’angélique Mme Elvsted, puis Hedda Gabler précipite de nouveau dans la débauche, et dont elle brûle le précieux manuscrit qui eût fondé sa gloire, –enfin qu’elle accule au suicide, nous reconnaissons dans cet Eylert Loevbord, le personnage fatal, le fantoche multiforme du théâtre romantique. Mais il y a Hedda Gabler. Ibsen l’a si peu créée pour le public, qu’elle nous demeure indéchiffrable. Elle vit, mais nous ne savons pas qui elle est. Au moment de son suicide, le public du Théâtre Français a ri, et on ne saurait lui en vouloir; peut-être entre-t-il du comique dans ce personnage: une femme enceinte dont c’est la fantaisie de brûler de la poudre aux moineaux avec les pistolets de son père le Général, si elle témoigne d’une telle méchanceté, peut-être n’est-ce qu’une affaire de neuf mois; ce germe de vie, en elle, la pousse à la destruction. Ou peut-être Ibsen voit-il dans cette femme la solitude humaine, l’impossibilité d’échapper à son propre désert. Est-ce par jalousie qu’elle sépare Loevborg de Mme Elvsted, qu’elle déchire le manuscrit du sublime ivrogne, qu’elle lui souffle l’idée du suicide? Non, elle n’aime personne; sans désir, il faut qu’elle saccage tout autour d’elle pour se sentir vivre; chacun de ses crimes est une tentative d’évasion. Elle n’a pas le choix: c’est la seule activité dont la malheureuse se sache capable. Hedda tue comme elle respire. Peut-être est-ce cela… Peut-être autre chose. Ibsen nous livre cette créature vivante, mais n’en démêle pas l’enchevêtrement; il n’organise pas ce chaos: il renonce à nous éclairer ce monde obscur. Rien qui nous paraisse plus éloigné de l’ambition des créateurs d’aujourd’hui: ils veulent atteindre au plus profond en nous, mais d’abord le rendre clair.
Sans doute songeons-nous ici surtout au roman. L’abîme entre le roman et le théâtre est-il tel qu’ils ne puissent réagir l’un sur l’autre? La différence de technique entre les deux arts est évidente, –différence essentielle au point que nous sommes en droit de nous demander si un romancier peut être aussi un dramaturge. Il est remarquable que, porté à la scène, le meilleur dialogue de roman ne donne rien. Notons en outre qu’entre les générations d’hommes de théâtre Dumas, Augier, Becque, Sardou, et la génération Bataille, Bernstein, ce sont surtout des romanciers et des critiques qui ont occupé la scène: Lemaître, Capus, Hervieu, Hermant, (un seul homme de théâtre parmi eux: Donnay). A cette exception près, ce fut pour l’art dramatique un temps de disette. Les romanciers ne font pas de bon théâtre: aux seuls dramaturges nés, peut-être appartient-il donc de demeurer attentifs à ce que tentent les romanciers et d’en faire leur profit. L’effort d’un Dostoiewsky, d’un Proust, nul doute que nous serions étonnés de ce qu’à la scène un dramaturge en pourrait obtenir. Si la transposition théâtrale d’un roman est trop souvent une trahison, il n’empêche que presque chaque fois qu’une œuvre romanesque fut mise à la scène par un véritable artiste, la réussite en parut admirable: rappelons-nous Les Frères Karamazoff de Copeau. Nous en avons, ces jours-ci, un exemple plus saisissant encore avec Chéri de Colette.
Si l’on nous demandait quelle pièce de ce temps a quelque chance de survivre, sans doute nommerions-nous, entre plusieurs autres, ce misérable drame: l’impure maternité de la vieille courtisane pour un beau gosse avachi, fils de grue et nourri à l’office.

O fangeuse grandeur! Sublime ignominie!

