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Le régime du brigandage et l’Ordre européen

Référence : MEL_0603
Date : 14/04/1940

Éditeur : Paris-Soir
Source : 18e année, n°6053, p.2
Relation : Notice bibliographique BnF

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Le régime du brigandage et l’Ordre européen

Il faut que chacun comprenne enfin que dans cette partie formidable, il constitue l'enjeu lui-même, avec sa famille, sa maison, son champ, ses titres de retraite, ses assurances sociales

L’Europe, depuis quatre ans, vit sous le régime du brigandage. Mais ce régime n'est supportable pour personne –pas même pour les brigands qui l'ont instauré. Cette guerre quelle qu'en soit l'issue, imposera donc un ordre à l'Europe. Car la terreur a son ordre aussi; car le crime lorsqu'il est conçu par certains cerveaux, prétend devenir constructeur.
Je ne crois qu'à demi à cet état d'esprit d'Apocalypse que Rauschning prête aux nazis. Le chaos n'est pas leur but; ils le suscitent, mais ils n'ignorent rien du monde idéal qu'ils prétendent reconstruire avec les décombres. “Pour qu'un sanctuaire nouveau surgisse, écrit Nietzsche, il faut qu'un sanctuaire ait été détruit, telle est la loi.”
La pensée qui nous soutient, nous Français et Anglais, dans cette lutte sauvage, c'est que notre victoire organisera l'Europe, l'unifiera. Cette même pensée soutient aussi les Allemands.
Mais l'organisation qu'ils méditent a de quoi faire frémir. Un historien a dit de la Grèce ancienne que “la seule unité politique qu'elle ait jamais réalisée, c'est la triste unité d'asservissement sous Rome, maîtresse du monde.” Ce n'est pas assez de dire que la paix allemande ne rappellerait que de loin la paix romaine!

La seule unité politique qu'il soit possible d'attendre pour l'Europe d'une Allemagne victorieuse, c'est l'asservissement à tous ses degrés, depuis l'exploitation méthodique jusqu'à l'absorption brutale.
Certes, l'ordre régnerait dans un Occident où non seulement les biens mais les personnes seraient prises de guerre. A mon sens, les transferts de populations auxquels nos esprits s'accoutument, offrent un caractère plus horrible que les plus horribles massacres: l'être humain n'est plus même considéré comme une victime que l'on immole, mais comme un objet pris, laissé, déplacé, transporté.
Ce malheur que nous voyons, que nous touchons, qui atteint les hommes que-nous avons connus, avec qui nous avons dîné naguère autour d'une table fleurie, dans le doux éclat des lustres, ce malheur-là nous concerne personnellement, nous menace tous, riches ou pauvres. C'est cela même qui est en jeu. Notre sort n'est pas différent de celui de nos ancêtres dont les Huns ou les Maures assiégeaient la ville.
“Passés au fil de l'épée ou réduits en esclavage”, ces vieilles formules de nos manuels d'histoire expriment pour nous une réalité de la vie quotidienne, une menace possible, et même proche, pour peu que nous faiblissions.

Lorsque nous serons vainqueurs et donc sauvés, nous mesurerons mieux cette régression effroyable à quoi l'humanité occidentale se trouve exposée, à cette minute précise où j'écris. Le chaos n'est pas le pire; mais une certaine paix, un certain repos, ce calme du désespoir, ce silence des nations bâillonnées. La Tchécoslovaquie ne crie pas, l'ordre règne à Varsovie, comme à Prague, comme à Vienne. Il règne encore, ce matin, à Oslo et à Copenhague. C'est cet ordre-là que l'Allemagne médite d'étendre à tout l'Occident.
Quelle place y tiendrait la Russie de Staline, l'Italie de Mussolini? Cette même qui leur serait assignée par les maîtres du monde, et pas une autre. Mieux traités peut-être (et encore, peut-on imaginer l'Allemagne victorieuse résistant à une tentation?) les deux alliés n'en devraient pas moins obéir.
Voilà des thèmes de réflexion qu'il faut soumettre à certains esprits simples qu'ont touchés ce slogan communiste: “La guerre a été un prétexte pour enlever aux ouvriers les avantages qu'ils avaient acquis.” C'est à ne pas croire, et c'est pourtant vrai que cela se dit, se répète dans certains milieux, tant les pauvres hommes ont de peine à s'élever au-dessus de ce qui les touche immédiatement! Ce qu'il faut que chacun comprenne enfin c'est que, dans cette partie formidable, il constitue l'enjeu lui-même, avec sa famille, sa maison, son champ, ses titres de retraite, ses assurances sociales.

