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Fragments d'un journal

Référence : MEL_0587
Date : 01/06/1931

Éditeur : NRF
Source : 19e année, n°213, p. 847-863
Relation : Notice bibliographique BnF
Repris avec le titre "Encore le bonheur" :
in, p.137-181, Souffrances et bonheur du chrétien, Paris : Grasset, 1931.
in, p.264-276, Oeuvres complètes, VII, Paris : Fayard, 1950-1956.
in, p.152-165, in Oeuvres romanesques et théâtrales complètes, 5, Paris : Gallimard, 1978-1985.

Type : Souvenirs
Version texte Version texte/pdf Version pdf

Fragments d'un journal

A vingt ans, aurais-je pu demeurer seul, comme je l'ose aujourd'hui, dans cette maison, au milieu des vignes malades que le sulfate souille? En pleine bataille contre la solitude, soudain je jette mes armes. L'ennemie rôde autour de moi, me flaire, je ferme les yeux... Non, je ne suis pas encore dévoré; peut-être vais-je apprivoiser le monstre. Qu'il est doux de ne plus lutter, de donner son consentement! C'est une certaine qualité du silence qui me révèle ma défaite. Cette maison est vraiment morte; toutes les chambres, sauf la mienne, sont fermées; et les meubles même de la pièce où je retiens mon souffle, paraissent hors du temps; ils ont cet aspect d'éternité de ce que l'œil humain ne reflète pas; ils se groupent comme si je n'étais plus au milieu d'eux. Tout ce qui s'entasse, entre quatre murs lézardés, se sent fort contre une seule présence humaine.
Ce pourrait être un soir d'été comme ici je les ai tant aimés autrefois. Je ne croyais pas, dans ma jeunesse, qu'il y eût ailleurs que sur cette terrasse un ciel si sombre et si vivant, cette respiration de la nuit. Où que je lusse clair de lune, il ruisselait, dans ma pensée, sur la terrasse de Malagar... Mais cette nuit du 2 août est une pluvieuse nuit d'automne, et le vent gémit au ras des vignes comme si c'était déjà les vendanges. Je m'étonne que le cuvier proche ne retentisse pas de voix et de rires; je ne sens pas l'odeur du pressoir: ce n'est qu'une nuit froide d'été où je suis seul. J'ai déserté le gros de l'armée du monde. Je ne m'en vante pas: où est mon mérite? Je n'ai même pas eu à me rendre: l'ennemi était en moi depuis longtemps déjà. Je luttais encore, je me raccrochais à des fantômes de sentiments, j'appelais, je feignais de croire que répondaient d'autres voix. Pauvre illusion entretenue, nourrie par le cœur insatiable. Depuis longtemps, les jeux étaient faits, la bille avait roulé, j'avais perdu. J'avais perdu... J'étais sauvé.

