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Sainte Jeanne, par M. Bernard Shaw au Théâtre des Arts
–Tripes d’Or, par M. Crommelinck à la Comédie des Champs-Elysées

Référence : MEL_0578
Date : 01/06/1925

Éditeur : NRF
Source : 12e année, n°141, p.1048-1052
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Chronique
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Sainte Jeanne, par M. Bernard Shaw au Théâtre des Arts
–Tripes d’Or, par M. Crommelinck à la Comédie des Champs-Elysées

L’histoire de Jeanne d’Arc est, au théâtre, le pire des beaux sujets: beaucoup qui l’abordèrent la main sur le cœur et les yeux au ciel eussent mieux fait d’en repérer d’abord les chausse-trappes. M. Bernard Shaw, peut-être parce qu’il a horreur du sublime, ne s’y est pas rompu le cou, dès les premiers pas, comme les camarades. Si nous nous doutions bien que ce mécréant n’aurait guère de peine à ne pas donner dans le genre Bouasse-Lebel, nous pouvions craindre en revanche que l’Inquisition et que le Saint Office eussent excité dangereusement sa verve. C’était ne pas se souvenir que cet Irlandais fait profession d’Humour et qu’en toute rencontre c’est son métier de dire le contraire de ce que le public attend de sa fantaisie. La réhabilitation de Cauchon, voilà qui était fait pour tenter un homme de sa race; de même lorsqu’il met en scène Bonaparte, nous devons nous attendre à voir un bon gros dénué de toute espèce de génie militaire. Cela n’est pas d’ailleurs si simple et il y faut un tour qui ne s’apprend pas: M. Bernard Shaw nous donne l’illusion qu’il est seul dans son bon sens et que le reste du monde extravague; quand il insinue que ses compatriotes nous paraissent bêtes, il se trompe fort: nous serions plutôt enclins à les juger terriblement spirituels; l’esprit d’un Shaw, d’un Chesterton, asphyxie, à la lettre, le lecteur français et l’oblige de demander grâce.
C’est vrai que nous éprouvons d’abord une stupeur bienheureuse devant un si honnête Cauchon, si scrupuleux, si attentif à protéger Jeanne. Pourquoi les hommes eussent-ils été plus monstrueux autrefois qu’aujourd’hui? Beaucoup de Jeanne d’Arc ont été brûlées, le sont encore, et le seront jusqu’à la consommation des siècles; mais cela ne se sait pas. C’est une grande malchance quand les événements prêtent soudain à notre iniquité un caractère historique; ainsi en advint-il à l’infortuné Cauchon. Sans doute; mais, en dépit des siècles, nous sommes fort bien informés de ce qui touche Jeanne; les circonstances de son martyre nous demeurent mieux connues que celles de l’Affaire Dreyfus. A en croire M. Pierre Champion dont on se souvient des notes sur Jeanne d’Arc, et qui a publié en deux volumes le procès de condamnation, cette bonne foi que M. Bernard Shaw prête à l’Evêque de Beauvais, il ne serait pas impossible d’en relever des traces dans les juges venus de Paris à Rouen, dans les théologiens de la Sorbonne. Mais qu’était-ce Cauchon, sinon un “sale Cabochien”, un défaitiste vendu à l’Angleterre, un homme du parti de l’étranger, un personnage enfin pour M. Louis Dumur?
Quand au Dauphin, nous nous demandons si Charles VII le victorieux put être jamais cet adolescent imbécile et couard contre lequel s’acharne M. Bernard Shaw avec l’appétit d’un romantique qui, ayant épargné le prêtre, doit mettre les bouchées doubles lorsqu’il en arrive au Roi. Un garçon lâche et nigaud ne se mue pas, sans crier gare, en politique profond. Il faut en croire Montaigne: “Quant à moy, j’estime que nos âmes sont desnouées à vingt ans ce qu’elles doivent être et qu’elles promettent tout ce qu’elles pourront: jamais âme qui n’ait donné en cet âge-là arrhe bien évidente de sa force, n’en donna depuis la preuve.” C’est vrai qu’avant que Jeanne le reconnaisse dans la foule des courtisans, le Dauphin doutait lui-même de son sang royal; alors il aurait fallu nous montrer ce Roi, créé par le seul regard d’une jeune fille, cet homme nouveau qu’enfante une vierge.
Reste Jeanne d’Arc: M. Bernard Shaw l’a peinte aussi bien que le pouvait faire un homme très peu candide. Sans doute faut-il le louer hardiment de ne pas avoir fient de croire au miracle, puisqu’il n’y croit pas: j’abomine le faux merveilleux chrétien; les Saint Michel ailés de papier d’argent ne nous plaisent pas mieux qu’à M. Bernard Shaw; et puisque cet homme spirituel n’imagine pas que les voix de Sainte Catherine et de Sainte Marguerite aient pu être aitre chose que le bourdonnement des cloches, il a eu raison de ne point singer une crédulité dont il est incapable, ni de jouer l’innocent. Mais c’est ici, tout de même, que l’Irlandais demeure bien en arrière de notre Péguy. Péguy est de la même race que Jeanne; ce ne serait qu’un mince avantage; mais il est de la même paroisse: Bernard Shaw, lui, est un des juges de Jeanne; un juge gagné à sa cause, mais un juge; et elle demeure pour lui une fille campagnarde qui avait des bourdonnements d’oreille. La logique du tribunal de Rouen l’enchante: c’est son plaisir de compromettre la Pucelle avec les hérétiques. Comme Saint François d’Assise, Jeanne d’Arc annonce la Réforme puisqu’elle ne souffre aucun intermédiaire entre elle et Dieu, puisqu’elle supprime l’Eglise. M. Bernard Shaw, qui (pour son malheur et le nôtre) s’occupe, nous dit-on, de Sainte Thérèse, ignore-t-il l’admirable flexibilité catholique en ces matières? Les disciplines de l’Eglise, les contrôles ecclésiastiques ne détournèrent pas Brigitte, Angèle, Claire d’Assise, les deux Catherine, Thérèse et mille autres vierges, de gravir les trois degrés de la vie Purgative, de l’Illuminative, de l’Unitive, ni de consommer, dans une joie sans ombre, leur mariage spirituel.
En dépit de toute sa bienveillance, M. Bernard Shaw s’approche de Jeanne comme le monsieur vêtu d’une redingote et coiffé d’un chapeau haut de forme qu’il a l’idée saugrenue de faire intervenir au dernier acte. Oui, cet homme correct, habillé et empesé à Londres, c’est M. Bernard Shaw lui-même.
Ce bon juge, qui ne doute pas que Jeanne soit hérétique et qui l’en loue, ne la condamne pas au bûcher mais aux planches, et ce n’est plus seulement devant la foule anglaise de la place du Vieux Marché, mais à la face du monde anglo-saxon qu’il l’élève. Cette bonne paroissienne de Domrémy, si dévote aux saintes et aux saints du ciel, et qui n’entrevoyait la lumière divine qu’à travers les ailes de l’Archange et les jupes de ses Patronnes, il en fait délibérément cadeau à l’Eglise Réformée! Nul doute que pour déguiser en protestante la petite Lorraine, il a fallu que l’Irlandais dépensât plus d’esprit qu’il ne lui en a coûté pour grimer Caucon en honnête homme.
La Sainte Jeanne de M. Shaw retient le public de huit heures à minuit sans qu’il manifeste aucune lassitude. Mme Ludmilla Pitoëff apaise nos susceptibilités, endort notre résistance, grâce à la plus touchante simplesse, à sa candeur, à cette force inspirée, à ces défaillances de petite fille battue devant les vieux hommes inexorables. Telle devait bien être la lorraine –plus râblée de corps (si nous en croyons Delteil, le visionnaire) mais aussi rieuse et dangereusement ingénue, au milieu des loups et des renards.
M. Pitoëff a réussi, selon sa coutume, avec quelques mètres de toile, d’admirables “compositions de lieux”. Et il a réhabilité, selon ses moyens, Pierre Cauchon, en lui donnant, de sa propre autorité, le chapeau de cardinal.