Que les écoliers apprennent par cœur dans les écoles l'avertissement que nous donnait Edouard Daladier, dans son allocution du 29 janvier dernier: “ Hitler vainqueur ne traite pas avec les nations qu'il a soumises, il les détruit. Il leur enlève toute existence politique et économique et cherche même à les dépouiller de leur histoire et de leur culture. Il ne les considère que comme un espace libre, un territoire vacant sur lequel il a tous les droits. Les êtres humains qui constituaient ces nations ne sont pour lui que des troupeaux: il ordonne leur massacre ou leur migration. Il les contraint de faire place aux conquérants. Il ne prend même pas la peine de leur imposer des tributs de guerre, car il s'empare de toutes leurs richesses et, pour prévenir tout retour du destin, pour mater à l'avance toute révolte, il décime leurs, élites et poursuit scientifiquement leur dégradation physique et morale.”
On ne peut faire tenir en moins de mots les principes mêmes de l'ordre nouveau que l'Allemagne nazie médite d’imposer à l'Europe. Les avantages sociaux que la guerre nous a enlevés, la victoire nous les rendra. Mais la défaite nous prendrait tout ce qui nous reste, et une autre chose encore, notre bien le plus précieux dont trop de Français ont détourné aujourd'hui leur regard: leur âme, ce qui constitue leur dignité, ce qui assure à chaque être humain le droit d'être traité comme une personne.

L’ordre allemand, basé sur la notion du peuple vainqueur maître absolu des peuples inférieurs et dominés, apporterait à beaucoup d'entre nous la révélation terrifiante de ce qu'est un monde régi par des maîtres qui ne croient pas aux âmes. Lorsque, durant la dernière guerre, l'Allemagne forgea cette expression abominable mais révélatrice: le matériel humain, elle entrevoyait déjà [– – –] qui est devenu le principe même de son action: qu'on peut traiter les esprits comme on traite la matière. Et si les Allemands acceptent cette abomination pour eux-mêmes, jusqu'où n'iraient-ils pas quand ils l'appliquent aux peuples vaincus?
La France, le pays le plus humain, le pays humaniste par excellence et où l'homme est la mesure de tout, est aux prises avec un ennemi qui soumet à sa technique les êtres sans les différencier des choses. C'est dans ce contraste qui éclate aux yeux de tous, que nous trouvons notre justification et cette assurance de vaincre, cette certitude qui ne sera pas trompée.

Mais, vainqueurs de l'Allemagne, nous n'en serons pas pour autant dispensés de défendre la personne humaine, car elle est attaquée aujourd'hui à l'intérieur de chaque nation et fléchit partout sous les exigences de l'Etat moderne. Nous devrons, nous qui prétendons nous battre pour les valeurs chrétiennes, montrer enfin quelque logique dans notre conduite, et ne plus nous efforcer de détruire durant la paix, le christianisme, seul garant de la personne humaine et dont, durant la guerre, nous nous sommes faits les champions. Par notre seule victoire, nous aurons déjà fait reculer l'adversaire le plus redoutable de l'homme né chrétien, cette Allemagne dont le triomphe eût été le comble de l'infortune, puisqu'il aurait détruit l'espérance sur la terre. Car aujourd'hui, même aux heures les plus sombres, les pays asservis peuvent encore se dire: La France et l'Angleterre sont là.” Mais le jour où les démocraties seraient réduites à l'impuissance, il ne resterait plus aux esclaves que de lever les yeux vers le ciel; et encore cela même, peut-être, leur serait interdit.

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François MAURIAC, “Le régime du brigandage et l’Ordre européen,” Mauriac en ligne, consulté le 19 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/603.

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