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Le Règne de la peur et l’Adoration de la force

Référence : MEL_0602
Date : 26/03/1940

Éditeur : Paris-Soir
Source : 18e année, n°6034, p.2
Relation : Notice bibliographique BnF

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Le Règne de la peur et l’Adoration de la force

Hitler cherche à rétablir l'esclavage au profit de la race allemande dominatrice. Et les esclaves-nés courbent déjà l'échine ou même font pis: ils se soumettent en esprit.

Sans doute est-ce la peur qui règle l'attitude des neutres devant l'Allemagne, cette peur que nous observions déjà au collège et qui faisait se lever tant de regards soumis, tant de sourires serviles vers les “grands”, vers les “forts” dont nous admirions les muscles et dont nous redoutions les poings.
Pourtant, si la fortune de l'Allemagne n'était édifiée que sur la peur, nous n'y verrions quant à nous que demi-mal, car celui qui est craint est en même temps haï. Mais il y a une vérité que nous devons oser regarder en face: l'Allemagne de Guillaume II, coupable de beaucoup moins d'attentats que celle d'Adolf Hitler, et dont les chefs qui n'avaient abusé ni de l'assassinat ni de la torture reconnaissaient encore certaines lois imposées à tout peuple chrétien, cette Allemagne de 1914 s'était attiré l'exécration de presque tout le monde civilisé. Oserions-nous en dire autant, aujourd'hui, d'un ennemi couvert de sang et dix fois parjure?

En 1940, l'Allemagne bénéficie d'une indulgence qui nous oblige d'ouvrir les yeux sur une autre vérité triste entre les plus tristes, mais qu'il serait lâche de ne pas s'avouer: c'est que les hommes, ouvertement ou dans le secret, admirent la force en tant que force. Ils la redoutent, mais ils l'adorent. Ils ne l'aiment peut-être pas, mais ils en ont le culte. “Vous avez beau dire, il est fort!” Cela répond à tout.
Je suis moins frappé des victoires que l'Allemagne hitlérienne a inscrites sur la carte de l'Europe, victoires honteuses puisque toutes, sans exception, consacrent le triomphe d'un colosse sur des pygmées, j'en suis moins frappé que de cette autre victoire moins apparente qu'elle a remportée au secret des cœurs. Sa propagande, souvent maladroite, n'agit qu'à cause de ce complice qu'elle entretient, non seulement dans la cité visible, mais au dedans de beaucoup d'hommes.
Au fond, Hitler ne cherche pas à imposer au monde des valeurs nouvelles. Il restaure, au contraire, les valeurs anciennes, antérieures au christianisme, et que le christianisme abâtardi n'arrive plus à surclasser. Il cherche à rétablir l'esclavage au profit de la race allemande dominatrice. Et les esclaves nés, qui sont légion partout, courbent déjà l'échine ou même font pire: ils se soumettent en esprit.

Ce qui, dans la vie des particuliers bride ce goût plus ou moins conscient qu'ils nourrissent pour la force brutale, c'est la peur des sanctions. Dans le privé, la loi punit les excès de la violence qui, mise en échec, perd presque tout son prestige. Mais en politique étrangère, depuis cinq ans, la raison du plus fort redevient, à tout coup, la meilleure. Le penchant qu'un si grand nombre d'hommes nourrissent pour la force, se trouve libéré lorsqu'ils découvrent que le loup, non seulement n'est plus châtié mais que dès ici-bas il reçoit sa récompense et qu'ils voient les nations, en cercle, approuver et contresigner le dépècement de l'agneau.
C'est par là surtout que le traité de Moscou doit être considéré comme un malheur; le crime paye, voilà ce qui pénètre encore plus avant dans la conscience de millions d'hommes. Le crime paye, même lorsque le criminel est battu, et le monde se voile la face, mais s'incline.
Il n'a pas attendu l'écrasement de la Finlande pour s'incliner. A Munich, nous avions déjà souscrit à des attentats, moins graves sans doute parce qu'ils se masquaient de raisons dont quelques-unes paraissaient fondées. Mais le principe était admis par nous; d'ailleurs nous n'avions pas attendu Munich, et si la crainte de la censure, et plus encore le désir de ne point réveiller nos querelles devant l'ennemi, ne retenait ma plume, il ne me serait que trop aisé d'énumérer toutes les circonstances où nous avons approuvé, sanctionné les abus de la plus ignoble violence; nous, c'est-à-dire un gouvernement intimidé et dominé par une certaine presse; nous, c'est-à-dire la France et l'Angleterre, et les vertueuses démocraties d'Amérique; nous, c'est dire plus encore: les chrétiens, les Eglises, l'Eglise.

