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Adrienne Mesurat, par Julien Green

Référence : MEL_0584
Date : 01/07/1927

Éditeur : NRF
Source : 14e année, n°166, p.109-112
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Note de lecture
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Adrienne Mesurat, par Julien Green

Nous avons cru longtemps qu’il n’existait pas de jeunes romanciers. Radiguet, disions-nous, fut un prodige unique: les jeunes gens ne peuvent nous parler que d’eux seuls; ils ne connaissent pas les autres. Or voici M. Julien Green qui crée, à vingt-cinq ans, des êtres différents de lui-même. Plusieurs critiques, il est vrai, ont ri de sa prétention à l’objectivité. Mais qu’est-ce donc qu’un romancier objectif, au sens absolu? Si certains personnages sont copiés d’après nature, si d’autres sortent de notre côte comme Ève d’Adam, les grandes figures romanesques, celles que nous n’oublions pas, nous semblent à la fois observées et créées, –fruits de cette union que l’artiste consomme avec le monde extérieur. Telle nous apparaît Adrienne Mesurat.
Elle n’est pas M. Julien Green, mais M. Julien Green s’efforce d’être Adrienne Mesurat: il touche ce qu’elle touche, sent ce qu’elle sent; il s’incorpore à sa créature. Pour mieux la suivre, il se soumet à cette règle trop négligée aujourd’hui, et sans laquelle aucun récit n’est vivant: M. Julien Green se représente dans leurs moindres détours les lieux que fréquentent ses personnages; il connait les escaliers, les corridors; il sait combien il y a de marches au perron et qu’au tournant de la rue, des grappes de glycine pendent d’un mur. Il suit pas à pas Adrienne, avec parfois, les hésitations et les tâtonnements d’un aveugle qui ne se fie plus à son guide.
A cette jeune fille, Adrienne Mesurat, est départi le don fatal de n’attirer personne. Ce n’est pas seulement parce qu’elle habite une petite ville de province, entre une vieille sœur phtisique et un père aux féroces manies, que cette belle créature n’éveille chez aucun être le moindre amour. La solitude s’attache à Adrienne comme une maladie; elle est née emmurée, elle étouffe. Son amour pour ce médecin chétif, croisé une seule fois sur la route, c’est l’étroite fissure par où vient à la prisonnière un peu de lumière et d’air. Qu’elle favorise la fuite de sa sœur demi morte, ou que d’un geste forcené elle précipite son père dans l’escalier et l’y laisse râler toute une nuit, Adrienne obéit à l’instinct du captif que nous avons tous été en rêve, et qui franchit un mur, puis un autre encore, mais il en reste un toujours contre lequel nous nous épuisons. La solitude d’Adrienne lui est consubstantielle. Ses bourreaux disparus, elle ne s’évade pas du cercle magique. Durant ce voyage lugubre à Montfort-l’Amaury, à Dreux, la jeune fille porte partout avec elle, comme un astre mort, une atmosphère où nul autre ne saurait vivre. Ce qu’elle cherche, d’instinct, auprès de sa louche voisine, Mme Legras, c’est un témoin, une créature en qui se refléter, auprès de qui se rassurer et dont la malheureuse espère obtenir une explication d’elle-même. Mais Mme Legras ressemble à la plupart des êtres moins soucieux de nous comprendre que de nous exploiter. Il ne s’agit pas pour les autres de voir clair en nous, il s’agit de profiter de nous. Quel tenant gibier que cette petite fille qui ne sait pas si elle est criminelle! Je doute que cette ogresse de Mme Legras eût fait fi (si M. Green n’était si chaste en ses propos) du corps d’Adrienne.