Je n'ai pas cru tout de suite que je fusse sauvé. Il faut assez de temps pour s'assurer que la solitude ne nous tuera pas. Ce qu'elle a de plus redoutable, c'est de ne pas ressembler à l'image que nous nous étions créée; elle foisonne de présences; elle appelle et suscite un monde fourmillant. Les charmilles sont, devant cette toile peinte qu'est la plaine, un décor qui n'attend jamais longtemps d'innombrables protagonistes: ces légions contre lesquelles je me débats, Jacob débile, sans autre témoin que le Dieu vivant (et que ce jeune homme de L. qui m'avouait, un jour, être souvent monté jusqu'à ce tournant de la route d'où il pouvait me voir errer, tête basse).
Les morts: comme ils sont chauds, en moi, après tant d'années. Encore souples. On croirait qu'ils dorment ou qu'ils font semblant. J'ignore l'oubli. Rien ne ressemble davantage à leur chaleur que la pierre de la terrasse au crépuscule. La main de ma mère sur mon front, ses doigts dans mon cou: “Tu as chaud, reste un moment immobile avant d'aller à table. Tu ne boiras pas.” Ces quatre dernières années où elle attendait la mort à chaque instant: parfois elle oubliait, s'inquiétait de la vigne, et soudain, un arrêt au cœur lui rappelait qu'elle avait lâché la main de Dieu. Elle reprenait son chapelet. Nous nous irritions de ce qu'elle n'était pas comme d'habitude. Les meilleurs fils trouvent que leur mère mourante est fatigante à vivre: “Je ne dis pas tout ce que je pense, je ne dis pas tout ce que je souffre...” Nous bouleversions les maisons qu'elle avait habitées, nous détruisions les décors de sa pauvre vie. Tout le paysage s'arrête autour de cette ombre lourde qui s'appuie à une canne, qui évite par un détour les charmilles dont la pente à peine sensible lui ferait perdre le souffle. Comme le vent vient du Nord-Est, je n'entends pas les bruits de la plaine. Ce train, au long du viaduc, glisse sur des rails d'ombre avec des roues de fumée. “Même après cette grêle, ne ferais-tu que vingt tonneaux, tu couvriras tes frais. Autant que le vin baisse, tu ne vendras jamais le tonneau moins de trois mille francs. Même à ce prix-là, quand la jeune vigne donnera, tu dois avoir un bénéfice...” Pour nous, pratique, matérielle, intéressée. Pour nous, aucun détachement possible, aucune résignation. Elle ne m'a jamais dit que mes livres lui fissent de la peine. Simplement, après Bordeaux: “Je ne savais pas que tu avais été un enfant si triste...” Pour une mère, quelle épreuve que d'avoir mis au monde ce pilleur d'épaves, qui interprète les histoires, ressuscite les morts qu'il n'a pas connus, fait un seul vivant de plusieurs cadavres, prête à un grand-père les manies d'une grand'tante, rôde autour des secrets ensevelis; —qui réédifie les logis d'autrefois, peuple de monstres la vieille maison honnête entre sa charmille et sa prairie. Aucune plainte, aucun reproche. Nulle autre inquiétude qu'en ce qui touchait à la vie éternelle. Chaque mère chrétienne ressuscite sainte Monique. Dans l'infiniment petit, c'est toujours un fils et sa mère, à une fenêtre ou au bord d'une terrasse, et sur l'humble Malagar, c'est le même ciel qui resplendissait sur Ostie. Elle ne pouvait pas mourir que je ne fusse entre les mains de Dieu. Au retour de la messe, dans la salle à manger, sa joie de nous servir encore, sa pauvre main déformée qui inclinait la cafetière.
Les saints allaient au désert, mais eussent-ils osé demeurer seuls devant cette plaine étendue et vivante, devant cette terre charnelle, au bord de l'immense corps qui ne peut pas pécher? Il fut un temps où je ne recevais d'elle d'autre leçon que la passivité du fleuve, que l'abandon de l'arbre courbé, redressé, creusé, dans l'épaisseur de ses feuilles, obéissant à tout souffle. Vais-je me troubler encore? Quelle est cette langueur? Mais non, je vois maintenant ce qu'alors mon œil intérieur se refusait à découvrir: des clochers jalonnent le fleuve invisible; la plaine n'est qu'un sillon immense où ce n'est pas le grain qui meurt, ni même le froment qui mûrit, mais où un Pain caché, enseveli, vivant, se multiplie. Il suffit qu'il soit là pour sanctifier cette Cybèle appesantie et déjà ivre avant toute vendange. Si le vent courbe les branches, c'est devant les villages serrés autour d'un tabernacle. A vol d'oiseau, l'hostie n'est guère plus éloignée de moi qu'elle ne serait dans une cathédrale. Cybèle est purifiée par Celui que je ne vois pas; elle se referme sur Lui; elle Le cache sous des pierres, dans des feuilles; elle Le contient: l'ostensoir a des rayons de vignes et de forêts.

Ce chuchotement de la pluie que j'épiais, dans la sécheresse du dernier été, d'un cœur plein de désir, je l'entends, ce soir, avec angoisse; car, cette fois, “c'est la maladie qui tombe”, aurait dit Maman; et la récolte périra de n'avoir pas vu la face de son dieu brûlant. Les créatures que j'invente et dont beaucoup ont vécu sous ces charmilles leur vie imaginaire, m'apporteront fidèlement l'argent que la terre me refuse, car ils sont nés d'elle, ces fils et ces filles que j'ai mis dans le monde: que les enfants nourrissent leur vieille mère délaissée du soleil et qui a froid.