Le théâtre est fait pour le public, et non le public pour le théâtre: Tripes d’or est donc une pièce manquée puisqu’elle n’a séduit ni le public qui paye ni celui qui juge. Mais cette pièce manquée nous a paru fort supérieure à d’autres mieux réussies. Il s’en est fallu de peu pour que Crommelinck nous imposât sa furie aussi souverainement qu’il le fit avec son Cocu magnifique. Crommelinck est un Molière frénétique et qui aurait perdu cet instinct modérateur, grâce auquel le Poquelin du Médecin par force savait jusqu’où (selon le mot de Cocteau) il est permis d’aller trop loin. Peut-on imaginer un Molière en état d’ébriété, et qui voudrait se faire aussi énorme que Rabelais? Tel est Crommelinck.
Il nous montre un pauvre diable qu’un soudain héritage affole, que son or possède et finit par étouffer. Ce n’est pas le bourgeois Harpagon dorlotant, depuis des années, son vice, composant avec lui, pour en tirer toute jouissance. –C’est un misérable fait pour gagner son pain à la sueur de son front et que l’or dévore vivant.
Au collège, dans nos devoirs français, nous félicitions Molière de ce qu’il avait rendu son Avare amoureux. Le héros de Crommelinck, lui, c’était avant que l’or le possédât, qu’il adorait une jeune fille; mais l’or le sépare de son amour au point que, si nous entendons soupirer cette amoureuse derrière la porte, le rideau tombe sans qu’elle ait pu, une seule fois, paraître sur la scène. Aucune progression, et c’est la faiblesse de cette forte comédie: dès le début, Tripes d’or tombe du haut mal en apprenant qu’il hérite. Si Molière nous avait d’abord montré Harpagon délirant et hurlant à la recherche de sa cassette, il n’aurait pu soutenir ce ton jusqu’à la fin. Crommelinck condamne son public à un paroxysme monotone, sans relâche ni repos: c’est le piétinement dans la folie. La pièce est bien jouée. M. Jouvet est, à la lettre, saisi par M. Le Trouhadec; en vain tient-il le rôle d’un paysan ivrogne et phraseur, M. Le Trouhadec ne le lâche pas; Jouvet continue de hoqueter, d’éructer comme M. le Trouhadec: quel drame pour un acteur que de se sentir ainsi la proie d’un personnage tenace et qui ne veut pas rentrer dans son néant!

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“Sainte Jeanne, par M. Bernard Shaw au Théâtre des Arts
–Tripes d’Or, par M. Crommelinck à la Comédie des Champs-Elysées,” Mauriac en ligne, consulté le 18 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/578.

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