D’un romancier qui n’est pas M. Julien Green, M. E. Berl écrivait: “L’univers auquel il croit, c’est un univers idéaliste où chaque personnage décrit, dans une solitude éternelle, sa nécessaire trajectoire.” Or, le roman ne pouvant se passer de conflits, M. Berl croit à sa fin prochaine. Mais nous voyons, par Adrienne Mesurat, que le roman profite de ce qui lui est contraire et s’adapte à notre vision des êtres. Le roman de la solitude humaine, le roman de l’impossible conflit existe: vous le voyez bien. Dans la villa des Charmes, le vieux Mesurat et ses deux filles vivent toujours ensemble et toujours séparés, à la fois aussi rapprochés et aussi étrangers que peuvent l’être des créatures vivantes.
Le père Mesurat est inoubliable. Je m’étonne qu’Edmond Jaloux ne lui trouve pas le caractère français et que les origines anglo-saxonnes de M. Julien Green lui apparaissent dans ce personnage. Voilà pourtant le produit le plus commun du fonctionnarisme, l’homme qui a tourné son moulin pendant des années avec l’idée fixe de la retraite. Temps béni de la retraite où aux habitudes imposées, le fonctionnaire substituera des habitudes choisies: promenade en ville, achat du journal, visite au chef de gare. Ainsi masque-t-il le néant de sa vie; mais il suffit d’une infraction à la règle quotidienne, d’une seule brèche dans ce mur, il suffit d’un repas interrompu, pour que le Mesurat se sente démuni, livré aux destins hostiles. D’où sa fureur lorsque, par ses deux filles, l’une phtisique, l’autre amoureuse, une menace pèse sur l’ordre immuable de ses gestes. Il n’est pas de caractère moins exceptionnel que Mesurat; il n’en est pas de plus français, de plus latin. Le père de famille a gardé, en fait, son pouvoir de vie et de mort sur les enfants: que d’existences étouffées! que de filles ont vieilli au chevet et de l’être qui semble ne les avoir tirées du néant que pour être servi à meilleur compte. Beaucoup d’hommes, nés féroces, ne peuvent s’assouvir que des les limites du foyer domestique. Néron n’a pas toujours le monde à son usage; mais une famille est un univers, et qui pourrait être tyrannisé sans témoin, sans historien, s’il n’existait des romanciers.
Le défaut de ce grand livre, Adrienne Mesurat, nous apparaît, lorsque nous cherchons les raisons du malaise qu’aucun de ses lecteurs n’évite. Malaise qui ne nait pas, selon nous, de l’atrocité des personnages, mais de ce qu’autour de cet enfer Mesurat nous ne sentons jamais l’existence d’un monde moins maudit. La peinture de cet enfer ne nous semble ni forcée, ni invraisemblable; mais il est clos; aucune brise n’y pénètre, aucun soupir, aucun chant, aucune prière venue des contrées heureuses. Un pays désertique se rattache toujours, par quelque endroit, à un univers plus tempéré. N’y avait-il pas, à La-Tour-l’Evêque, des couples sur les bancs des squares, des accordéons dans les petits cafés?
Julien Green enferme son lecteur dans le cachot d’Adrienne. Nous étouffons avec cette enterrée vivante. Mais nous qui ne sommes pas fous, nous devrions entendre ce qu’elle n’entend pas, respirer des odeurs, nous attacher à des visages. Nous avons le sentiment de n’être entourés par rien; La-Tour-l’Evêque ressemble à une ile maudite perdue en plein néant; et c’est pourquoi, malgré l’évocation hallucinante des êtres et des choses, nous croyons nous mouvoir dans un milieu parfois factice, presque irréel, –rêvé plutôt qu’observé. Parvenu à une telle maitrise, il faut que Julien Green, peintre de l’enfer humain, fraye des avenues, établisse des perspectives sur l’horizon du monde racheté. Pour supporter son perpétuel orage, cette sécheresse, il faut qu’à une brise venue de très loin, nous devinions qu’un peu de pluie est tombée ailleurs… “…Et nubes pluant Justum.”

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François MAURIAC, “Adrienne Mesurat, par Julien Green,” Mauriac en ligne, consulté le 18 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/584.

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