Le vent, tout ce jour, a régné avec une telle force qu'il était vraiment quelqu'un; il écartait avec puissance les nuages énormes, les déchirait, en jetait des tronçons aux quatre coins du ciel. Mais j'ai eu peur pour mes jeunes peupliers dont les tuteurs s'arrêtent à mi-corps.

Ce matin, a commencé de luire, pour la première fois depuis que je suis seul ici, un jour pur et brûlant comme ceux qui, dans cette maison fermée, exaltaient jusqu'à la folie ma jeune tristesse. J'ai traversé ce jour sans encombre. Dans l'immense plaine, les pâles étendues de vignes sulfatées dormaient, comme veillées par les arbres debout, sombres et rares. Je pouvais regarder tout cela sans aucun désir de larmes, dans un état d'indicible sécurité. Rien ne peut plus venir qui ne soit à la mesure de ma force.

Ce beau jour d'hier était un faux beau jour. A une heure assombrie, après déjeuner, la solitude m'oppressait. J'étais debout au milieu de la pièce qui est au centre de la maison, au milieu du domaine, au milieu de ma vie. Je voyais ce que j'avais choisi, ce que j'avais quitté. Mais ce que nous quittons ne nous quitte pas. Il faudra être talonné jusqu'à la mort par ce mendiant affamé. Sa faim même, sa soif le rendent redoutable, bien loin de l'affaiblir. En face de ce mendiant, l'âme sanctifiée doit craindre la satiété, l'assouvissement, la profondeur même de la paix qui lui vient de Dieu. Car nous croyons aimer la paix lorsque nous sommes encore tout saignants de passion, à bout de force. Mais dès que la grâce nous a guéris, l'orgueil de la vie nous pousse à tirer bénéfice de la puissance reconquise, pour fuir ce Dieu qui nous l'a rendue.

Qui a connu la solitude auprès d'êtres vivants, la supporte aisément au milieu du monde insensible. Qu'il semble facile de vivre seul dans la foule végétale, couché sur cette terre dont nous n'attendons ni n'espérons rien! Ce n'est pas de ces charmilles ni de ces coteaux endormis que venait ma tristesse adolescente, mais des êtres que j'y évoquais et de ce qu'alors j'y voyais, avec obstination, le décor de l'amour heureux. Maintenant, ces arbres ne sont que des arbres et n'appellent plus de fantômes. Ces coteaux, je ne les vois plus reflétés dans des yeux. Du seuil de la maison, je les regarde comme les regardaient mon aïeul, mon grand-père, ma mère, —comme un lieu d'attente, une station dernière, la plus haute terrasse d'où il faudra, un jour inconnu et peut-être tout proche, s'élever au ciel ou être précipité.

Être seul, tard, le soir, dans une maison de campagne, s'arrêter d'écrire, et dans cette absence de tout bruit, dans cette interruption de tout signe humain, se sentir comme un voyageur à la fin des terres, à l'extrême pointe du monde visible. Alors la prière du soir monte de nous comme une fumée, sans que nos lèvres remuent.

Les divertissements ne nous détournent pas du bien seul, mais aussi du mal. Les mille incidents de la vie à Paris distraient l'attention de cette bête en nous que nous n'en finissons pas de tuer. Ainsi font, dans le cirque, les hommes dorés qui agitent devant le taureau un voile de pourpre. Mais, dans la solitude, l'homme et son fauve familier demeurent face à face, non seulement une heure: des jours, des nuits. C'est alors que le fidèle, qui avait cru accomplir une longue route, découvre avec terreur qu'il en est au même point. Une bonté infinie l'a saisi comme une proie inerte, l'a arraché des griffes et de la gueule de la bête. Cet ami tout-puissant le retient de céder à la fascination des mornes yeux, fixés sur lui, du fauve qui a faim, mais qui a le temps et qui, tapi à peu de distance, le guette. Autour de l'homme, la campagne dort, s'abandonne, se livre au vent du sud, à la pluie orageuse, au soleil, à l'ombre, ne songe à aucune résistance. Déjà le corps vivant mime sa passivité, jusqu'à ce qu'il sente une haleine sur son visage: la bête a rampé, elle est tout près de lui, il n'a que le temps de balbutier les paroles de salut: Domine, ad adjuvandum me festina.

