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La Prisonnière de M. Edouard Bourdet

Référence : MEL_0582
Date : 01/05/1926

Éditeur : NRF
Source : 13e année, n°152, p.627-629
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Note de lecture
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La Prisonnière de M. Edouard Bourdet

Le “métier” au théâtre eut toujours une mauvaise presse l'habileté de l'auteur dramatique ne lui sert d'habitude qu'à nous rendre tolérable une absurde intrigue. Ce sera l'honneur de M. Edouard Bourdet d'avoir mis, dans La Prisonnière, sa science du théâtre au service du vrai. Il y déploie une incroyable adresse pour que le public ne renâcle pas devant un sujet scabreux (“scabreux” est trop souvent synonyme d'“humain”). Si l'auteur de La Prisonnière avait cru devoir relever son ouvrage d'une pointe de saphisme, propre à émoustiller l'européen moyen, il ne se fût guère trouvé de spectateurs pour se voiler la face. Mais voici l'histoire de deux hommes dont c'est le malheur d'aimer une de ces femmes qui n'aiment pas les hommes: situation non point rare ni exceptionnelle, mais seulement cachée, inavouée, quoique commune.
La vérité est que beaucoup d'habitants de Gomorrhe et de Sodome se marient, –non pas toujours pour de basses raisons d'intérêt ou de commodité; mais, comme c'est le cas d'Irène de Montcel, l'héroïne de M. Edouard Bourdet, parce qu'ils souhaitent ardemment de guérir. Chez les êtres nobles de cette race, un moment de révolte vient toujours, un temps de crise, pendant lequel ils se débattent, jusqu'à ce qu'ils s'acceptent enfin et qu'ils consentent à leur affreuse joie. M. Edouard Bourdet nous montre Irène à ce tournant où elle frémit devant son destin et où, pour finir une femme trop chérie, elle se remet entre les mains de son cousin Jacques Virieu, dont elle se sait aimée. S'il y avait un quatrième acte, nul doute qu'Irène, ayant rejoint son amie, ne nous apparaitrait plus sous cette apparence de somnambule, avec cet air halluciné, ce corps consumé que lui prête admirablement Mlle Sylvie; nous la verrions fiévreuse encore, mais épanouie, tout au moins contente de suivre sa loi. M. Edouard Bourdet ne veut nous donner d'elle que l'image d'un être soulevé contre soi-même, qui se meurtrit contre sa passion ainsi qu'aux barreaux d'une cage; –prisonnière d'un goût tout puissant et non, comme l'Albertine de Proust, d'un amant jaloux (et c'est pourquoi il n'est pas vrai que M. Edouard Bourdet ait rien emprunté à Proust, fût-ce le titre de son ouvrage).
Il ne dépend pas d'Irène que ce Jacques, auquel elle se confie, détienne sur sa chair le moindre pouvoir: jusque dans les bras de son mari, elle ne quittera pas une seconde la terrible absente. Pour leur malheur à tous deux, Jacques est un male peu nuancé (en dépit de ce que nous pourrait faire croire le visage juvénile, l'apparence frêle de M. Pierre Blanchar). Jacques Virieu est moins capable qu'aucun autre de se résigner à des compromis délicats. C'est un si simple jeune homme qu'il lui faut bien du temps pour comprendre quelle sorte d'amour retient Irène à Paris malgré les ordres de son père, et l'oblige à mendier la complicité de son cousin, à inventer toute une comédie de fausses fiançailles; –personnage très vivant, d'ailleurs, quoi qu'on ait dit de ce garçon: cette difficulté qu'éprouve un jeune être sain pour comprendre certaines erreurs étranges et tristes, inspire à M. Edouard Bourdet, au second acte de La Prisonnière, nous ne dirons pas seulement la meilleure scène de sa pièce, ni même la meilleure qu'il ait jamais écrite –mais l'une des plus humaines qu'il nous ait été donné de voir au théâtre. L'opinion du public et de la critique fut unanime sur ce point, et il est même curieux de noter qu'à propos de cette pièce où il s'agit essentiellement de deux femmes, on entende surtout parler de “la scène des deux hommes”. Cet honnête Jacques, ayant découvert que c'est le ménage d'Aiguines qui retient Irène à Paris, ne doute pas un instant qu'elle soit la maîtresse du mari. C'est à cet Aiguines qu'il demande des explications; et c'est ce mari malheureux d'une lesbienne inguérissable qui ouvre les yeux de l'innocent; –innocent jusqu'à croire qu'on peut “les” guérir, qu'il pourra guérir son Irène... Hélas! il l'aurait plus aisément changée en renard! Tout le possible, pour ces créatures misérables, c'est de s'abstenir: c'est la sainteté.
Ce que nous goûtons le moins, dans cette étonnante pièce, ce sont les deux scènes de comédie, d'ailleurs d'une science consommée et sans doute indispensables, faites pour rassurer les couples normaux de la salle, et où nous voyons Jacques aux prises avec une maîtresse appétissante; –les deux seules scènes scabreuses de la pièce, en vérité! Et lorsque Jacques, renonçant à son épouse inaccessible, donne un baiser d'une minute à Mlle Dantès, nous devons faire un effort pour comprendre que c'est là un hommage public rendu aux bonnes mœurs.
A propos de La Prisonnière et aussi du Félix de M. Henry Bernstein, on a beaucoup parlé de l'influence du roman sur le théâtre. Nous ne sommes point si sévère que M. Benjamin Crémieux qui prétend que les dramaturges n'étudient plus la vie directement, mais dans les ouvrages d'imagination, et ne nous donnent plus ainsi que le reflet d'un reflet. L'auteur de La Prisonnière, en particulier, ne mérite point ce reproche; malgré son imprudence d'user d'un titre dont Proust s'est déjà servi, certes, il n'est rien de moins proustien que son œuvre.
Quel en est le caractère essentiel? Le conflit y naît, non de circonstances extérieures, ni des caractères opposés, mais de natures sexuelles antagonistes: c'est cela qui est nouveau au théâtre, quoi que ce soit si commun dans la vie et c'est cela qui n'existe à aucun degré chez Proust ni chez aucun autre romancier: les goûts particuliers de Charlus ou d'Albertine ne suscitent, dans la mesure où ils sont particuliers, aucun drame chez un être normal; et le héros de Proust ne serait ni plus ni moins jaloux si Albertine le trompait avec des hommes (quoique peut-être, il le serait autrement). Une Albertine normale eût-elle été plus proche de lui qu'une Albertine lesbienne? Et comment le conflit éclaterait-il entre les deux espèces d’amour, dans l'œuvre proustienne, s'il est vrai qu'une seule y fut surtout représentée?
M. E. Bourdet a, le premier, enrichi le théâtre d'un sujet dont les écrivains avaient toujours eu peur. Ce jeune dramaturge qui, en dépit de très belles réussites, s'était, jusqu'aujourd'hui, cantonné en deça de son talent, sait désormais ce que nous attendons de lui.

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François MAURIAC, “La Prisonnière de M. Edouard Bourdet,” Mauriac en ligne, consulté le 23 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/582.

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