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La Nuit des Amants, trois actes en vers, de M. Maurice Rostand, à la Comédie Française
–La Discorde, quatre actes tirés du roman de M. Abel Hermant, par M. et Mme de Zogebb, au Gymnase
–La Traversée de Paris à la nage, trois actes de M. Stève Passeur, à l’Œuvre
–La Cavalière Elsa, tragédie en six tableaux de M. Paul Demasy, sur un thème de Pierre Mac-Orlan, au Studio des Champs-Elysées
–La mort de Lucien Guitry

Référence : MEL_0579
Date : 01/07/1925

Éditeur : NRF
Source : 12e année, n°142, p.111-114
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Chronique
Version texte Version texte/pdf Version pdf

La Nuit des Amants, trois actes en vers, de M. Maurice Rostand, à la Comédie Française
–La Discorde, quatre actes tirés du roman de M. Abel Hermant, par M. et Mme de Zogebb, au Gymnase
–La Traversée de Paris à la nage, trois actes de M. Stève Passeur, à l’Œuvre
–La Cavalière Elsa, tragédie en six tableaux de M. Paul Demasy, sur un thème de Pierre Mac-Orlan, au Studio des Champs-Elysées
–La mort de Lucien Guitry

Faut-il en croire le bruit public? Si la Comédie Française n’avait pas monté La Nuit des Amants, les gens informés prétendent qu’elle aurait dû renoncer à l’honneur et au profit d’accueillir Cyrano de Bergerac. Voilà qui s’appelle s’imposer. Reconnaissons pourtant que les interprètes de ce drame, surtout Mlle Piérat, ne ressemblent en rien à des gens qui jouent par contrainte, et leur ferveur nous a paru bien touchante. Pour le public, dès qu’on lui débite des vers, il souffre tout d’un cœur résigné: une abondance affreuse, une horrible facilité l’impressionnent. Existe-t-il encore des jeunes hommes pour chercher des leçons au Théâtre Français, comme faisait Henri Beyle en 1804? Alors, qu’ils se pressent à la Nuit des Amants: outre les fautes de français, admirables par la qualité et par le nombre, ils y verront, démesurément grossis, tous les vices de pensée et de forme, contre lesquels il faut les mettre en garde. Au chevet des héros de M. Maurice Rostand, nous aimerions qu’un maître donnât à la jeunesse une leçon clinique sur l’enflure, sur la boursouflure, sur le faux dans les sentiments.

Encore une bonne pièce tiré d’un bon roman: La Discorde. Nous ne voyons pas ce que leur incarnation a coûté aux héros de M. Abel Hermant, et nous voyons au contraire ce qu’ils y ont gagné: dans le roman, comme dans beaucoup d’autres du même auteur, la ressemblance des personnages avec des gens connus nous gênait; le plaisir de “mettre des noms” nous empêchait de saisir l’essentiel. A la scène, les Coigny, les Angelier ne ressemblent plus à personne. Nous ne discernons plus que deux races antagonistes et qui s’affrontent, deux familles d’esprit impénétrables l’une par l’autre. La fille géniale d’un grand savant de la République épouse le Duc de Coigny qui n’aime que le tir aux pigeons; voilà tout le drame: une opposition, peut-être simplifiée à l’excès; car de même que chez les grands bourgeois républicains Angelier, Elie, le fils cadet, professe des opinions de droit et ne se plait qu’avec les Duchesses, nous aurions voulu voir, chez les Coigny, l’un de ces socialistes du gratin dont la race pullule (“ils n’avaient qu’à ne pas être là!” disait récemment une Princesse devant qui l’on plaignait les victimes de la rue Damrémont). MM. Hermat et de Zogehb eussent dû se souvenir que l’esprit de gauche pénètre une part importante de l’aristocratie (de même que c’est dans le jeune clergé qu’on trouverait les derniers démocrates sincères, capables d’aimer encore d’amour la République).
Un trait commun aux Coigny et aux Angelier, c’est que leur vie apparente compte peu au prix de leur vie secrète; les passions qu’ils expriment ne sont pas simples, et le spectateur en devine les troubles prolongements: l’ainé des fils Angelier tue son beau-frère le Duc pour délivrer sa sœur, et c’est pousser bien loin l’amour fraternel. Mais que faisait son frère cadet, au moment du meurtre, dans un logis clandestin du jeune Duc? Cet innocent, comme il redoute les curiosités de la police! Ici, nous échappons à cette grande misère du théâtre qui exige que la vie intérieure des protagonistes tienne toute dans leurs paroles: dans la Discorde c’est au-delà et en dépit des paroles que nous atteignons le fond humain. La pièce est jouée à la perfection par Mlle Gaby Morlay, par MM. Blanchard et Lagrenée.