Aujourd'hui, le vent d'est effilait les fumées des toits et des herbes brûlées. Après avoir lu des coupures de presse et de pieux éreintements, j'ai regardé ma vieille maison; je l'ai touchée: les roses étaient encore chaudes sur le mur du chai. Que je me suis senti fort contre ces gens qui ne franchiront pas ce seuil, que je ne connaîtrai jamais, dont je n'aurai pas à souffrir le commerce! L'écrivain solitaire doit à l' Argus cet inavouable plaisir d'imaginer tous les contacts qu'il aurait pu subir et qui lui ont été épargnés. Et puis, en dépit d'une telle dureté de cœur, toujours la consolation à côté de l'offense; toujours la lettre d'un inconnu, prêtre, étudiant; toujours cette âme déléguée pour me rassurer.

Si ton livre est une plaie, il y aura toujours sur lui un cercle immobile de mouches.

“La vraie vie est absente”, Claudel me cite ce mot de Rimbaud pour interdire aux romanciers de peindre la vraie vie. Et c'est juste: nous sommes les peintres de la vie qui n'est pas la Vie.

Ceux qui font profession de croire à la chute originelle et à la corruption de la nature ne supportent pas les œuvres qui en témoignent.
Le romancier vit de sa lucidité; il la développe monstrueusement jusqu'au jour où il s'aperçoit qu'il a engraissé un ennemi dévorant. Les autres hommes vieillissent sans trop de peine parce qu'ils deviennent chaque jour plus aveugles et plus sourds. Mais nous, il nous faudra mourir comme certains êtres dorment: les yeux ouverts.

Quel cœur résiste à cette puissance de mon attention? Il n'est presque personne que le romancier n'estime de moins en moins, même s'il le chérit de plus en plus.

Perdre la foi dans les créatures aussi irrémédiablement que d'autres perdent la foi en Dieu, voilà le péril.

A cette attention corrosive, les créatures que le romancier invente ne résistent pas plus que les êtres vivants. S'il est faux de dire qu'on ne peut faire de bonne littérature qu'avec les mauvais sentiments, il est très vrai qu'un certain degré d'analyse ne laisse plus subsister, dans nos personnages, aucun bon sentiment à l'état pur.

“Il suffit de purifier la source”, disais-je, croyant mettre enfin d'accord, dans ma vie, le romancier avec le chrétien. C'était oublier que, purifiée, la source garde en son fond, la boue originelle où plongent les secrètes racines de mon œuvre. Même dans l'état de grâce, mes créatures naissent du plus trouble de moi-même; elles se forment de ce qui subsiste en moi malgré moi.

S. chez qui je déjeune, me dit: “Avec un catholique, nous jouons franc jeu, nous disons tout; mais lui se persuade que son devoir est de présenter les choses sous un certain angle, il arrange, il retouche...”
C'est ainsi que nous apparaît toujours l'adversaire. L'humaniste, j'en suis sûr, me dissimule les démentis que la vie, à chaque instant, lui assène.
Le chrétien navigue à contre-courant; il remonte les fleuves de feu: concupiscence de la chair, orgueil de la vie. L'humaniste, lui, s'épuise à ne pas les descendre trop vite, à interrompre le glissement. Il tâche de se prouver à lui-même qu'il reste le maître de ses abandons. Mais le chrétien croit n'être pas seul à la barre. La ténacité qu'il y déploie est pénétrée d'une force venue d'ailleurs. Et même quand il se sent seul, quelqu'un est endormi à la poupe, qu'un seul cri éveillera.