Les attentats ne changent pas de nom lorsque ce sont d'autres nations que l'Allemagne qui les accomplissent. J'entends bien l'objection: les Alliés ne dominent-ils pas deux empires? Et quel empire n'a été créé contre le droit et par la force? Sans doute, mais à travers tous les excès et tous les abus, ces principes qu'au long de leur Histoire les démocraties ont quelquefois violés, elles n'en ont jamais renié la transcendance.
Elles ont tendu, aspiré à un ordre international, à une société des peuples; et dans le conflit où nous sommes engagés, c'est tout de même notre foi en ces principes, cette soumission à des lois que nous avons résolu de défendre, qui donne sur nous une telle avance à un adversaire placé, lui, au-dessus de toute loi. Et c'est lorsque les neutres ont pu croire que nous étions capables de violer ces lois, nous aussi, qu'ils ont repris confiance en notre victoire. L'affaire de l'Altmark, telle que l'Allemagne la présentait, a fait remonter nos actions à Bruxelles et à la Haye. Rien ne nous grandirait davantage chez les neutres que de rompre en visière à tous les règlements et à tous les usages.

Si Hitler ne devait pas subir la sanction de la défaite, il pourrait se vanter, entre autre chose, d'être l'homme qui a démoralisé l'Europe, qui a fait plus que réveiller en elle cet esprit de soumission tremblante sous le poing ganté de fer, qui l'a ramenée au culte, à l'adoration de la Force en soi. Ce combat est donc d'abord un combat spirituel. Rien, quoi qu'il arrive, ne sera perdu tant que nous croirons aux principes pour la défense desquels nous avons pris les armes. Et tout, au contraire, serait-perdu pour nous, même victorieux, si nous donnions dans notre cœur raison à Hitler et à l'esprit qu'il incarne.
Mais nous, incarnons-nous le nôtre? Savez-vous de quel esprit noua sommes? S'agit-il pour nous de défendre la cité des consciences libres, la patrie de la personne humaine, ou simplement un certain niveau de vie, la terre des bons vins et des bons fromages, le pays de la haute couture et des grands restaurants? L'Allemagne hitlérienne bénéficie aujourd'hui de ce long travail, de cette longue pensée élaborée par un solitaire du dernier siècle, par cet homme pauvre et inconnu, assis aux tables d'hôtes des pensions de Nice, de Gênes ou de Sils-Maria: Frédéric Nietzsche.
“Rien à faire, écrit Nietzsche, si l'on se propose pour fin le bonheur, fût-ce le bonheur d'une collectivité.” Nos peuples, même vainqueurs, ne fonderont rien, n'imposeront pas leur vérité à l'Europe, sans un certain renoncement à ce qui a été pour eux, jusqu'à présent, le bonheur, s'ils ne témoignent d'abord, par leur exemple, que leur vérité les a transformés: les règles morales ne sont rien que des formules tant qu'elles ne deviennent pas esprit et vie.

L’Allemagne d'Hitler, accomplissant une prédication de Nietzsche, a cherché et cru trouver “un pilote devant lequel les lois s'effacent elles-mêmes.” Et nous, au contraire, nous prétendons construire un monde où aucun Führer ne pourra prétendre se mettre au-dessus des lois voulues par Dieu, mais imposées par nous.
Le conflit est entre ces préceptes, gravés, fixés dans la conscience des hommes nés chrétiens, et cette autre loi que crée à son usage, et à l'usage de son peuple, le Chef, selon Nietzsche, celui qui dit: “Ce qui est bon pour moi est bon en soi. Ce qui m'est bon, c'est cela que j'appelle justice. Mon bonheur, c'est cela que j'appelle vertu.”
Nietzsche écrivait en 1885: “Je juge un homme ou un peuple d'après la somme d'instincts redoutables qu'il peut déchaîner en lui sans en périr, en les utilisant au contraire à son profit pour fructifier en actes et en œuvres…” Les temps sont accomplis: l'homme et le peuple annoncés par Nietzsche sont venus. A nous de les dominer et de les vaincre, à nous de reconstruire un monde où ils ne pourront plus se déchaîner sans attirer sur eux la foudre.

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François MAURIAC, “Le Règne de la peur et l’Adoration de la force,” Mauriac en ligne, consulté le 18 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/602.

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