La Traversée de Paris à la nage est une fine et sèche comédie qui aurait pu s’appeler aussi bien Les Mouches et le morceau de sucre: un jeune provincial, à peine débarqué à Paris, attire sur soi toutes les espèces de femmes, celle qui l’aimera maternellement, puis une vraie dame qui l’éduque, une grue, enfin une jeune fille. L’auteur nous montre le jeune homme de ce temps pour qui le mal du siècle est de n’avoir pas d’argent de poche. Le garçon, aidé de son amie maternelle et de sa maîtresse femme du monde, évite tour à tour les embûches de la grue et de la jeune fille et nage vers quelque haute destinée: sans doute une place de trois mille francs par mois. M. Stève Passeur croit que son héros figure toute une génération: au vrai c’est le mufle dont vit le théâtre depuis quarante ans, –le même qui fit la fortune de Jules Renard, de Capus, de Tristan Bernard et de bien d’autres; il tient du jeune homme rangé et de l’écornifleur. Tous les personnages ont d’ailleurs un air de famille, –un air de race. Tous sont égaux dans la bassesse: humanité trop uniformément subalterne; à ceci vous reconnaîtrez entre les âmes des différences de climat. M. Stève Passeur nous paraît digne d’y réussir.

Le programme de La Cavalière Elsa loue M. Paul Demasy de n’avoir emprunté qu’un thème à Mac-Orlan: “Plus d’aventure, plus d’ironie, une tragédie… De Pierre Mac-Olan à Paul Demasy, il y a, quant à l’attitude devant les dieux, la distance de Lucien à Eschyle”. Il y a bien de l’imprudence à vouloir être eschylien; Mac-Orlan savait ce qu’il faisait, en demeurant sur les frontières de l’ironie. La Jeanne d’Arc inspirée du bolchevisme, que nous présente M. Demasy, nous paraît certes plus cornélienne que la belle petite juive excitée de Mac-Orlan, mais lui est inférieur sur un point essentiel: la pièce n’est soutenue par rien. La douce, l’angélique Mlle Jamois, si remarquable dans les rôles “intérieurs”, ressemble ici bien moins à une Jeanne d’Arc bolchevique ivre de sang, qu’à une béguine qui a des visions. Enfin on supporte malaisément les discours de l’officier de marine Jean Bogaert, amoureux de la cavalière Elsa et français moyen du type sublime.
Bien que très inférieure au beau roman qui l’a inspirée, cette pièce n’est pas ennuyeuse. Une pièce présentée par Baty ne saurait d’ailleurs ennuyer: c’est un évocateur étonnant et le plus ingénieux de nos metteurs en scène, malgré son goût démoniaque pour les négresses nues: dans ce drame qui n’a rien de colonial il n’a pu résister au plaisir d’en fourrer une, d’ailleurs fort bien faite et d’une admirable patine.

Je n’ai guère vu jouer qu’une ou deux fois Lucien Guitry depuis la guerre. L’image que je conserve de lui se rattache à ma vie provinciale, alors que durant de brefs séjours à Paris, j’allais l’entendre comme j’allais voir Notre-Dame. Il est de ces acteurs dont on se souvient beaucoup plus que des rôles qu’ils ont créés. Ses auteurs habituels (je pense surtout à Capus) l’habillaient un peu juste. Il faisait craquer ses rôles. Pourtant sa rencontre avec Henry Bernstein fut singulièrement heureuse.
Son don essentiel: l’autorité. Dès que cet homme paraissait sur la scène, il pouvait tout se permettre; mieux vaudrait dire qu’il pouvait tout se refuser: les gestes, les coups de gueule, les gros effets. Il ne se soumettait pas au public, il se soumettait le public; il jouait “rentré” c’est-à-dire qu’il nous obligeait à descendre en lui-même.
Le dernier de nos grands artistes –de ceux que les pères font entendre à leurs enfants “pour qu’ils puissent dire plus tard qu’ils ont vu jouer Guitry”. Pas plus que Mounet-Sully ni que l’admirable Réjane, il ne semble laisser d’hériter: ces acteurs de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième auront été sans postérité; leur art disparait tout entier avec eux. On a prétendu que les vedettes abaissent la production théâtrale parce qu’elles exigent des rôles sur mesure, et que nous avons payé cher le mauvais goût de Sarah-Bernhardt; mais dans la pénurie actuelle de grands artistes nous discernons un bien autre péril, et pas seulement pour les auteurs dramatiques vivants: un Racine, un Molière (qu’hier encore jouait Lucien Guitry) ne sauraient plus vivre pleinement s’ils ne trouvent des interprètes dignes d’eux. Phèdre n’est-elle pas un peu moins vivante depuis deux ans, et ne faudrait-il qu’une autre Sarah vienne la réveiller? Andromaque, Bérénice, ne se sont-elles pas, avec Bartet, un peu éloignées de nous? Guitry ne songea que dans sa vieillesse à aborder les rôles éternels; c’était bien tard pour que son nom pût demeurer attaché à l’un d’eux; il a insufflé sa puissance vie à trop de fantoches qui sont morts avant lui.

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François MAURIAC, “La Nuit des Amants, trois actes en vers, de M. Maurice Rostand, à la Comédie Française
–La Discorde, quatre actes tirés du roman de M. Abel Hermant, par M. et Mme de Zogebb, au Gymnase
–La Traversée de Paris à la nage, trois actes de M. Stève Passeur, à l’Œuvre
–La Cavalière Elsa, tragédie en six tableaux de M. Paul Demasy, sur un thème de Pierre Mac-Orlan, au Studio des Champs-Elysées
–La mort de Lucien Guitry,” Mauriac en ligne, consulté le 19 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/579.

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