Ce “cri du cœur” de Z. qui revient de Moscou: “l'admirable, là-bas, c'est qu'il n'y a plus de famille.”

Pourquoi réunir ces pages (Souffrances et Bonheur du Chrétien) écrites depuis bientôt trois années? Au-delà de toutes les raisons d'en tirer gloire, vous décelez, ô mon Dieu, celle que je ne m'avouais pas: une très médiocre nécessité, une opportunité très basse. C'est mon silence qui vous eût rendu témoignage, mais le silence est un luxe perdu. Rien n'est plus à moi de ce qui naît de moi, —pas même ces cris jetés vers vous et vers quelques cœurs. Pleurs de honte ou de joie, tout désormais est “pour le plaisir”. Qu'il me soit donné de bien goûter cette bassesse. Que du moins cela reste à l'homme de lettres, de se sentir un élément au plus épais de la balayure que vous êtes venu ramasser.
Nous sommes fiers d'ordonner nos pauvres vies: sacrifices légers, menues victoires sur nos humeurs, il n'est rien qui ne figure dans l'étalage dérisoire que nous proposons aux passants. Inspirez-moi l'horreur de toute complaisance. Notre imitation de vous n'est qu'une triste singerie dès qu'elle ne se ramène pas à s'étendre sur le bois où vous avez saigné, dès qu'elle ne nous assujettit pas au service de vos pauvres. Je me gratte, je m'épouille, en proie à des scrupules dont l'excès me flatte; mais j'ai le cœur plein d'idoles que je ne vois pas.
Comme un enfant fait du sou que lui donne son père, je dépense le jour même ce que je tiens de vous, et de nouveau je regarde vos mains. Si vous tardez un seul instant, la tête aussitôt, détournée, je respire dans le vent l'odeur de cette vase où vous m'avez cherché. Mes pensées errantes reviennent sur le lieu des crimes anciens, il faut lutter pour qu'elles ne s'y repaissent pas de désirs, de regrets et de tristesse, —jusqu'à ce que vous me rendiez votre grâce; et je la dissipe encore sans jamais voir la fin de vos miséricordes. O patience, immobilité de l'amour!
A quoi ai-je renoncé de ce qui se peut détenir sans crime? Je possède comme ne possédant pas, mais tout de même en possédant. Le peu de détachement que vous ayez obtenu de ce cœur, vous l'avez accompli en lui, sinon tout à fait malgré lui, du moins presque à son insu, de peur qu'il ne crie. Votre souffle l'a entraîné insensiblement loin du bord; il s'éveille, découvre sa solitude et prend peur. Où sont les autres?
Vous ne permettez plus ce goût de leur plaire. Le jeu de se faire aimer, qui amusait notre adolescence, devient avec l'âge une lutte où toute victoire semble douteuse. Mais il n'est plus question de victoire ni de défaite: votre amour nous emporte malgré nous hors de ce jeu. Qui rôderait autour de ceux que vous avez mis à part? Ils sont marqués d'un signe; le monde ne vous les dispute plus: est-ce lui qui les quitte, ou eux qui l'abandonnent?
Tu connais l'exacte frontière du royaume ennemi et que le péril de mort nous menace lorsque nous sommes encore en pleine innocence. S'il ne dépend plus de nous de résister à l'adversaire, c'est que nous avons consenti à nous établir sur le terrain de l'inévitable défaite. Nous courons librement jusqu'au lieu où nous sommes sûrs d'être battus. Mon Dieu, retenez-moi en deçà de cette innocence déjà grosse du péché futur, —ce péché qui, parfois, nous tue sans que nous bougions, sans que nous fassions un geste: cette pensée, ce désir accueillis, retenus. Rien ne paraît au dehors; nous sommes assis, fumant, feuilletant un livre; et notre âme, à l'insu de tous, tombe foudroyée, morte.
Pour X. Il faudrait apprendre à détourner son attention de chaque pensée, de chaque regard, ne plus s'épuiser à y déceler l'embryon de désir, l'impureté en puissance. L'homme en proie à cette manie peut faire tenir tous les crimes du monde dans une émotion même réprimée. La grâce de Dieu ne saurait se perdre si aisément. Son amour n'est pas à la merci d'une image qui salit, une seconde, l'esprit. Mais il arrive que des années d'abandon sans frein à tous les mouvements de la chair, se paient par cette réaction maladive, par ce perpétuel freinage de l'imagination. J'aurais dû le marquer plus que je ne l'ai fait dans mon Pascal. Son cri: “Que je n'en sois jamais séparé”, sa méfiance démesurée, cette horreur de la moindre caresse et des paroles les plus innocentes, telles que “cette femme est jolie...”, tout cela témoigne d'une vie longtemps impure.
Pour avoir battu autrefois toutes les routes de l'impureté, un converti a tôt fait de les reconnaître au départ, là où, aux yeux des autres, rien n'en trahit encore l'horrible aboutissement.
Pour comprendre cette méfiance, il faut se souvenir qu'un trouble léger amène parfois un immense recul, comme il suffit d'une petite pierre qui cède sous le pied, et nous glissons dangereusement.

