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Staline l’inconnu, Hitler le trop connu

Référence : MEL_0598
Date : 24/10/1939

Éditeur : Paris-Soir
Source : 17e année, n°5881, p.2
Relation : Notice bibliographique BnF

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Staline l’inconnu, Hitler le trop connu

Lorsqu'elle connut les premiers extraits du discours de Hitler devant le Reichstag, l'Europe s'étonna d'un tel outrage à la Pologne. Le respect dû au vaincu honore trop le vainqueur pour que celui-ci, même s'il ne l'éprouve guère, n'ait pas intérêt à s'en [donner] l'apparence. Hitler, lui, piétinait sans vergogne la nation assassinée; et nous ne comprenions pas que cet homme rusé pût gratuitement ajouter à l'horreur du sang répandu l'horreur de procéder si bas. Cracher au visage des victimes, les revêtir d'un manteau de dérision, ce n'est pas seulement une infamie, c'est une maladresse que depuis dix-neuf siècles les bourreaux ne commettent plus.
Au vrai, le chancelier du Reich avait ses raisons et que le texte complet du discours nous révéla: par ces insultes à la Pologne, il entendait protester d'avance contre la “légende” du martyre de Varsovie et de sa résistance héroïque. Il s'efforçait de prouver que le commandement allemand avait poussé très loin la longanimité et qu'il avait ménagé la ville au delà de toute prudence.

Un tel couplet signifie beaucoup dans la bouche de Hitler; il nous révèle son angoisse devant le jugement de l'Histoire. Ce fléau de Dieu, ce personnage inhumain nous découvre ici une inquiétude très humaine. A ce tournant de son destin, peut-être a-t-il pris pour la première fois conscience qu'il sera jugé, qu'il est déjà jugé. Sans doute ce ne dut être qu'un moment: il eut vite fait de reconquérir cette paix qui règne par delà le bien et le mal. J'imagine que l'adoration de millions d'hommes entretient un Hitler dans la certitude calme de sa surhumanité. Comme dit notre Montaigne: “Il est difficile de garder mesure à une puissance si démesurée.”
Il n'empêche que le verdict de l'Histoire, nous le savons aujourd'hui, ne lui est pas indifférent; et c'est par là qu'il se montre d'une autre espèce que Staline. Le chancelier du Reich, aussi détaché qu'il soit des valeurs morales qui ont cours dans la vieille Europe, réagit encore parfois comme un homme né Autrichien et catholique. Staline, lui, échappe à nos prises. On peut croire qu'il mène son jeu dans une indifférence totale à nos réactions, et sans même être capable d'arrêter son esprit sur une Histoire qui le jugera (au sens où les démocraties capitalistes entendent le mot histoire et le mot jugement).
Rien dans le maître du Kremlin ne rappelle Robespierre, Saint-Just, ni aucun de ces fils de Jean-Jacques Rousseau, ivres de vertu et que cette vertueuse ébriété obligeait à faire tomber des têtes. Ceux-là tuaient d'abord par scrupule, par devoir, pour débarrasser la France des “méchants”. Ils s'admiraient d'être purs, incorruptibles. Pureté, incorruptibilité, pour Staline cela ne représente que des notions périmées à quoi il est parfois commode d'avoir recours quand on veut se débarrasser des gens.
Ce redoutable metteur en scène des procès les plus ténébreux qu'aucune police ait jamais inventés, on pourrait croire qu'il n'obéit qu'à l'instinct de conservation, en homme qui, de tous les moyens pour abattre les suspects, choisit le plus efficace, fut-il horrible, et sans être conscient de son horreur. Oui, on pourrait le croire, si cet instinct de conservation ne débordait pas sa personne, s'il ne s'étendait à la Russie tout entière et si tous ses actes publics, nous le voyons aujourd'hui, n'allaient dans le sens des intérêts éternels du slavisme.

Mais sur un pareil homme, qu'oserions-nous affirmer? N'oublions jamais qu'un Slave, simplement parce qu'il est Slave, nous échappe! C'était grâce à l'Evangile que nous pouvions le rejoindre autrefois. Le Christ seul nous a permis de pénétrer, avec Dostoïewski, au cœur même de la Sainte Russie. Le Christ enlevé, la Russie demeure impénétrable à un Occidental.
Sauf à Hitler, hélas! mais justement: l'intérêt seul, devant la menace anglaise, n'eût pas suffi à rendre possible cette conjonction des deux colosses. Le terrain de rencontre entre le nazisme et le communisme en apparence ennemis, c'est cette région encore inconnue de nous, Français, où les hommes à qui on a ôté la présence proche ou lointaine du Christ et la protection de la loi morale, n'agissent plus que par masses obéissantes et aveugles sous l'impulsion de chefs impitoyables.
Ils se sont rejoints, mais l'Allemand nous demeure tout de même plus familier. Autant que Hitler ait fait de chemin dans la direction de Staline, nous pouvons le suivre encore par la pensée. Car nous l'avons vu naître.
Il était un ancien combattant comme tous les anciens combattants. Nous l'avons vu sortir des tranchées de la dernière guerre et s'élever jusqu'à ce comble de gloire, d'enivrement et de folie. Il ne nous est pas étranger.
Le moindre particulier nous semble plus mystérieux que lui. Depuis des années, il nous livre ses pensées, ses espérances, ses haines, ses buts, qui sont les pensées, les espérances, les haines et les buts de l'Allemagne.

Napoléon n'était pas la France: il l'a servie d'abord et il s'en est servi. Hitler c'est pas toute l'Allemagne, mais il incarne l'appétit allemand, la boulimie allemande, cette passion irrépressible des Germains pour les douces terres des peuples trop heureux.
Un lecteur m'écrivait, opposant le Führer à l'homme qui repose sous l'Arc de Triomphe: “Hitler, c'est le soldat connu.” Oui, connu, trop connu de nous qui l'avons créé peu à peu depuis vingt ans: il est notre œuvre, il prenait corps à mesure que nous nous réduisions; chacune de nos fautes élargissait sa carrure ajoutait une coudée à sa taille. Sa force d'aujourd’hui nous donne la mesure de notre faiblesse d'hier. Du moins a-t-elle réveillé notre peuple assoupi, avant qu'il fût trop tard.

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François MAURIAC, “Staline l’inconnu, Hitler le trop connu,” Mauriac en ligne, consulté le 23 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/598.

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