C’est le miracle que chaque œuvre de Colette renouvelle; cette magicienne nous enferme dans un égout, mais qui ouvre sur le fleuve, puis sur la mer, puis sur le ciel. Elle incarne, dans une grue à déclin, cette aspiration, cette exigence infinie que la chair usurpe, accapare, feint d’assouvir et finit toujours par décevoir. La pièce, d’une technique fort savante, bénéficie évidemment de l’immense travail du romancier.
Sans ces reprises, la saison nous eût paru peut-être assez pauvre. Des pièces nouvelles, retenons Le Greluchon Délicat et Madelon, puisqu’on nous assure qu’en MM. Jacques Natanson et Jean Sarment repose l’avenir de notre théâtre. M. Natanson ne manque certes pas d’habileté et l’agencement de son premier acte est fort remarquable. Mais dans l’abjection de ses personnages, quelle pauvreté! Chéri nous montrait aussi une grue et son greluchon; et Dieu sait que Colette ne leur prête aucune inquiétude morale ou métaphysique; pourtant ce couple misérable nous induit en réflexions et même en méditations. Au contraire, M. Jacques Naranson s’efforce de donner à son jeune homme des scrupules, de la délicatesse; cet amour souffre de ce que l’argent de sa petite amie lui profite: noble débat! Et un autre noble débat se livre dans la conscience du protecteur âgé. Il faut voir l’air de dignité douloureuse que M. Harry Baur prête au personnage lorsque pour ne pas perdre sa maîtresse, il se décide à lui laisser son greluchon! Comique involontaire et presque insoutenable.
M. Jean Sarment doit moins aimer Madelon que ses autres drames: il y renonce à cette fantaisie shakespearienne et laforguienne qui était “son genre”, mais y dessine en revanche un caractère avec beaucoup de vérité. Madelon pourrait s’appeler aussi L’Egoïste, comme le roman de Meredith. Le héros de M. Sarment passe toutes les limites connues de ce vice atroce, parce qu’il est un artiste. Un homme dont c’est le destin de créer, risque plus qu’un autre de ne pas sentir sa propre barbarie: ce n’est pas à lui qu’il croit immoler le monde entier mais à son œuvre. S’il ne composait pas des symphonies, peut-être le héros de M. Jean Sarment nous semblerait-il insupportable, –surtout au second acte, lorsqu’il choisit un cabinet particulier pour se débarrasser de sa maîtresse et la passer à un vieux camarade. La pauvre petite femme trop fidèle, prise, rejetée, reprise par ce barbare musicien, Mme Marthe Régnier lui communique un charme si sensible, que nous perdons tout pouvoir d’en juger le personnage. Le quatrième acte ne nous a pas semblé fort bon; la pièce eût sans doute gagné à être resserrée; le dialogue traine un peu et M. Jean Sarment use parfois de procédés vieillis (comme de faire répéter sans cesse le nom d’un personnage: “Sacré Robochon, va! Ce vieux Robochon!”) Mais l’intérêt ne faiblit pas une seconde: un homme véritable et une vraie femme souffrent sur la scène, cela n’est pas si commun!
Lorsque M. Henri Ghéon entreprit d’écrire des drames et des comédies “pour le peuple fidèle”, osons avouer que nous fûmes quelque peu sceptiques. Non que nous ayons jamais douté du talent et du zèle de Ghéon; mais c’était le peuple fidèle qui nous inquiétait: depuis si longtemps que l’on n’écrivait plus de théâtre pour lui, nous avions craint que, sans espoir de retour, il eût rejoint dans les promenoirs le peuple infidèle. Il n’en est rien et nous avons admiré la foule qu’avaient attirée, autour de leur tréteau, les Compagnons de Notre-Dame. Voilà du théâtre vivant: “Le groupe des Compagnons de Notre-Dame est fondé en esprit de Foi: pour louange de Dieu et l’exaltation de ses saints, par le moyen de l’art, sur le théâtre. Ils ne jouent que des pièces chrétiennes ayant un caractère d’art”. Saint Maurice ou l’Obéissance, tragédie en trois parties, par Henri Ghéon, avec chœurs de Paul Berthier, peut émouvoir un homme qui, comme nous, sait Polyeucte par cœur. Peut-on lui accorder une plus belle louange? La parade du Pont-au-Diable d’Henri Ghéon. Le pauvre qui mourut pour avoir mis des gants d’Henri Brochet auraient même pu divertir le peuple infidèle tant leur pieuse drôlerie est irrésistible. Les acteurs bénévoles de Notre-Dame, s’ils manquent un peu de science l’emportent sur les professionnels par la simplicité de leur jeu. “Pour la foi, pour l’art dramatique, écrit Henri Ghéon. Pour l’art dramatique, en esprit de foi. Ce que nous apportons de neuf, ce n’est pas la technique mais l’esprit.” Ghéon a un public immense qu’alimentent les collèges, les patronages, les paroisses. Il retrempe le théâtre aux sources les plus pures qui l’ont vu naître. Il échappe au dilemme dont souffrent tant de créateurs catholiques et sert son Dieu sans trahir son art.

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François MAURIAC, “Reprise des Corbeaux et d’Hedda Gabler, à la Comédie française
–Reprise de Chéri au Théâtre Daunou
–Le Greluchon sentimental par M. Jacques Nalanson, au Théatre Michel
–Madelon par M. Jean Sarment, à la Porte Saint-Martin
–Les Compagnons de Notre-Dame sous la direction d’Henri Ghéon, au Vieux-Colombier,” Mauriac en ligne, consulté le 25 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/577.

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