“L'épuisante tâche de se reconquérir sur l'erreur et sur le mal où s'usent tant d'âmes humaines... ” (E. Gilson). Cet épuisement, cette usure peuvent susciter une tentation puissante: laisser tout cela, ne plus attacher tant de prix à une inaccessible et inhumaine perfection, s'oublier soi-même et cette pauvre chair, se dépenser dans des luttes moins stériles, sociales, politiques ou autres. Mais nous savons que, dans l'ordre de l'action, tout sera corrompu, si le cœur n'est d'abord purifié. La souillure de leur cœur explique la bassesse des professionnels de la démocratie. Ils ne sont à vendre que parce qu'ils ont des passions à assouvir (C'est, dirait un sceptique, ce qui les rend inoffensifs).

Que le paganisme est mêlé à notre sang! Il suffit, après trois jours de brume, d'ouvrir les volets au soleil pour que nous soyons tentés de lui sourire et lui tendre vaguement les bras. Dix minutes avant de mourir, ce regard de ma mère sur un jour bourdonnant de juin; elle montrait un arbre feuillu, plein d'oiseaux, et disait: “C'est cela que je regrette...” Pour nous, elle avait l'espérance de nous retrouver un jour. Mais elle ne croyait pas qu'il pût exister une autre lumière auprès de laquelle ce beau jour de sa mort n'était que ténèbres, —cette lumière que contemplaient les yeux aveugles du vieux Tobie.

Le reproche qui me trouble le plus: calomnier et salir l'amour charnel. Je m'interroge, je cherche, au-delà de ma propre expérience, à me souvenir de tout ce que j'ai vu, de tout ce que j'ai surpris. Toujours l'aimé profite de son esclave et cherche, dans l'adoration qu'il suscite, le sentiment accru de son existence; et parfois il se fatigue, s'irrite, observe jusqu'où va son pouvoir; ou bien il ranime une passion qui déjà s'épuisait, revient lorsque l'autre commence de s'accoutumer à son absence, s'en va de nouveau lorsqu'il est assuré que sa victime a besoin qu'il soit là pour ne pas succomber à la douleur... Mais cette victime, elle est encore plus féroce que son bourreau: cet être qui lui est nécessaire comme l'air, comme le pain, elle le respire, elle l'absorbe, c'est sa chose, sa pâture, elle l'assiège, le retient, dispose pour l'avilir de plusieurs moyens dont l'argent n'est pas le pire. D'autant plus redoutable qu'elle feint le désintéressement, le détachement, mais c'est toujours pour s'assurer des droits, pour se rendre nécessaire, pour river étroitement son destin au destin de l'être qu'elle aime.
N'existe-t-il de bienheureuses rencontres, où l'amour des amants s'équilibre? Je me souviens: entre ces deux égoïsmes, d'une égale puissance, le combat demeurait longtemps indécis, comme lorsque deux lutteurs qui s'étreignent ne peuvent plus bouger, —chacun cherchant, pour se rassurer, à faire souffrir l'autre; chacun attendant de voir le sang de l'autre pour être certain de sa propre victoire.
Les amants font un acte de foi dans cette sorte d'amour et ferment les yeux pour ne pas voir ce qu'il est. Lorsque, mourant, l'Antoine de Shakespeare professe que le baiser est la noblesse unique, il connaît déjà la tromperie de Cléopâtre qui avait juré de se tuer et qu'il retrouve vivante.
Tout de même, finalement, elle se tue et lui donne raison.

Pauvre jeunesse! A certaines heures, que le fardeau du prochain paraît lourd à porter! Les confidences, les mots de réconfort, les bons conseils, les appels à l'héroïsme qu'il faut trouver coûte que coûte, tout ce que l'on sait être vrai, mais que précisément, à cette minute, le cœur ne sent pas... Il faudrait pouvoir ne rien dire, leur faire signe de se mettre à genoux. L'intérêt, la curiosité, l'amusement, éveillés par leur histoire, au lieu de la pitié et de l'horreur.

Une créature se noie, crie au secours. Tandis que tu t'efforces de lui venir en aide, elle dissimule un désir sournois de t'enlever le souffle, de t'étouffer, de t'attirer dans son abîme.

Le bonheur est en nous, parfois, sans objet: liseron qui ne sait où se prendre et qui se prendrait à n'importe quoi. Rien qui ressemble moins à la paix du Christ. Il en est même l'ennemi puisque le pire lui pourrait servir de support. La Grâce veille et fait le vide autour de ce lierre mourant de ne pouvoir s'attacher à personne.
Je ne feindrai pas de croire que ce bonheur vient de Vous. Je reconnais son visage triomphant qui, jadis, ne me quittait guère. Je l'ai vu rire au pied même de la Croix.
Les enfants, et ceux qui n'ont jamais perdu la grâce de l'enfance, ont le droit de Vous aimer dans la joie de leur chair intacte. Mais chez les autres, la source de la joie physique est corrompue à jamais.

A certaines heures, l'opaque désir, la valeur du sang recouvrent le cœur qu'aucun rayon n'atteint plus. Non pas des actes encore, mais déjà un état charnel. Le silence de la campagne prolonge le silence de Dieu. Alors les dévotions, incompréhensibles pour ceux du dehors, prennent une valeur miraculeuse. Je jette à mon corps qui se débat une bouée qui est ce petit chapelet noir. Je prends cette poignée de grains, je la serre, comme je ferais d'une main bien-aimée, comme je ferais de la frange d'un manteau.

Le plus grand sacrifice est de n'être jamais abandonné, livré aux circonstances, disponible. Un chrétien est un roi toujours pressé de gardes.
N'être jamais abandonné, et pourtant ne pas perdre cette spontanéité qui attire les cœurs. Demeurer à la fois surveillé et libre. Éviter cette inconsciente ruse qui nous fait recouvrir ce que nous avons envie de dire d'un camouflage édifiant. Quelques chrétiens atteignent à un équilibre admirable entre la charité et la liberté. La charité les pénètre tellement qu'ils n'ont rien à craindre de l'abondance du cœur.

Rien de plus rare dans ta vie: une minute où tu ne désires pas être ailleurs; la terre tiède épouse ton corps; un vent frais et le grand soleil: je ne souhaite pas autre chose; mais c'est parce que l'âme est absente de cette joie: ce bien-être naît de son absence. Ce repos me coupe de tout amour humain ou céleste. Très proche suis-je, sans doute, de ce chien étendu au soleil, les pattes raides, le museau dans la terre. Si on mourait dans une pareille minute, ne serait-ce l'éternité perdue?

X. a écrit ses mémoires, en oubliant de se méfier. Il se situe lui-même entre Voltaire et Napoléon. Il choisit naïvement sa place pour l'éternité et croit qu'on va le laisser là, au milieu des génies. Il prend la pose, la garde, et s'imagine que nous sommes dupes. Il ne lui a servi à rien de voir les véritables maîtres nous entraîner dans leurs abîmes, nous obliger de descendre à leur suite jusqu'au secret de toute vie.
Ceux qui cherchent ce qu'ils sont et ceux qui s'inquiètent de ce qu'ils paraissent être: les uns sont les maîtres, les autres des singes plus ou moins divertissants et doués.

La race de ceux pour qui la beauté vivante, à peine entrevue, est une douleur... Il y aurait dans cette folie de quoi susciter la foi en la beauté éternelle, immobile, immuable. Et c'est pourquoi je ne me fierais pas, pour croire en Vous, au désir que j'ai de Vous. Je ne croirais pas Vous avoir trouvé parce que je Vous cherche. Je ne me paie pas de ces jeux de mots sublimes. Je crois en Vous parce que Vous êtes venu à un moment de l'histoire, Dieu, et pourtant homme entre les hommes, corps qui a pu être dévêtu, flagellé, couvert de crachats, poitrine qui a supporté le poids d'une tête, joue que les lèvres de Judas ont touchée. Aucune soif n'a jamais créé de source. Aucune soif n'a fait jaillir l'eau du sable. Si Vous n'étiez venu, je Vous aurais cherché, mais je ne Vous aurais pas trouvé. Si, étant venu, Vous étiez sorti du monde, je ne connaîtrais pas cette paix ni ce silence qui distinguent entre tous les jours ceux où Vous me visitez. Si Vous ne faisiez en moi votre demeure, je ferais le mal que j'aime.

Infixus sum in limo profundi et non est substantia. “Je suis enfoncé dans une boue profonde où il n'y a pas de consistance”. C'est à cette inconsistance que se ramène la liberté de la créature déchue. Quoi que vous prétendiez, vous n'êtes pas libre de ne pas enfoncer. La nature même du lieu où vous êtes établi vous y oblige. Il n'est pas de consistance dans la débauche. L'épuisement, la satiété, les circonstances, mais non votre vouloir interrompent l'enlisement. La liberté dans la boue n'existe pas.

Triste Jeudi-Saint dans les montagnes: des ténèbres couvrent toute la terre et le ciel semble voilé de boue. Les torrents ne sont plus qu'une écume blanchâtre, une triste salive. C'était un vrai troupeau, ce matin, qui piétinait dans l'église du village. Tous les petits garçons mis à part dans le chœur, comme les agneaux entre des claies, se battaient, se heurtaient du front, sans qu'on leur dise rien. Le curé hurlait sur un mode inconnu l'épître et l'évangile. Mais la dérision de toute liturgie, tant de laideur et de misère donnaient plus de prix à la tendresse de ce peuple lorsque le Saint Sacrement fut déposé dans le tombeau.
En dépit de ce qui aurait dû faire rire, la présence réelle du Christ nous fut attestée avec une puissance inconnue. Ce n'est plus ici la voix des bénédictines qui précipite les battements de notre cœur; il n'y a plus ici que Vous, et que l'amour de ces brebis piétinantes et que l'innocence de ces petits enfants qui rient et se bousculent devant votre face.

Le Christ n'a pas seulement vaincu la mort, il a vaincu la solitude humaine. En vain accuserez-vous la croix d'avoir enténébré.la vie, l'Église vous répond, avec une joie mêlée de larmes, le jour du Vendredi- Saint: “Ecce enim propter lignum venit gaudium in universo mundo...”

Ce soir du Vendredi-Saint, dans la montagne, les nuages floconneux se défirent, découvrant l'azur. Le Chemin de la Croix nous avait attendris et nous montions vers les sapins enchantés. Les animaux flairaient, autour des chaumières muettes, le mystère de la sainte nuit. Étouffés par la distance, des chants d'oiseaux venaient de ce bois éloigné, comme d'un autre monde. Les lambeaux de neige sur la terre étaient le linceul déchiré du Seigneur. Cybèle sentait son corps pénétré par les racines d'un Arbre inconnu, couvert de sang.

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François MAURIAC, “Fragments d'un journal,” Mauriac en ligne, consulté le 18 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/587.

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  1. B335222103_01_PL9101_01_06_1931.pdf